« Une ligne entraîne l’autre, toujours… je dessine quelque chose qui me donne subitement l’idée de dessiner quelque chose d’autre qui me donne aussitôt l’envie de dessiner, etc. Voyez-vous, je dessine, puis je réfléchis. Pour moi, c’est une activité littéraire, morale. »
Saul Steinberg

11.3.11

La psychorigidité d’une vieille fille

Léa ne lit jamais dans les transports en commun puisqu’elle lit seulement le samedi (sans compter les vacances) où elle ne prend jamais les transports en commun. Elle y invente des romans éphémères ou se récite des romans éternels.
Léa fit une exception avec Dimitri Roudine car, dit-elle à Maurice qui la regardait d’un air de hibou, elle n’entendait pas si jeune se complaire dans la psychorigidité d’une vieille fille.
Elle l’oublia sur le banc d’un abribus.


« Natalia devait chaque matin lire avec elle des livres d’histoire, de voyages et d’autres œuvres instructives. Daria Mikhaïlova les choisissait, paraissant suivre une ligne de conduite. En réalité, elle ne faisait que donner à sa fille tout ce que lui envoyait un libraire français de Pétersbourg, sauf, naturellement, les romans de Dumas fils et Cie. Daria Mikhaïlova lisait elle-même ces romans. Mademoiselle Boncourt jetait des regards sévères et navrés derrière ses lunettes, quand Natalia lisait ces ouvrages d’histoire : d’après les conceptions de la vieille fille française, toute l’histoire était remplie de faits licencieux. Il est vrai que tous les grands héros de l’antiquité, seul le nom de Cambyse était resté dans sa mémoire, on ne sait pourquoi, et quant aux époques modernes… elle se souvenait uniquement de Louis XIV et de Napoléon qu’elle exécrait. Mais Natalia lisait aussi des livres dont mademoiselle Boncourt ne soupçonnait même pas l’existence : elle connaissait par cœur Pouchkine.
La jeune fille rougit légèrement en rencontrant Roudine.
— Vous allez vous promenez ? lui demanda-t-il.
— Oui… nous allons au jardin.
— Puis-je vous accompagner ?
Natalia regarda mademoiselle Boncourt.
— Mais certainement, monsieur, avec plaisir, se hâta de répondre la vieille fille.
Roudine mit son chapeau et sortit avec Natalia. »

Le samedi précédent, Léa avait lu ce passage à Maurice.
— Tu viens Maurice, je vais t’acheter un chapeau.

Sachant que jamais ni Maurice ni Léa ne sortaient faire une course le samedi.