MAURICE & LÉA: Chaque lundi à midi et quart Maurice voit son psy en cachette de Léa

Mode d'emploi

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Bien que le feuilleton soit achevé, il n’en continue pas moins à respirer dans la colonne intitulée Bibliothèque d’emprunts de Maurice et Léa, surtout de Léa, quelques étages plus bas.

La version originale, celle du feuilleton, est toujours disponible à cette adresse : herody.blogspot.com

Bibliothèque d’emprunts de Maurice & Léa, surtout de Léa

Cependant, je ne me souciai pas beaucoup de la bibliothèque familiale qui était également éparpillée à travers la maison — quatre séries différentes d’Encyclopédies de la Jeunesse et une, très volumineuse, pour adultes, qui montait d’étagère en étagère le long d’un escalier pour aller crever son appendice dans le grenier. À en juger par les romans qui se trouvaient dans le boudoir des Mrs. Goldsworth, sa curiosité intellectuelle était très étendue, allant de l’Ambre au Zen. Le chef de cette famille alphabétique possédait également une bibliothèque, mais elle consistait surtout en ouvrages de droit et en un tas de dossiers aux titres bien en évidence. Tout ce que le profane pouvait trouver d’instructif et d’amusant était un album relié en maroquin dans lequel le juge avait collé avec amour l’histoire de la vie et les photos des gens qu’il avait envoyés en prison ou condamnés à mort […]

Vladimir Nabokov, Feux pâles

19 octobre 1942

Selma Eisinger, âgée de dix-huit ans, m’a promis le livre La Maison et le monde de Rabindranath Tagore qui était en sa possession. Pour le moment il est chez Edy Weiss.

25 octobre 1942

Dimanche…

Je n’ai pu obtenir le livre que Selma m’avait promis pour aujourd’hui. Il avait été, entre-temps, utilisé comme papier à cigarettes.

Arnold Daghani, La tombe est dans la cerisaie

Naturellement, l’inimitié contre son frère fraîchement anobli jouait là un rôle particulier. Le désir de nuire à ces « crapules à la solde des princes », à ces Greiffenmüller, lui donna une idée singulière dont cet inculte lansquenet aurait dû être à cent lieues : publier les mémoires de sa mère, la bienheureuse Johanna Müller. Il éprouvait une joie démesurée à penser que la famille von Greiffenmüller ne pourrait obtenir la confiscation du livre au profit du Brandebourg qu’au prix de dépenses et de difficultés considérable. C’était sans le seul rapport qu’il eût à la chose imprimée. En tout cas ce possible effet d’un livre lui inspira un tel respect qu’il exhorta ses fils à fréquenter l’école. « On ne peut jamais savoir à quoi une chose est bonne dans la vie — fût-ce la lecture et l’écriture ! », répétait-il souvent.

Walter Mehring, Les Müller, une dynastie allemande

Je ne quittai pas ma chambre de plusieurs jours. Un soir, je fixai du papier collant aux fentes de la porte et de la fenêtre et ouvris le robinet de gaz. J’en approchai mon matelas taché par les puces, mais, comme je m’y étendais un livre tomba de l’étagère branlante sur la tête. Il faillit me casser le nez. Je me levai, fermai le gaz et arrachai le papier collant. De tous les ratages, un suicide raté est le plus gênant à rapporter. Le livre qui me tomba sur la tête était le Deuxième Livre brun, « Dictionnaire contre Goering », qui contenait l’histoire du procès du Reichtag. On n’aurait pu imaginer dénonciation plus brutale de la méprisable inanité de mon attitude. Je devais avoir heurté l’étagère ; sinon, ce fut un miracle opéré par la dialectique.

Je mentionnerai, en faveur de la théorie du miracle, que j’ai été sauvé à plusieurs reprises par les objets tombant sur mon crâne. Le dernier exemple eut lieu quelques jours avant l’occupation de Paris, alors que je me cachais de la police. Adrienne Monnier, cette admirable femme de lettres, me donna refuge chez elle. J’étais épuisé et m’étendis sur un divan avec un livre, pris au hasard dans sa bibliothèque. Ainsi couché, je tenais le livre au-dessus de ma tête lorsqu’un petit objet aplati tomba de ses pages sur mon front. C’était un trèfle à quatre feuilles séché qu’on avait mis, des années auparavant, dans ce volume. Mlle Monnier, qui vit tomber le trèfle sur moi, s’approcha du divan et m’embrassa entre les yeux. « Maintenant je sais, dit-elle, que vous vous en tirerez sain et sauf. »

Arthur Koestler, Hiéroglyphes

Le plus beau jour de ma vie

— je devais avoir cinq ou six ans –

fut celui où papa me fit un peu de place

sur l’une des étagères

pour y ranger mes livres. […]

C’était un rite de passage,

une cérémonie initiatique :

celui dont les livres tiennent debout

n’est plus un enfant,

c’est déjà un homme.

J’étais comme mon père. Mes livres

tenaient droit.

Amoz Oz (extrait lu le 30 décembre 2018)

Cher Genia !

J’ai fini par obtenir de Maria Nikolaevna le Gogol de maman que Nadia et moi repêché, il y a deux ans, dans le barda de papa, et que nous avions demandé de conservé.

Si tu veux garder ces livres chez toi, je te les rendrai, mais il me semble que je les ai, pour ainsi dire, “mérités” : 1) en tant qu’“écrivain” et 2) dans la mesure où j’ai déjà sauvé de la ruine le Pouchkine et d’autres livres de maman, et où, si je n'avais pas retiré un jour le Gogol, il se trouverait encore à présent dans le panier de grand-père. En attendant, au revoir !

Si le Gogol t’est cher, je te le rendrai immédiatement.

Ton Ossia

Ossip Mandelstam, Lettres

Un peu plus tôt, des membres de l’Expédition avaient visité la Grande Bibliothèque d’Islande dont les murs verts et transparents donnaient sur la mer ensoleillée. Il y avait là des ateliers, des mess, mais aussi des centres d’opération, empilés jusqu’au sommet de la grande falaise, au moins une douzaine de niveaux. Sur les rayonnages de la bibliothèque figurait Le Livre du spath d’Islande, décrit couramment comme « rappelant la Ynglingasaga mais avec des différences », et qui contenait des récits familiaux depuis la découverte et l’exploration du minerai éponyme jusqu’aujourd’hui, y compris un récit au jour le jour de l’Expédition actuellement en cours, traitant même des jours qui ne s’étaient pas encore écoulés.

Thomas Pynchon, Contre-jour

Le dictionnaire ne se trouve plus sur les rayonnages des Grâmatu antikvariâti, les librairies d’occasion de Riga que je passe au peigne fin depuis vingt ans. Rien non plus du côté des receleurs en ligne. Quelqu’un l’a-t-il numérisé, je en sais pas, je ne trouve pas. Si, quand même, j'exagère, j'ai découvert l'autre soir sue Vita T. en avait un exemplaire tout à fait neuf — en cas de coup dur, tu me dépannerais, Vita, j’en suis sûr, pour un temps au moins ? — sur le rayonnage, dans le coin à droite en entrant dans le salon de l’appartement qu’elle loue rue du Marteau à Bruxelles, parmi d’autres dictionnaires, utilitaires et manuels dans toutes les langues étrangères qu’elle utilise au quotidien, français, anglais, russe, peut-être aussi arabe ou néerlandais.

Bibliuguiansie, Nicolas Auzanneau

J’appris un jour qu’on pouvait trouver du travail en débarrassant de leurs ruines les vestiges de la bibliothèque de l'Institut Français qui avait été atteint par les bombardements. C’est la bibliothèque universitaire qui s’occupait de ce sauvetage. Comme toutes les bibliothèques du pays, elle était fermée au public et relevait de l’administration centrale allemande, mais elle conservait son personnel qui, payé au-dessous du minimum vital, luis restait attaché malgré tout : les bibliothécaires constituent une race spéciale capable de se nourrir de leur amour pour les livres. Une fois engagé dans l’équipe employée à charger et à transporter les caisses, je ne voulus plus quitter la Bibliothèque, car je pouvais ainsi lire à mon aise et rapporter chez moi des masses de livres en diverses langues. L’occasion de devenir portefaix m’avait été donnée par la volonté du nouveau directeur allemand des bibliothèques, un slavisant qui avait décidé de ne jamais aller au front quelle que fût la durée de la guerre. Aidé par son conseiller, unPolonais nommé Pulikowski, il avait été élaboré un plan gigantesque dont l’exécution demandait au moins dix ans et devait rendre tous deux indispensables à leur poste. Ce plan, d’une logique inattaquable, prévoyait de trier le contenu des trois plus grandes bibliothèques et de transporter de l’aune aux autres, en voitures à chevaux, des milliers de volumes de façon que l’une contienne désormais seulement les collections polonaises, la seconde des éditions en langues étrangères et la troisième des ouvrages sur l’art, la musique et le théâtre. Cette entreprise revenait à vouloir déplacer le mont Blanc et, par son caractère systematisch, correspondait bien à la nature du régime régnant dans le G.G., à cette réserve près qu’elle ne faisait pas couler de sang.

