« Une ligne entraîne l’autre, toujours… je dessine quelque chose qui me donne subitement l’idée de dessiner quelque chose d’autre qui me donne aussitôt l’envie de dessiner, etc. Voyez-vous, je dessine, puis je réfléchis. Pour moi, c’est une activité littéraire, morale. »
Saul Steinberg

11.3.11

L’opinion d’Alain sur cette même affaire

Toutes ces années à l’étranger n’ont rien changé à la donne. Je me suis imaginé avoir passé dix ans en Tasmanie, de préférence dix années les plus ennuyeuses qui soient afin de ne jamais les regretter et d’éprouver le temps qui passe. Vieille affaire. Éternelle, me dites-vous ? Soit.
Il me faudra, la prochaine fois, aller plus loin encore pour donner le temps au monde de faire sa révolution.
Je me décidai d’aller voir mon frère. Je serai curieux de savoir s’il est casé, Maurice, comme le répétaient nos parents à part eux, à l’envi, aux amis autour d’un apéritif, aux voisins par-dessus la palissade, aux inconnus dans le tramway, inquiétude qui nous revenait aux oreilles, d’abord aux miennes car celles de Maurice, bien que florissantes, ne s’occupaient alors que de musique.

Maurice n’habite plus boulevard de la Liberté. Je parie pour celui de l’Égalité. Je connais Maurice. Là, on m’indique qu’ils avaient déménagé (pluriel) boulevard de la Fraternité. Cette invite est de bon augure.
J’ai fait tous les numéros, dans le désordre, je ne suis pas si pressé qu’il faille se soumettre à la dictature arithmétique. Je suis repassé plusieurs fois par les mêmes, car ma mémoire est pour partie restée en Tasmanie, à l’aéroport international d’Hobart, quand il s’est agi de payer un supplément de bagages.
Le boulevard n’était bordé que d’immeubles de faible hauteur, excepté un. Maurice avait choisi d’être original. J’aurais dû m’en douter. La piété familiale se mesure au nombre d’étages sans ascenseur. J’aurais pu les maudire, je les bénis en fin de compte. J’apprécie le sentiment de s’élever. Mon mal de jambe, une espèce de poignard dans les mollets qui me transperça entre les deuxième et troisième étage, me fortifia dans ma démarche. Ces dix ans de Tasmanie m’avaient profité.
La longueur de l’ascension aurait dû me permettre d’échafauder un plan, comme une marche qui succède à une autre pour former un escalier. J’ai compté ces mêmes marches, cent quarante-quatre, et me trouve pris au dépourvu au moment de frapper à la porte, jusqu’à ce que je me souvienne de notre code surgi des profondeurs des âges malgré dix ans de Tasmanie. Je toque donc sur le rythme du thème de la 5e symphonie de Beethoven, bienheureux que ce soit précisément celui-là, n’en sachant d’autres.
Ces retrouvailles se présentent bien. Je n’ai pas le temps de m’interroger si je faisais chou blanc que la porte s’ouvre, une porte bien graissée qui permet à Maurice d’apparaître devant moi, irréel. Il en fit une drôle de tête en dévisageant son cher frangin qu’il croyait perdu dans une constellation disparue, voire pas encore annoncée.
Avant que Maurice sorte de sa sidération, une voix m’invite à entrer, une voix bien timbrée qui prononce Alain en appuyant sur le A. Elle se présente, Léa, en appuyant sur le a et en me bisant la joue. Je me félicite d’avoir soigné mon rasage mieux qu’à l'accoutumer.
La pièce est claire, sous les combles, un intérieur d’artiste, un nid d’amour. Léa est toute réjouie. Un léger incarnat marque ses pommettes. La taille fine, les seins petits, de longs cheveux de geai s’évadant en cascade d’un bandeau étoilé, un long nez bosselé par un orfèvre, et bien que j’aie lu quelque part que ce genre de description était de la sous-littérature, je suis incapable de me rapprocher davantage d’un bon portrait. Une autre façon serait de dire que Maurice a de la chance. Peut-on dire pour autant qu’il est casé ?

Léa me propose son fauteuil. Je l’accepte sans manières. Un chat, tout noir à l’exception de ses extrémités comme s’il avait trempé ses pattes et son museau dans du lait à sa naissance, l’avait investi entre-temps. Il m’accepte sans manières. Maurice est ailleurs, je l’avais oublié, j’avais oublié l’objet de ma visite. Il n’a jamais été causant, soit-disant pour faire la balance avec moi. Mon chapeau, soumis dans ses mains à un mouvement circulaire, en est la victime, à en perdre la tête. S’il savait que je ne suis plus aussi causant après dix ans de Tasmanie.
Le chat comble ce vide de tout un assortiment de ronrons. Léa, délicieux amphitryon, me propose de prendre quelque chose, sous-entendu à boire, je présume. Je lui réponds que je prendrais comme Maurice, ayant toujours répondu en petit frère que je faisais comme mon grand frère. C’est comme ça que je me suis retrouvé à boire du chocolat chaud, comme un gamin. J’ai juste trempé les lèvres. Nous avons bien ri.
Léa m’apporta bientôt quelque chose de plus corsé. Faute de pouvoir décoincer Maurice — je penche pour une querelle de couple auquel cas ma visite leur proposerait une trêve providentielle — je m’étais plongé dans la lecture du roman que Léa, de toute évidence, était en train de lire.
« Si je savais seulement quelqu’un à qui emprunter, pensait-il. Mon frère Klaus ? Ce serait manquer à l’honneur ; j’aurais l’argent, mais aussi la tristesse et les réprimandes à voix douce. Il y a des gens qui pensent d’une façon trop belle pour qu’on puisse leur demander de l’argent ? Si je connaissais quelqu’un dont l’estime me serait un peu égale. Non, personne. »
J’ai lu à haute voix. C’est un vieux truc qui marche à tous les coups, leur ai-je dit, pour briller en société, de prendre au hasard un passage d’un livre, la Bible, Bibi Fricotin ou les recettes de la mère Poulard, qui, comme par hasard décrirait la situation présente.
L’auteur se nomme Walser. Léa me reprend car j’ai prononcé Oualsère et non Valsère, en appuyant sur le a. Il me fait l’effet d’être un peu dingue dans son genre, un doux dingue comme on dit. Elle me le confirma. Je n’en ai jamais rencontré de pareils en Tasmanie. Là-bas, dis-je à Léa, et à Maurice toujours sur son rocher, les dingues de cette espèce se font dézinguer en cinq sec. Maurice aussi ne résisterait pas longtemps non plus. Je préfère garder cette réflexion pour moi. Je ris pour la masquer, tout en félicitant Léa pour ses lumières.
Le chat loue mes épaules et mes genoux en me payant de ronrons toujours plus passionnés. Cette atmosphère aurait tendance à me faire oublier que je venais vérifier l’existence de mon frère et, à travers lui, de la mienne propre. À moins qu’il ne soit cette pierre noyée dans l’ombre, je ne suis pas convaincu. S’il est cette pierre, que suis-je moi-même, aujourd’hui, au retour de dix ans de Tasmanie ?
Tout en les remerciant de leur accueil munificent, pas moins, je prétexte d’un agenda chargé pour prendre congé.

Je n’ai pas compris comment je me suis retrouvé à la tête d’un semblant de fortune en billets de cent balles sans passer par le casino. C’est au moment de régler le taxi, à l’aéroport, que j’en saisis la portée. Buenos Aires est annoncé. Une correspondance pour San Carlos de Bariloche ne fait aucun doute.