Une autre Europe, Czeslaw Milosz

Comme les films et le théâtre, les livres nous faisaient vivre à l’heure des pays occidentaux. On traduisait et publiait en hâte les succès internationaux d’édition, en se fondant plus sur le snobisme des choses étrangères que sur la qualité. Je passais de Jack London et de Kipling à Joseph Conrad, pour tomber sur un fouillis où voisinent Emil Ludwig. Stefan Zweig, Ilya Ehrenbourg (alors en émigration), Upton Sinclair, Thomas Mann et des auteurs soviétiques comme Bris Pilniak, Babel ou Kataïev. De petits éditeurs de Varsovie, industrieux, jetaient aussi sur le marché une masse de romans à quatre sous traduits de façon ignoble.

Une autre Europe, Czeslaw Milosz

Je suis allé au heder à l’âge de quatre ans, on apprend d’abord l’alphabet ; je suis resté là un an et demi, je crois, après on m’a amené chez un autre rebbe qui enseignait déjà un petit peu la Bible. Puis quand j’ai appris presque toute la Bible, on m’a amené chez un troisième, qui commençait à enseigner le Talmud.

J’étais le dernier de onze enfants, ma mère voulait que je devienne rabbin. Bon, je serai rabbin. Ça a duré comme ça jusqu’à l’âge de quatorze ans. Et puis, je en sais comment, on m’a fait lire du Jules Verne, Le Tour du monde en quatre-vingts jours, traduit en yiddish. Vous savez, à la fin, il dit que Phileas Fogg s’est trompé de jour parce qu’il avait voyagé dans le sens où la terre tournait. Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? La terre ne tourne pas, c’est le soleil qui tourne autour de la terre. Vous vous rappelez, quand les Hébreux doivent entrer à Jéricho avant que le soleil se couche : c’est écrit dans le texte. Moïse a arrêté le soleil. Alors je me demandais : qui dit la vérité ? Je savais que Jules Verne était un très bon écrivain, un grand écrivain. Je me suis dit : « Ça n’est pas possible, puisque Moïse a arrêté le soleil ; il n’a pas arrêté la terre. »

Henri L., Mémoires juives, présenté par Lucette Velensi et Nathan Wachtel

Là où je l’ai vu le plus souvent, mon père, c’était dans son sanctuaire, la bibliothèque. C’était une pièce inspirant le respect, qui lui allait très bien. Les quatre murs étaient couverts de livres du sol au plafond, ce qui me remplissait d’un sentiment de paix profonde. Je n’avais l’autorisation d’y aller que lorsque mon père s’y trouvait et à condition d’âtre sage et discrète. Nous restions alors assis côte à côte sur le canapé de velours bleu sombre, lui tenant un livre ouvert, moi les mains serrées sur mes genoux. Parfois il m’entourait de son bras et m’embrassait sur la tempe ou sur les cheveux. Il s’entretenait avec moi , gravement, comme si j’était une adulte, ou bien il me faisait la lecture. Je ne comprenais pas grand-chose mais c’était d’une beauté prenante. Au fond, tout ce qu’il disait et faisait était d’une beauté prenante.

Angelika Schrobsdorff, Tu n’es pas une mère comme les autres

Mais si les prêtres prohibent le dessin d’humour, ils ancrent en George Herriman un vorace appétit de lecture, lui faisant aborder le œuvres classiques qui apparaîtront régulièrement dans ses comics. en cours de grec, Herriman lit les fables d’Ésope, récits animaliers qu’il revisitera dans ses premiers comics, comme Krazy Kat. Herriman lit Shakespeare à l’école, et aura l’occasion d’assister à des conférences publiques et soirées spéciales Shakespeare, dont une représentation par Frederick Warde, qui en 1912 interprète Richard III dans ce que l’on considère comme le premier film américain survivant. Herriman bâtira ensuite des gags sur des citations shakespeariennes et intègrera de l’anglais élisabéthain dans le langage de Krazy Kat.

Michael Tisserand, George Herriman, une vie en noir et blanc.

Aujourd’hui, si je devais remonter dans le passé enrichi surtout en un domaine — celui de la conscience du présent — et retracer exactement les entrelacs de mes pas, alors je remarquerais certainement son visage qui m’est devenu si familier grâce aux instantanés. Lorsqu’on s’imagine en train de remonter le cours du passé avec le présent en contrebande, il est amusant de voir à quel point il serait étrange d’y rencontrer, en des endroits inattendus, les prototypes de nos connaissances d’aujourd’hui, si jeunes et si fraîches, qui, dans une sorte de folie lucide, ne nous reconnaissent pas ; ainsi, par exemple, une femme qu’on aime depuis hier apparaît en jeune fille, debout presque à côté de nous dans un train bondé, tandis que le passant fortuit qui nous demanda de lui trouver son chemin quinze ans plus tôt dans la rue travaille à présent dans le même bureau que nous. Parmi cette cohue du passé, à peine une douzaine de visages acquerraient cette importance anachronique : des cartes mineures transfigurées par le rayonnement de l’atout.

Vladimir Nabokov, Le Don

Micha se défoulait avec ses patins. Grâce à ses entraînements secrets du matin, il était devenu fort en patinage. Et il s’était pris de passion pour la lecture. Déjà avant, il dévorait tout ce qui lui tombait sous la main, mais Anna Alexandrovna lui donnait à présent de livres magnifiques : Dickens, Jack London…

À neuf heures pile, tante Guénia émettait un ronflement d’une puissance chevaline, après quoi elle ronflait discrètement et avec régularité jusqu’au matin. Minna se couchait encore plus tôt et, après s’être affairée un instant, s’endormait très vite. Micha se faufilait alors dans la cuisine et se gavait de lecture sous l’ampoule communautaire. Il ne se fit pas prendre une seule fois. Tout en triturant ses boutons d’acné bien durs, il se plongeait dans des livres pour adolescents qui n’avaient rien à voir avec l’effervescence de son corps.

Ludmila Oulitskaïa, Le chapiteau vert

Ma bibliothèque n’était pas grande mais invraisemblable et incohérente, ce qui lui conférait finalement une richesse à mes yeux. Elle se composait de vieux livres que l’on me donnait, de ce que je pouvais moi-même récolter en frappant aux portes et d’ouvrages que des parents m’avaient rapportés en rentrant de voyage. Il y a quelques Le Donannées, après mon passage à l’école coranique, j’en ai accentué le désordre, en décollant les couvertures de certains pour les coller sur d’autres, créant ainsi un brouhaha insonore, un amalgame qui augmente la combinaison possible des textes et donc leur sens. Une sorte d'autodafé inédit, démiurge. Comme si je jetais les romans en l’air et qu’ils retombaient riches de nouvelles pistes, par le hasard de rencontres et de collusions entre titres vierges récits orphelins. Le conte devenait mille contes et la nuit mille et une nuits.

Kamel Daoud, Zabor (ou Les psaumes)

En août, il s’est mis en tête de lire des livres qui lui faisaient envie plutôt que ceux qu’il avait détesté à la fac, et il a commencé à emprunter avec enthousiasme des pelletées de bouquins à la bibliothèque municipale de Victoria. Pourtant, de retour de l'estuaire, même la prose la plus séduisante s’asséchait avant d’avoir atteint son cerveau et se changeait en un bla-bla inepte qui menaçait de le terrasser d’ennui. À ce stade, Everett avait suffisamment pratiqué l’introspection pour prendre la mesure du problème : durant ses années de militantisme, il était devenu accro à un type de lectures si pugnaces et provocatrices que sa capacité à apprécier la littérature en solitaire s’était atrophiée. Il a tout tenté pour la récupérer. Il a lu à voix haute — mais s’est senti encore plus seul. Il a demandé à Corey MacVee de l’enfermer dans un placard avec un roman et une bouteille d’eau pendant une bonne partie de la journée — et a fini par pisser par terre. Il a essayé de lire en marchant, en mangeant, en ramant dans son canot, en conduisant et même ne se suspendant tête en bas pour obliger le sage à irriguer son cerveau. Rien à faire. « Je souffre d’anorexie littéraire ! », s'est-il résolu à gribouiller dans son journal.

David James Duncan, Les Frères K

Il y avait encore autre chose. Qu’est-ce que Dewey avait derrière la tête à être aussi charmant : tenait-il à reprendre leurs rapports passés là où ils les avaient laissés ? Corde, son sac en plastique blanc plein de cigarettes à la main, sentit cette possibilité fondre sur lui d’un passé aussi éloigné qu’une vie antérieure sur terre. C’était presque une autre vie. Étaient-ce là les mêmes garçons qui avaient vadrouillé à travers Lincoln Park, poètes et philosophes enfoncés sous leurs pull-overs ; qui achetaient du pop-corn caramélisé au zoo, qui s’adossaient à la réplique du drakkar viking pour se plonger dans Socrate à travers Phèdre, ou dans Rilke à Paris ? Depuis ce temps-là chacun d’eux était mort au moins trois ou quatre fois. Il s’agissait bien d’une autre existence terrestre.

Saul Bellow, L’hiver du doyen

« Oh, ces écrivains, ils en ont des idées incroyables ! Ils réussissent à faire se battre des montagnes !

— Tout ça, c’est de la frime, répondait Yarmy. Ils restent assis sur leur chaise, ces idiots, la plume à la main,et bâtissent des châteaux dans les nuages. En réalité, ils ne seraient même pas capables d’additionner deux et deux.

— C’est parce qu’ils ont étudié la Torah, ajourait Keila. Se plonger dans la Guemara, ça aiguise l’imagination.

Isaac Bashevis Singer, Keila la Rouge

Elle laissa tomber une fleur que Roy avait prise pour un gardénia, mais qui était une rose blanche, agrafée à sa robe.

Lorsqu’il la lui rendit, ses yeux s’agrandirent médusés, comme si elle l’avait déjà vu quelques part ; mais elle compris qu’elle se trompait et il vit avec horreur une expression d’ennui passer sur son visage. Assise de l’autre côté du couloir, elle alla chercher au fond de son sac un briquet et un paquet de cigarettes. Elle en alluma une et, croisant ces jambes à vous brise tous les cœurs, se mit à feuilleter Life.

Bernard Malamud, Le Meilleur

Les deux lecteurs arrivèrent à la fin d’avril. Le docteur Papenheim mit en leur honneur son costume bleu. Ils étaient grands, minces, le front empreint d'une spiritualité profonde. Rilke faisait l’objet de leur vénération. En les découvrant à Vienne, Papenheim avait tout de suite été sensible à la mélodie morbide qui vibrait dans leur voix, il avait été envoûté. Cela faisait sept ans, peut-être davantage. Depuis, il ne pouvait se passer d’eux. Au début, leur déclamation n’avait pas éveillé d’écho, mais ces deux dernière années, quand les auditeurs eurent discerné cette mélodie secrète, ils en furent grisés. Mme Zauberblit eut un soupir de soulagement : « Ils sont arrivés ! »

Ils étaient jumeaux et, avec le temps, leur ressemblance s’était tellement accentuée qu’on les confondait, mais ils ne lisaient pas de la même façon. La maladie avait changé leurs voix différemment. L’une, douce, apaisante, la quintessence d’une voix. L’autre, claire, tranchante.

Aharon Appelfeld, Badenheim 1939

Mais ce n’était pas la première ni la dernière fois que, démuni face à une situation dont l’issue était incertaine, je me tournais vers la lecture pour apaiser mes frayeurs et empêcher le monde de s’écrouler autour de moi. En 1960, à moins de cent mètres des murs du Vatican, j’avais passé toute le soirée, seul dans la salle d’attente d’un médecin italien anonyme, à lire un roman d’Edith Wharton pendant que, derrière la porte du cabinet du médecin, à l’autre bout de la pièce, celle qui était alors ma femme se faisait illégalement avorter. Une fois, dans un avion dont un des moteurs dégageait une fumée assez épaisse, j’avais entendu la voix effroyablement calme du pilote nous annoncer où et comment il avait l’intention de se poser et je m’étais très vite dit : « Toi, tu te concentres sur Conrad », et j’avais continué à lire Nostromo, tout en gardant à l’esprit l’insolente idée qu’au moins je mourrais comme Jérusalem sain et sauf, alors que j’étais aux urgences cardiologiques de l’hôpital de New York, un tube d’oxygène dans le nez, entouré d’une née de médecins qui suivaient avec attention l’évolution de mes fonctions vitales sur des écrans, j’attendais que le décision de me déboucher les artères soit prise en lisant, non sans un certain plaisir, les blagues contenues dans La Bellarosa Connection de Saul Bellow. Le livre auquel on s’accroche dans les moments où l’on s’attend au pire est un livre qu’on aurait sans doute du mal à résumer de manière cohérente, mais on n’oubliera jamais que '’on s'y est accroché.

Philip Roth, Opération Shylock

Je passai presque trois heures tout seul dans cette salle de classe. Au lieu de sauter par la fenêtre pour atterrir dans la cour et me sauver, au lieu d’ouvrir tout simplement la porte de la pièce qui n’était pas fermée à clé pour voir s’il était possible de m’en aller comme j’étais venu, je finis par retourner à mon siège du deuxième rang et que je m’y assis pour faire ce que j’ai toujours fait dans ma vie professionnelle : essayer d’abord de réfléchir à la manière de rendre crédible une histoire un peu tirée par les cheveux, sinon totalement ridicule, et ensuite, après me l’être racontée, trouver des arguments solides pour me défendre contre ceux qui s’estimeraient offensés et liraient dans cette histoire une intention qui aura peut-être moins de rapport avec la perversité de l’auteur qu’avec la leur. Les écrivains comprendront ce que je veux dire : mis à part le contraste entre ce qui était peut-être en jeu ici et les horreurs que cela m’amenait à imaginer, il me semblait qu’il n’y avait pas une très grande différence de situation entre me préparer dans cette salle à raconter mon histoire à celui qui m’interrogerait et attendre de voir la critique que fera de mon dernier livre le plus bête, le plus maladroit, le plus superficiel, le plus débile de tous les crétins bourrés de mauvaises intentions qui traînent dans ce métier où des abrutis sans aucune oreille et incapables de sentir la moindre nuance passent leur temps à aligner des clichés qu'ils appellent critiques de livres. Il n’y a pas grand espoir de se faire comprendre. Qui ne penserait qu’il valait peut-être mieux sauter par la fenêtre ?

Philip Roth, Opération Shylock

Avant de quitter la maison d’étude, il prit au hasard un livre sur une étagère. Il l’ouvrit au milieu et le consulta comme son père avait l’habitude de faire quand il hésitait à prendre une décision. L’ouvrage, constata-t-il, étaient Les voies de l’éternité, par le rabbin Leib, de Prague. Sur la page droite, Yasha lut un vers tiré des Écritures : « Il ferma les yeux afin de ne pas voir le mal », qui était suivi de l’interprétation talmudique : « Un homme tel que celui-ci ne regarde pas les femmes tandis qu’elles s’affairent à leur ablutions. » Péniblement Yasha traduisit les mots hébreux. Il en comprit la portée : il faut s’imposer une discipline. Si un homme ne regarde pas, il ne convoite pas et, s’il ne convoite pas, il ne pèche pas. Mais s’il rompt la discipline, s’il regarde, il finit par violer le Septième Commandement. Yasha n’avait eu qu’à ouvrir le livre pour y trouver le texte qui s’appliquait exactement au problème le plus brûlant pour son esprit.

Isaac Bashevis Singer, Le Magicien de Lublin

Je m’étais mis à lire de plus près La Montagne magique, très lentement, aussi lentement que je cautérisais. Dès le début du livre, les réflexions de Joachim, le cousin tuberculeux de Hans Castorp, m’avaient saisi et comme arrêté. Castorp est à peine arrivé qu’il songe déjà à repartir, « dans trois semaines ». Joachim lui répond : « Ah bon ! Tu étais déjà en train de repartir en pensée ? Tu sais , “rentré dans trois semaines”, ce sont des idées d’en bas. On en prend des libertés avec le temps des gens, tu ne peux pas t’en faire une idée. Trois mois sont pour eux comme un jour. Tu le verras bien. Tu apprendras tout cela. On change de conception, ici. » Je relisais ce passage et quelques autres chaque matin après la douche, Bach et la promenade, tandis que la première des poches alimentaires me nourrissait pour quatre heures. Je les relisais comme une ouverture ou une prière : Joachim et Hans étaient devenus beaucoup plus proches de moi, plus intimes, que ceux qui, en entrant ici, je ne parle même pas des autres, venaient du « monde d’en bas » et bien vite y retournaient.

Philippe Lançon, Le Lambeau

Hésitant encore à le réveiller, Adán Buenosayres observa la pagaïe qui entourait le dormeur : sur la table de chevet reposait un grand livre, ouvert comme une bouche ; en face du miroir sévère, quatre chaises étaient disposées de façon extraordinaire, comme si y avait siégé, la nuit passée, un conclave de fantômes ; traînant par terre, un cahier où s’étirait l’écriture élégante du dragon ; ici, deux chaussettes abandonnées conservaient, tenaces, la forme du pied humain ; là, un chiffon aux couleurs indéfinissables bandait l’œil unique d’une lampe de chevet. Et surtout des livres, où que l’on regardât, des livres jonchant le sol, empilés contre les murs, des tomes dispersés comme par la patte d’un lion, des volumes dont la science saignait par les reliures crevées, des in-folio fouettés comme des bêtes de somme.

Leopoldo Marechal, Adán Buenosayres

Après ma première communion, j’ai reçu quelque argent de ma tante Pauline de Paris et j’ai commandé les « Classiques » Hatier. J’ai écrit à la maison Hatier, rue d’Assas, pour que l’on m’envoie tous les classiques dont la liste figurait sur la quatrième de couverture. J’ai alors lu Prométhée enchaîné, d’Eschyle, c’était fabuleux. J’ai lu Auguste Comte, mais je n’ai pas immédiatement compris son importance, que l’on ne mesure toujours pas aujourd’hui, alors qu’il est à mon avis un auteur capital. J’ai reçu aussi du Stuart Mill, et là franchement, je l’ai méprisé !

Marcel Conche, Épicure en Corrèze

J’ai l’impression, en lisant cette page, d’avoir lu certains de ces mots, et des phrases presque identiques, que j’ai vues ailleurs, me reviennent à l’esprit. Il me semble même que cette feuille parle de quelque chose dont on a déjà parlé ces jours-ci… Mais je ne me souviens pas de quoi. Il faut que j’y pense. Peut-être me faudra-t-il lire d’autres livres.

— Pourquoi donc ? Pour savoir ce que dit un livre vous devez en lire d’autres ?

— Parfois, oui. Souvent les livres parlent d’autres livres. Souvent un livre inoffensif est comme une graine, qui fleurira dans un livre dangereux, ou inversement, c’est le fruit doux d’une racine amère. Ne pourrais-tu pas, en lisant Albert, savoir ce qu’aurait pu dire Thomas ? Ou en lisant Thomas, savoir ce qu’avait dit Averroès ?

— C’est vrai », dis-je plein d’admiration. Jusqu’alors, j’avais pensé que chaque livre parlait des choses humaines ou divines, qui se trouvent hors des livres. Or je m’apercevais qu’il n’est pas rare que les livres parlent de livres, autrement dit qu’ils parlent entre eux. À la lumière de cette réflexion, la bibliothèque m’apparut encore plus inquiétante.

Umberto Eco, Le Nom de la rose

Depuis la tour Artice jusques à Cryere estoieient les belles grandes librairies en Grec, Latin, Hebrieu, Françoys, Tuscan, et Hespaignol : dispaties par les divers estaiges selon iceulx langaiges. Au mylieu estoit une merveilleuse viz, de laquelle l’entrée estoit par le dehors du logis en un arceau large de six toizes. Icelle estoit faicte en telle symmetrie et capacité, que six hommes d’armes la lance sus la cuisse povoient le front ensemble monter jusques au dessus de tout le bastiment. Depuis la tour Anatole jusques à Mesembrine estoient belles grandes galleries toutes pinctes des antiques prouesse, histoires et descriptions de la terre. Au milieu estoit une pareille montée et porte comme avons dict du cousté de la riviere.

François Rabelais, Gargantua et Pantagruel

Quant aux livres auxquels il attachait le plus d’importance, leur énumération n’est pas longue et je les connaissais par des remarques de Roithamer qui revenaient sans cesse et dans lesquelles il avait établi une relation avec ces livres ; au fond c’était toujours les mêmes : Montaigne, Hegel, Schopenhauer, Ernst Bloch et parce qu’il croyait se reconnaître en eux, les écrits de Wittgenstein qui était issu de la même région que Roithamer et avait toujours été un observateur attentif de la région de Roithamer ; toujours il s’agissait uniquement des quelques œuvres philosophiques et littéraires, en petit nombre, sur lesquelles il avait apposé son paraphe et qu’il avait toujours près de lui, peu importe où il ait séjourné et travaillé ; il y en avait si peu qu’il les avait à tout instant dans son sac de voyage et qu’il pouvait les emporter mais il fallait qu’elles fussent constamment à portée de la main.

Thomas Bernhard, Corrections

[…] durant de longues périodes de ma vie et avant tout en Angleterre où vraisemblablement j’avais seulement été parce que Roithamer y était, je n’avais absolument plus été capable de penser ma propre pensée, mais seulement la pensée de Roithamer, Roithamer lui-même avait très souvent remarqué qu’il était inexplicable et donc par surcroît insupportable pour lui d’être obligé de me voir, au minimum soumis sinon livré au pouvoir de sa pensée, le suivant dans tout le cours de ses idées, qui n’appartenaient à personne d’autre que lui, peu importe où elles se dirigeaient ; il avait très souvent remarqué que moi, en tant que ma pensée, j’étais toujours là où il était en tant que sa pensée et qu’il me fallait prendre garde à ne pas renoncer à moi-même car un sujet pensant comme moi, qui cesse de penser en lui-même ses propres pensées mais qui pense à l’intérieur d’une autre pensée qu’il maîtrise et admire ou également qu’il n’admire pas mais qu’il maîtrise par contrainte, un tel sujet pensant court le danger perpétuel de se tuer et de se dévitaliser par cette pratique continuelle de la pensée de l’autre.

Thomas Bernhard, Corrections

Notre rendez-vous a eu lieu dans un restaurant de la place de la Virreina, dans le quartier de Gracia. Fillol, la trentaine, pas très grand, brun et émacié, avec une barbe clairsemée et des lunettes d’intellectuel, m’est apparu comme un de ces Argentins qui semblent avoir lu tous les livres et avoir vu tous les films et qui préfèrent qu’on leur coupe une main plutôt que d’avoir recours à un cliché.

Javier Cercas, L’Imposteur

Quelques mois avant mes six ans, au jours de la plus grande luminosité sous nos latitudes, maman a entrepris de me donner les moyens de lire. L’alphabet, puis les premières syllabes, puis encore, doucement, en me servant du lait chaud et des tartines de miel doux-beurre-salé sur son extraordinaire pain juste sorti du fourneau. Je me souviens parfaitement d’appétit de comprendre et de difficultés qui me décourageaient.

Alors vint un matin miracle. Le bout de phrase compris, l’adéquation entre une image et quelques mots que je suivais du bout du doigt, m’ont à la fois explosé et submergé.

J’étais alors assez pur pour ignorer la prouesse ; non, j’ai juste compris que je comprenais que le monde m’était offert.

Pierre Landry, Trois épiphanies (William Blake and Co.)

Quand j’eus terminé les gaufrettes, elle épousseta la table et prit un petit livre épais dans la bibliothèque. J’avais lu Un conte de deux villes et le jugeais à la hauteur de mes exigences en tant que roman sentimental. Mme Flowers l’ouvrit à la première page et, pour la première fois de ma vie, j’entendis de la poésie.

— C’était la meilleure et la pire des époques…

Sa voix se glissait dans chaque mot, le contournait, l’explorait. Elle chantait presque. J’aurais voulu regarder les pages. Étaient-ce les mêmes que j’avais lues ? Ou y avait-il des notes, de la musique sur des portées comme dans un livre de cantiques ? Les sons commencèrent à se déverser doucement en cascade. Je sus, pour avoir entendu des milliers de prédicateurs, qu’elle arrivait au bout de sa lecture, et je n’avais pas vraiment entendu, pas entendu au point de comprendre le moindre mot.

— Ça te plaît ?

L’idée m’effleura qu’elle attendait une réponse. J’avais encore sur la langue le goût sucré de la vanille et dans les oreilles sa merveilleuse lecture. Je devais parler.

— Oui, madame, dis-je.

C’était le moins que je pouvais faire, mais aussi le plus.

Maya Angelou, Je sais pourquoi l’oiseau chante en cage

Kappler souriait, parlait de l’usage des vipères en politique, Kappler, le démocrate absolu, disait à Lilstein de lire Lénine et Staline parce qu’il pensait que cela le sauverait, Lilstein était un jeune être cultivé qui fonçait vers le communisme en pensant de temps en temps aux aisselles de la bonne et en regrettant une histoire de carabine à air comprimé, Kappler voulait qu’il fût armé :

« Ne soyez pas non plus un de ces imbéciles qui répètent vipère lubrique chaque fois qu’un socialiste prend la parole. »

Hédi Kaddour, Waltenberg

Les années passent. Est-ce pour célébrer le premier, le second ou le troisième anniversaire de sa réclusion que le scaphandrier entreprit d’édifier dans le parc une réplique en miniature des Montagnes de la Lune ? Ou bien en hommage à Lucienne d’Anvers, dont le bateau, jadis, avait porté le nom du Ruwensori ? Ou dans l’attente vaine d’une visite d’Anne Portland ? Toujours est-il qu’il ne lui fallut pas plus de huit semaines pour dresser dans la clairière, au point de rencontrer des allées sablées qui reliaient les pavillons entre eux, une montagne de terre, de cailloux, de branchages, de gravats et de résidus domestiques dont le sommet se perdait dans les nuages, aussi longtemps du moins que le brouillard matinal enveloppait le cime des arbres du parc.

Jean Rolin, L’or du scaphandrier

Et quand Alice se tenait au premier plan sur une banquette de train ou de voiture, ou même devant Jason sur une longue barque, l’objectif ne la quittait plus jusqu’à ce qu’elle l’oublie, le temps d’y consumer à la lumière les six et dix minutes de pellicule. Elle ne bougeait pas ou elle dormait ou elle regardait autour d’elle, elle jetait parfois un vague sourire à celui qui la filmait, ou elle s’irritait, lui tournant le dos pour parler à l’homme qui dirigeait l’embarcation, et j’étais pris entre l’ennui d’avoir à souffrir une vision médusée sur le vide et le rien, et le désir de revoir encore sur l’écran le tressaillement d’un trait ou d’une expression insoupçonnée sur le visage d’Alice, un plissement des yeux, une contraction à la commissure des lèvres, des doigts remettant une mèche derrière l’oreille, m’abîmant alors dans une contemplation attentive qui puisait sa force et son intensité dans l’infinie durée, me semblait-il, du même plan.

Luc Lang, Liverpool marée haute

Ton ami de Jeunesse est le seul ami que tu auras vraiment, car il ne te voit pas tel que tu es. Dans son esprit, il voit un visage qui n’existe plus, prononce un nom — Spike, Bud, Snip, Red, Rusty, Jack, Dave — qui appartient à ce visage sans existence, mais qui, par quelque confusion absurde et sénile de l’univers, se rattache maintenant à un étranger ennuyeux qu’on regrette d’avoir rencontré. Mais il se plie à cette confusion sénile, incontinente, de l’univers et continue d’appeler ce pénible étranger par le nom qui n’appartient vraiment qu’à ce jeune visage d’autrefois, à l’époque où sa jeune voix appelait faiblement par-dessus le bruit des flots en fin d’après-midi, murmurait la nuit près d’un feu de camp, ou disait au milieu d’une rue bondée : « Oh, écoute un peu ça : “Aux confins du Wenlock, anxieuse est la forêt… Le Wrekin a gonflé sa haute toison d’arbres.” » Ton ami de Jeunesse ne reste ton ami que parce qu’il ne te voit plus.

Et peut-être qu’au fond, il ne t’a jamais vu. Ce qu’il voyait n’était qu’un fragment du décor de ce monde merveilleux qui s’offrait à lui à cette époque.

Robert Penn Warren, Tous les hommes du roi

J’ai déjà dit que la demeure de Kova se trouvait dans la rue où j’avais habité pendant mon enfance. Selon mon calcul, j’avais atteint l’âge qu’avait mon père — de mémoire bénie — au moment où il habitait ici avec nous. Bien des années avaient passé depuis lors. Bien des souffrances avaient atteint nos têtes. Quand j’étais seul, il me semblait qu’ici rien n’avait changé. Une fois, je regardai dans le miroir et je frémis ; il me semblait voir dans le miroir l’image de mon père, et je me dis : Qu’est-ce ? mon père n’avait pas tant de barbe… je ne comprenais pas que c’était moi qui me tenais devant le miroir. S. J. Agnon, L’hôte de passage

J’étais seul entre les murs de la vieille maison d’étude. Les disciples des sages qui avaient médité la Tora étaient morts et étaient partis vers leur dernière demeure. Les livres qu’il y avait eus ici avaient disparu. Nous avions beaucoup de livres dans la vieille maison d’étude. J’en avais étudié quelques-uns. J’avais même ajouté des remarques dans les marges ; j’étais alors jeune, et je pensais qu’il m’état possible d’ajouter quelque chose à leur sagesse. Sur d’autres livres, j’avais pleuré, à la façon des petits enfants : quand ils ne peuvent atteindre quelque chose par l’intelligence, ils veulent le faire par les larmes.

Maintenant, de tous ces volumes, il n’en restait qu’un par-ci par-là. Où avaient-ils disparu ? Il est dit, dans le Livre des Hassidim, que les âmes ont des livres : les sages, qui ont enseigné pendant leur vie, le font encore après leur mort. Il est donc possible que les vieillards décédés aient pris avec eux leurs livres, afin d’étudier après leur mort. Et ils ont agi avec justice, car il n’y avait plus personne dans la maison d’étude, et personne n’avait besoin de livres.

Avant que ce petit nombre de livres ait disparu, je voulus jeter les yeux sur eux. J’en pris un et le lus jusqu’au bout. J’avais toujours pris un livre pour le laisser, puis un second que je laissais, comme si la sagesse contenue dans un seul livre ne me suffisait pas. Je vis soudain qu’un seul livre contient de quoi nourrir dix sages, et que sa sagesse n’est jamais épuisée. Même les livres que je savais par cœur me parurent nouveaux. La Tora a soixante-dix visages : avec le visage qui vous sert à l’approcher, elle vous répond.

S. J. Agnon, L’Hôte de passage

L’habitude d’écrire son journal s’est ranimée à Charleston. Bunny a veillé tard à écrire le dernier soir de l’année, et Duncan est revenu avec un registre acheté dans Lambs Conduit Street. Le triste, c’est que nous n’osons pas nous faire confiance les uns les autres pour nous lire mutuellement nos cahiers ; ils gisent, telles de vastes consciences, dans nos tiroirs les plus secrets. Clive, à propos, a égayé Noël avec un petit livre de poèmes à la prose fantastiquement affectée, mais les vers très jolis et légers, selon moi (ce qui signifie que ce n’est pas tout à fait l’avais de L.). Clive sait faire son « petit hibou » avec efficacité. Toujours est-il que je préfère cela à la dernière production géorgienne, reliés en bleu, cette année, et qui héberge ce ridicule Squire.

Virginia Woolf, Journal (décembre 1917)

La dernière année… Nous nous retrouvions souvent au dîner. Nous parlions de livres, bien sûr. Nous lisions du samizdat ensemble. Le Docteur Jivago, des poèmes de Mandelstam… Je me souviens de nos discussions sur ce qu’est un poète. Sur le destin des poètes russes. Igor disait : « Un poète doit mourir jeune, sinon ce n’est pas un poète. Un poète vieux, c’est ridicule. » Là non plus, je n’ai pas fait attention… Je n’y ai pas attaché d’importance. D’habitude, les vers jaillissaient de moi à flots continus… Presque tous les poètes russes ont écrit des vers sur la Patrie. J’en connais beaucoup par cœur. Je lui récitais mon cher Lermontov : « J’aime mon pays natal, mais d’un amour étrange. »

Svetlana Alexievitch, La Fin de l’homme rouge

Les avocats et les médecins, ça ne fait qu’une seule et même plaie d’Égypte. Ils n’ont été créés — tous — que pour se contredire les uns les autres, comme le fait — révérence parler — la traduction araméenne à l’endroit du Pentateuque. Un mien ami m’a éclairé, un jour, sur l’attitude adoptée par le Targoum, c’est-à-dire la traduction araméenne. « Le Targoum, dit-il est un sacré farceur. Tout ce que dit le Pentateuque, il le déforme à plaisir. Tenez, je vais vous citer un exemple : La loi de Moïse dit : « Vayomèr », qui signifie : « Et il dit » ; le Targoun, lui, le traduit par « Véamar ». Et quand l’Écriture avance le mot « Lémor », qui signifie : « pour dire », qu’est-ce qui te pousse, Sieur Targoun, à mettre ton « Léménar » qui veut dire exactement la même chose ? » Vous saisissez ?

Ainsi les avocats.

Sholem Aleichem, Le gros lot

Chaque été, mon père sortait tous les ouvrages calligraphiés de la bibliothèque pour les aérer, avec une référence qui transparaissait dans son expression comme dans son attitude. Lorsque nous sommes partis pour Nanchang, nous avons dû laisser beaucoup de choses sur place, mais mon père ne pouvait se résoudre à abandonner ses livres, il en a emporté quelques-uns des époques Song et Yuan. Tous les ans, lorsque le soleil brillait avec le plus d’ardeur, la cour était ainsi recouverte de panneaux de portes où livres et calques de gravures obtenus par frottage étaient mis à sécher. Enfant encore ignorant des lettres, je savais seulement que les livres étaient une des belles choses de ce monde. Les calques étaient très grands, il fallait les déployer encore et encore avant que les caractères blancs sur fond noir se révèlent à la clarté du jour, ainsi la fameuse calligraphie de Yue Fei — « Que nos terres nous soient rendues ».

Rao Pingru, Notre histoire

Enfin, les armoires étaient les dernières à devoir affronter la fureur de l’hygiène sacrée. Ma mère vidait toutes les choses dont elle se souvenait. Ce fut à l’une de ces occasions qu’un jour nous ouvrîmes une porte. L’armoire était encastrée dans le mur et je crois qu’elle n’avait jamais été ouverte. Du mur sortirent des livres aux couvertures vieillies et craquelées qui renfermaient des millions de mots rangés sous forme d’histoires. Ma mère en prit un et se souvint tout à coup de la chose. Alors elle avança la main et me dit que je pouvais les regarder. Moi, le roi du papier, jusqu’alors maître dans l’art enfantin de remplir l’espace d’écritures, je me trouvai face à un trésor de mots déjà écrits, ordonnés. Ce Pessah-là fut vraiment la Fête, le retour du fils à la mère qui, après le lait de la prime enfance, lui fournissait une armoire pleine à ras bord d’histoires.

Ugo Riccarelli, Un nommé Schulz

Après l’école, je n’avais rien à faire, je traînais dans le hall de l’hôtel. Un jour, je tombai sur un roman bon marché intitulé Les Frères James. Je le saisis immédiatement et le lus d’une traite. À partir de là, je fus sans cesse en quête de ce genre de roman à dix cents. Je trouvai un endroit où il s’en vendait à la pelle. Quand j’en achetais, je m’arrangeais pour ensuite l’échanger avec un camarade. Et si personne n’en voulait, je le rapportais, et la vendeuse m’en donnait un à cinq cents. Ils étaient aussi passionnants, mais plus courts. Je les lus tous, les Old Sleuth, les Cap Collier, les Frank Reade et autres Kit Carson. Mon père me voyait faire et ne disait rien. Un jour, il m’apporta un exemplaire du Dernier des Mohicans, de Fenimore Cooper. Je le lus et fus guéri de façon définitive des romans à deux sous.

[…] La veuve me donna une malle remplie de livres qu’elle avait acceptés en guise de paiement. J’y dénichai un vieil exemplaire du Comte de Monte-Cristo, qui m’occupa de nombreuses nuits. Cette lecture aiguisa mon appétit. Je fis le tour des bouquinistes et mis la main sur les aventures de d’Artagnan, que je dévorai. Puis Les Misérables et le grand maître, Dickens. Ces romans enflammèrent tant mon désir de voyage, d’aventures et d’inconnu, que je finis par déprimer à longueur de journée.

Jack Black, Personne ne gagne

C’est à Vienne, avant sa chute, que j’ai possédé pour la dernière fois un foyer… Je m’y trouvais encore entouré par les livres provenant de la bibliothèque de mon père, et je leur devais de me sentir chez moi. […] Mais lorsqu’il me fallut à tout prix abandonner ma bibliothèque pour m’enfuir de Vienne, au milieu des hurlements des démons qui déversaient sur moi leur bave au fond de chaque ruelle, lorsque, évitant la racaille enragée, je me hâtai à travers les allées obscures du Parc, en direction de la gare de l’Ouest, et que je passai devant les doubles fenêtres au reflet morne de la pièce qui m’avait servi de bureau, de cabinet de lecture et de chambre à coucher, je compris le conseil des Anges à Loth, conseil qui vaut aussi pour tout exilé : ne te retourne pas, fût-ce une dernière fois, pour contempler Sodome et Gomorrhe.

Walter Mehring, Le bibliothèque perdue

« Mais maintenant il faut que tu viennes voir les livres ! Je ne suis pas sûr d’avoir toujours deviné tes goûts. Goethe, Schiller, Lessing — attends, là, qu’est-ce que c’est ? Grillparzer. L’autres ici, le rouge, c’est Rückert, je n’ai jamais rien lu de lui, mais toi sûrement. Voici tes chers poèmes de Heine. Là ici, c’est Lenau. Et en bas, le manuel de conversation, l’édition complète, avec les trois suppléments. Tu vas avoir de quoi lire, non ?

— Oui, merci. » Il était devant la vitrine de la bibliothèque d’ébène, à deux pas d’elle. Elle se sentait si loin de lui, elle pensait complètement exclu de dire jamais « mon mari » de cet étranger. Malgré les poêles qui brûlaient jour et nuit, elle avait froid.

Ernst Lothar, Mélodie de Vienne

Il ignorait tant de choses, mais comment savoir ? Il se mit alors, durant son temps libre, à fréquenter les librairies de Podol en quête de livres bon marché. Il acheta une Vie de Spinoza à lire durant des soirées solitaires au-dessus de l’écurie. La vie d’un autre pouvait-elle vous instruire ? L’histoire de la Russie surtout le fascinait. Il consulta des masses de libelles empilés sur les étagères des arrière-boutiques ayant trait au servage ou système pénal sibérien — comte rendu terrifiant caché sous un boisseau que le libraire lui avait indiqué d’un clin d’œil. Il lut aussi un récit sur la révolte et l’anéantissement des Décembristes, ainsi qu’un exposé passionnant sur les Narodniks, idéalistes des années 1870 qui, après s’être aveuglément dévoués aux paysans avec l’espoir de les inciter à provoquer une révolutions sociale, avait lâché le mysticisme paysan pour le terrorisme.

Bernard Malamud, L’Homme de Kiev

De l’autre côté de la route (à main gauche), court en permanence une longue ligne de collines basses, qui constitue en fait une colline ininterrompue ou une falaise sans faille, au sommet aplati, espèce de saillie rocheuse que l’on pourrait prendre pour une muraille en ruine. Je crains que le lecteur ne s’agace de me voir tout le temps faire référence au paysage italien, comme s’il constituait la mesure de la beauté de tous les autres. Mais je crains encore davantage de ne pouvoir fournir d’excuse à cette habitude et de ne devoir la laisser dans sa nudité coupable. C’est une habitude sans raison, mais le lecteur s’est depuis longtemps aperçu que mon voyage n’en avait pas davantage et que je livre mes impressions telles que je les ai ressenties. Or j’ai ressenti, dans tout ce paysage, l’impression de quelque chose de transalpin, avec plus de chic et de fraîcheur, et beaucoup moins d’élégance et de langueur.

Henry James, Voyage en France

Qui aurait cru que, des latrines, sortirait un pareil génie ? Ton dernier récit, Au Phare, est magnifique, merveilleux. Tu l’as certainement volé à quelque grand écrivain. Je l’ai lu moi-même, puis j’ai demandé à Michka de le lire à haute voix, puis je l’ai fait lire à Maria et, à chaque fois, j’ai été convaincu qu’avec ce phare tu t’étais surpassé. Aveuglante étincelle dans les ténèbres de l’ignorance ! Un mot intelligent en trente ans de bêtise ! Je suis transporté, c’est pourquoi je t’écris, sinon tu aurais pu attendre longtemps une lettre de moi… (la paresse !). Le Tatar est grandiose, le petit père est bien, le directeur de la poste brossé en trois lignes, le sujet est trop sympathique, la forme ne te ressemble pas, elle a quelque chose de nouveau et de bien. Le début ne serait pas si convenu s’il avait été introduit quelque part au milieu du récit et morcelé ; Olia, comme toutes le femmes, ne vaut rien. Tu ne connais positivement rien aux femmes ! On ne peut pas, mon cœur, tourner éternellement autour d’un seul et même genre de femme ! Où et quand (je ne parle pas du temps où tu étais collégien) en as-tu vu des comme Olia ? Ne ferait-on pas preuve d’intelligence et de talent en plaçant à côté de gueules aussi merveilleuses que celles du Tatar et du petit père une femme sympathique, vivante (et non pas une poupée), une femme réelle ? Ton Olia est une offense à la grande toile de maître qu’est le phare.

Anton Tchekhov, lettre à son frère Alexandre, août 1887

Elle a grandi et s’est épanouie comme une « tendre rose », aurais-je dit si j’avais voulu m’exprimer dans la langue de vos romanciers qui s’y connaissent autant en floraison des roses qu’un Turc en récitation du kaddish. Très forts pour rester les pieds devant le feu en décrivant la nature avec forêt verdoyante, mer murmurante, dunes de sable et patiti et patata, et patin-couffin et fariboles. Je ne peux pas les voir en peinture, ces scribouillages, ils me donnent la nausée. Je ne les lis jamais ! Quand je prends un livre et que j’aperçois le soleil luire, la lune vagabonder, l’air embaumer, les oiseaux pépier, je balance le livre à tous les diables !

Sholem-Aleikhem, Guitel Pourishkevitsh et autres héros dépités (traduit du yiddish par Nadia Déhan-Rotschild)

Tu fais bien de lire des livres. Habitue-toi à lire. Avec le temps, tu apprécieras cette habitude. Madame Beecher Stowe t’a donc tiré des larmes ? Je l’ai lue autrefois et l’ai relue il y a six mois dans un but scientifique. Eh bien, j’ai éprouvé à cette lecture la désagréable sensation qu’éprouvent les mortels qui ont abusé de raisins secs ou de raisin de Corinthe. Le gros-bec que je t’avais promis s’est échappé et son lieu de résidence m’est à peu près inconnu. Je m’arrangerai pour t’apporter autre chose. Lis donc les livres suivants : Don Quichotte (version intégrale, en sept ou huit parties). C’est un bon livre. Une œuvre de Cervantès que l’on met presque sur un pied d’égalité avec Shakespeare. Je recommande à mes frères la lecture, si ce n’est déjà fait, du Don Quichotte et Hamlet, de Tourgueniev. Toi, petit frère, tu ne comprendras pas. Si tu veux lire un récit de voyage qui ne soit pas ennuyeux, lis La Frégate Pallas de Gontcharov, etc.

Anton Tchekhov, lettre à son frère Mikhaïl, 1879

Quant à notre cercle familial, il ne semblait que se renforcer au fur et à mesure des menaces. Les soirées nous trouvaient réunis autour de la table de famille : en sirotant des tisanes, on jouait au mentana, un jeu de cartes, on dessinait, on tricotait, on cousait, on bricolait. La lecture à haute voix tenait un grand rôle dans ces veillées. Le Ludwig Richter Hausbuch, un ouvrage de lecture, la collection des livres de contes de fées dont ma mère était férue, étaient une source inépuisable d’inspiration, parmi tant d'autres. Ce n’est qu’avec le plus grand respect que les volumes étaient tirés de la bibliothèque de mon père : la Vie en Alsace avec les dessins de Schnugg, la Springer Kunstgeschichte, un livre d’histoire de l’art, le grand volume des Fables de La Fontaine illustrées par Gustave Doré, l’énorme Atlas dans lequel nous suivions la mobilité du front.

Mes premières lectures étaient fournies par la Bibliothèque Rose, la comtesse de Ségur en l’occurrence. Mon premier livre d’images fut un album de Benjamin Rabier. Le Struwelpeter, les Pieds Nickelés, l’Espiègle Lili, Wilhelm Busch, le Familienbuch illustré par Richter faisaient bon ménage avec Hansi, Samivel, Gustave Doré. Mais c’est surtout le Petit Larousse dans sa reliure saumonées, ses pages roses, ses multiples vignettes et planches, qui nourrissaient mon imagination.

Tomi Ungerer, À la guerre comme à la guerre

À l’époque où Jonas et Daniel avaient encore le nez dans les bandes dessinées où alternaient des histoires de cow-boys, d’aviateurs et le monde plus ou moins incroyable de Walt Disney, Rakel était depuis longtemps passée à l’Arabie du Moyen Âge telle que décrite dans Les Mille et une Nuits, un livre qu’elle avait découvert dans une édition de luxe qui lui venait naturellement de tante Laura. Pas de Club des Cinq ni d’Alice pour Rakel ; elle ne jurait que par Les Mille et une Nuits, et peut-être est-ce la raison pour laquelle Jonas se méfia très tôt de la lecture, car il constata rapidement les effets inquiétants que les livres pouvaient avoir sur les gens.

Jan Kjærstad, Le séducteur (éd. Monsieur Toussaint Louverture, traduit du norvégien par Loup-Maëlle Besançon)

Il commençait à faire nuit. Ils étaient restés pendant un long moment sans rien dire dans le petit appartement étroit, froid et sans air. Papa était assis, la tête inclinée sur son bureau et Tyler arpentait la pièce ; il avait déboutonné sa tunique et la ceinture de son uniforme n’était pas attachée. Tyler fumait cigarette sur cigarette et lançait des regards maussades par-delà les carreaux de la fenêtre. Glenn, assis sur le canapé, essayait de lire un livre de Howard Pyle qu’il avait déjà lu temps qu’il était gosse. Les tuyaux du chauffage central se mirent à glouglouter. C’était Charley, le concierge, qui tripatouillait la chaudière, ainsi qu’il faisait chaque soir, vers six heures.

John Dos Passos, Aventures d’un jeune homme

À propos, vous avez négligé mon éducation depuis quelque temps. J’aimerais que vous me lisiez quelque chose. Laissez-moi choisir un livre.

À ces mots, elle s’approcha de la bibliothèque et promena son regard sur les volumes. N’importe quoi plutôt qu’une querelle, ou que l’étrange silence soulignant la distance qui les séparait. Elle prit un livre, puis un autre ; elle pensa ironiquement à sa propre certitude moins d’une heure auparavant ; sa certitude disparue, elle cherchait à présent à tuer le temps, sans savoir où ils se trouvaient, ce qu’ils éprouvaient, si William l’aimait ou non. La position de Mary lui semblait de plus en plus enviable — si tant est qu’elle fût conforme à ce qu’elle croyait — si tant est que la simplicité existât pour la fille s’une femme.

— Swift, dit-elle enfin, prenant un volume au hasard pour régler la question. Lisons un peu de Swift !

Rodney prit le livre et passa son doigt sur les pages sans rien dire. L’expression curieuse de son visage trahissait un conflit intérieur comme s’il pesait plusieurs choses entre elles sans parler avant d’avoir pris une décision.

Virginia Woolf, Nuit et jour

Au moment où il se levait pour aller chercher sa pièce Denham tendait le bras vers la bibliothèque qui se trouvait à portée de sa main et il prit le premier volume qui se présentait. C’était une petite édition, ravissante, de Sir Thomas Browne et, l’ouvrant à un passage qu’il connaissait presque par cœur, Denham s’absorba quelque temps dans sa lecture.

Rodney se rassit, son manuscrit sur les genoux. Il jeta à plusieurs reprises un coup d’œil sur Denham, puis il joignit le bout de ses doigts, et croisa ses jambes maigres au-dessus du garde-feu avec un bien-être évident. Finalement Denham ferma le livre et, le dos tourné à la cheminée, fit entendre quelques borborygmes qui semblaient se référer à Sir Thomas Browne. Il mit son chapeau, et, dominant Rodney toujours allongé dans son fauteuil, les pieds près du garde-feu, il annonça :

— Je repasserai dans quelque temps.

Rodney lui tendit le manuscrit en disant simplement :

— Comme il vous plaira.

Denham prit le manuscrit et s’en alla. Deux jours plus tard, au petit déjeuner, il découvrit avec surprise un petit paquet posé sur son assiette. Il trouva à l’intérieur l’exemplaire de Sir Thomas Browne qu’il avait feuilleté, avec une si vive attention, chez Rodney. Par pure paresse, il n‘écrivit pas pour remercier, mais il pensa plusieurs fois à Rodney avec sympathie, sans l’associer à Katherine, et décida de passer le voir, un soir, pour fumer la pipe en sa compagnie. Rodney était heureux de faire présent à ses amis des livres qu’ils aimaient. Sa bibliothèque s’appauvrissait régulièrement.

Virginia Woolf, Nuit et Jour

Elle monte sur une chaise pour atteindre d’autres livres de la bibliothèque des Tudor — elle, l’orpheline Lancastre —, elle fait tomber sur ses genoux de gros volumes sans titre qui sont des traités d’anatomie, la Vie des animaux d’Aristote, des poésies anciennes où il est question de fard à paupières, et d’autres livres, comme des dictionnaires, laissant s’échapper par le bâillement de leurs pages des bêtes à une seule corne.

Pierre Senges & Sergio Aquindo, Cendres, des hommes et des bulletins

Car bien qu’il s’agisse ici de questions sur lesquelles un biographe n’a pas grand avantage à s’étendre, il est assez clair pour ceux qui ont bien rempli leur rôle de lecteur, c’est-à-dire qui sont capables, à partir de minces indices semés ici et là, de reconstituer ce qui délimite et circonscrit une existence individuelle ; capables d’entendre une voix individuelle dans les allusions que nous murmurons ; de voir, alors même que nous n’en disons rien, à quoi ressemblait exactement cet individu ; de savoir, sans un seul mot pour les guider précisément ce qu’il pensait (et c’est pour de tels lecteurs que nous écrivons) ; il est clair, donc, que pour de tels lecteurs, qu’Orlando était un étrange mélange de multiples humeurs […].

Virginia Woolf, Orlando

La question des camps prit soudain toute sa dimension. Les Lettres françaises niaient, bien sûr, leur existence et leurs témoins affirmaient que c’était une pure invention. Entendre de mes propres oreilles un ancien ministre ou un savant mondialement connu, lauréat du prix Nobel, ou un professeur de la Sorbonne, la Légion d’honneur à la boutonnière, ou encore une écrivain célèbre prêter serment, puis affirmer qu’il n’y avait pas et n’y avait jamais eu de camps de concentration en URSS produisit sur moi une des impressions les plus fortes de ma vie. »

Nina Berberova, L’affaire Kravtchenko

Ce n’est pas par hasard que le piano, fétiche petit-bourgeois par excellence (ô banlieues dominicales, ô Laforgue !) ait été choisi pour devenir le symbole de la « révolution » dans le domaine artistique. La fascination exercée sur le « quartier général prolétarien » par l’esthétique putréfiée de la petite bourgeoisie européenne du XIXe siècle, pieusement recueillie et retransmise par l’Union soviétique, vint simultanément se manifester ce même mois dans le domaine de la peinture, le chef-d’œuvre proposé à l’admiration des masses étant une sirupeuse peinture à l’huile (à la margarine serait-on plutôt tenté de dire) représentant le “Jeune Mao Zedong sur la route de Anyuan”. Ainsi dans toutes les bonnes familles rouges pourra-t-on dorénavant accrocher au-dessus du piano révolutionnaire du salon, un révolutionnaire Bouguereau. L’ouvrage était d’une mièvrerie si sucrée et désuète, que l’une de ses innombrables reproductions diffusées vers l’Europe s’égara au Vatican, et fut accrochée pour un temps dans une salle d’attente pontificale par un ecclésiastique de bonne foi qui l’avait prise pour une gravure missionnaire.

Simon Leys, Les habits neufs du président Mao

“Très cher, très honoré monsieur Thomas Mann”, écrivit avec application un petit homme grave et sec un jour d’automne étonnamment chaud de novembre 1938. Il biffa tout aussi vite la phrase dans son carnet, se redressa du fauteuil à roulettes beaucoup trop bas et légèrement grinçant sur lequel il se trouvait depuis le début de l’après-midi, installé devant le bureau tout aussi bas de l’ancien office de son père, tendit plusieurs fois les bras en l’air et sur le côté comme pour la gymnastique du matin et fixa pendant deux ou trois minutes la bande étroite et sale de lumière en haut, sans cesse traversée par les chaussures et les jambes, les pointes de parapluie et les manteaux de passants de la rue Florianska.

Maxim Biller, Une requête de Bruno Schulz

Il paraît que Nicolas Gogol l’Inquiet, au lendemain de la publication d’un recueil déplorable (quelques poèmes assassinés), a couru trois jours dans Saint-Pétersbourg d’une librairie à l’autre pour racheter ses exemplaires et les brûler dans le feu du poêle : plus personne n’en parle (ce genre d’autodafé allait devenir une coutume). Trois jours aussi pour notre capitaine, moins de roubles en poche mais une inquiétude comparable, et le tour des librairies et des bibliothèques de New York à des milliers de kilomètres de Saint-Pétersbourg pour racheter tous les exemplaires de Melville usurpateur et les donner à manger à son chat — il veut dire par là : les éparpiller dans le vide-ordures. C’est un soulagement de courte durée : l’inquiétude se réveille dès le lendemain, pas besoin d’anathème pour se sentir menacé, il suffit de se tenir seul dans sa cuisine entouré d’un millions d’Achab de papier, plus épiques que lui, prêts à lui faire honte.

Pierre Senges, Achab (séquelles)

Achab est un mauvais lecteur, surtout à ses débuts, doté d’une mémoire trop courte, pauvre ou attachée à d’autres objets plus volages, par exemple le chant de tel oiseau d’une saison sur l’autre ; il est spontané, il est bref, sa lecture ressemble à un emportement soudain suivi d’une lassitude radicale, et à nouveau l’emportement — il devait ouvrir et refermer ses livres toutes les trois secondes, avec des mouvements d’éventail, ou plutôt de souffler. Personne ne l’a prévenu (personne n’étant là pour le faire : lui apprendre à poser des collets puis se saouler à la gnôle oui, mais déchiffrer ?) : du coup, dans les pages d’un livre, il ne s’est pas attendu à rencontrer en butant ces fichues métaphores (et un peu plus loin, un autre obstacle, un trope, et sinon des analogies, apparemment plus limpides, d’une candeur de discours de Mr Smith au Sénat — tout cela revenant au même, à ses yeux).

Pierre Senges, Achab (séquelles)

Odessa était de toutes façons la grande ville révolutionnaire, avec Pétersbourg. Je ne connais pas Pétersbourg, ni Moscou, et je ne reconnaîtrais sans doute rien d’Odessa si j’y retournais aujourd’hui (ce qui n’est pas mon intention). Mes souvenirs d’enfance et d’adolescence se sont peu à peu estompés, fondus dans mes lectures, amalgamés à mes idées les plus fondamentales, et à part quelques scènes caractéristiques qui sont peut-être, comme beaucoup de souvenirs anciens, des reconstructions, j’ai gardé peu de choses de toute cette période, sinon moi-même.

Pierre Pachet, Autobiographie de mon père

Et nous nous sommes réveillés gare de Lyon. Abrutis, incapables de reconnaître ce Paris des aurores grises, glaciales. Le café du bistrot, aussi mauvais qu’à Marseille. La chape des rues fermait également les visages. Valise à la main, nous avons retrouvé le métro, les changements jusqu’à la gare de l’Est, la foule morne. Notre Paris à nous, notre profond Paris, celui de notre adolescence profonde, avait sombré. Notre calcul — joindre les deux présents, d’hier et d’aujourd’hui — se révélait faux. Notre adolescence était bel et bien morte.

Boris Schreiber, Un silence d’environ une demi-heure

Ces points forts n’allaient pas jusqu’à illuminer les rues qui y conduisaient, n’empêchaient pas une crainte tenace en nous. Celle d’entendre Mademoiselle Benoît ordonner : « Boris, à toi de lire. » Il fallait, à vois haute, interpréter ou L’Avare ou Monsieur de Pourceaugnac. Cela aurait pu être un réel plaisir. Dans notre chambre nous lisons à voix haute, maintes fois. Les Petits Classiques Larousse nous fascinaient, Boris et moi, leur format, leur couverture violette. Mais depuis quelque temps, Boris et moi ne parvenons plus à prononcer un certain nombre de lettres. Surtout les r et les n. Les mots commençant pas l’une ou l’autre de ces deux lettres nous devenaient imprononçables. Et notre effort provoquait un bégaiement. Il disparaissait quand nous parlions avec maman. À table, avec Wladimir, les rares échanges nous permettaient de choisir les mots russes faciles à prononcer, qui ne commençaient ni par r ni par n. Grâce à quoi, nous pouvions cacher cette brusque anomalie à Genia et à Wladimir. Mais en classe ? Boris et moi n’avions pas le temps de choisir nos mots pour répondre à Mademoiselle Benoît. Et encore moins pour la lecture à voix haute.

Boris Schreiber, Un silence d’environ une demi-heure

Au coin de chez Mudie dans Oxford Street toutes les perles rouges et bleues s’étaient ramassées ensemble sur le fil. Les omnibus à moteur étaient bloqués. Mr. Spalding se rendant à la Cité regarda Mr. Charles Budgeon en route pour Shepherd’s Bush. La proximité des omnibus donnait aux passagers voyageant à l’impériale l’occasion de se dévisager. Cependant rares étaient ceux qui en profitaient. Chacun avait ses propres soucis en tête. Chacun avait en lui son passé enfermé comme les feuilles d’un livre qu’il connaissait par cœur ; et ses amis ne pouvaient lire que le titre, James Spalding, ou Charles Budgeon, et les passagers allant dans la direction opposée ne pouvaient rien lire du tout — sauf « un homme avec une moustache rousse », « un jeune homme en gris fumant la pipe ».

Virginia Woolf, La chambre de Jacob

Le ciel était d’un bleu radieux, la pluie avait lavé l’asphalte, et les merles chantaient dans les buissons. Devant l’entrée de la gare se dressait le réverbère auquel Franz avait dû s’accrocher jadis à son arrivée à Vienne. Il y avait combien de temps de cela ? Un an ? La moitié d’une vie ? Une vie entière ? Il ne put s’empêcher de trouver comique ce drôle de garçon qui s’était un temps cramponné à ce réverbère, avec cette odeur de résine dans les cheveux, ses chaussures toutes boueuses et quelques espoirs saugrenus dans la tête. Et soudain il réalisa que ce garçon n’existait plus. Il avait disparu. Balayé, emporté par le courant, dans le tourbillon de l’époque. Et tout ça était allé drôlement vite, se dit-il, peut-être même un peu trop vite, en somme. C’était presque comme s’il avait changé de peau avant l’heure, grandi trop vite. Comme s’il s’était pour ainsi dire dépouillé brutalement de son moi.

Robert Seethaler, Le tabac Tresniek

Il y a des jours auxquels l’espérance éternelle, ténue comme une ombre, donne des ailes. Alors le monde est comme une chambre garnie de ses meubles, alors le ciel est un profond peint d’une aimable peinture azurée, alors les montagnes sont comme des tapisseries blanches et vertes et, sur le tapis multicolore de la vie, tous les jouets roulent en faisant une musique d’une gracieuse niaiserie. Avec de semblables journées, le printemps s’étend souvent jusqu’au cœur de l’été et même jusqu’en automne, et ces jours dont nous sommes gratifiés, jours d’enfance au milieu de la vieillesse, touchants pour celui qui repense au passé sont le souvenir de quelque chose qui se trouve derrière tout jeu d’enfant, là où toute paix a son origine.

Hermann Broch, Le Tentateur

Il suffirait peut-être […] de noter une seule minute de la journée d’hier pour la retenir, afin qu’elle reste comme une balise dans l’écoulement qui entraîne par le fond ciels et montagnes, comme une balise dans les obscurcissements et les éclairages insensibles du flot qui nous traverse, si léger et si lourd — hautes et basses marées du temps. Mais je veux évoquer le souvenir de cette journée de mars, déjà distante de plusieurs mois, appartenant à l’hiver passé, à la fois lointaine et proche, lointaine comme la journée d’hier, proche comme l’enfance. Cela tient sans doute à ce que toute réminiscence authentique inclut également, au-delà de l’événement, la naissance et la mort, tandis qu’inversement seuls sont remémorés les événements décisifs pour toute la vie et qui la reflètent. Ce que saisit le souvenir, c’est un instant, qui souvent n’a absolument rien de significatif en lui-même.

Hermann Broch, Le Tentateur

Les jours passent. Condamné par les pluies, je papillonne devant la bibliothèque. Je râle aux livres croqués par le chien.

Car le chien méprise la littérature contemporaine. Il la flaire, il lui jette d’insignifiants coups de langue, il lui donne des avancées de truffe comme il fait aux pots de fleurs, aux abat-jour, aux chaises, aux tables basses. Jamais il ne la croque. Le chien préfère le dos des livres anciens, riches en colle et en odeurs de chats.

Jean-François Nivet, Le Voyage au Mont d’Or

Ces arbustes que j’avais vus dans le jardin, en les prenant pour des dieux étrangers, ne m’étais-je pas trompé comme Madeleine quand, dans un autre jardin, un jour dont l’anniversaire allait bientôt venir, elle vit une forme humaine et « crut que c’était le jardinier » ? Gardiens des souvenirs de l’âge d’or, garants de la promesse que la réalité n’est pas ce qu’on croit, que la splendeur de la poésie, que l’éclat merveilleux de l’innocence peuvent y resplendir et pourront être la récompense que nous nous efforcerons de mériter, les grandes créatures blanches merveilleusement penchées au-dessus de l’ombre propice à la sieste, à la pêche, à la lecture, n’était-ce pas plutôt des anges ?

Marcel Proust, Le Côté de Guermantes

Elle était silencieuse car elle avait grandi dans le mutisme d’un père toujours occupé à lire une seule et même prière autour de laquelle se tissait toujours le même silence. Et maintenant qu’ils partaient en pique-nique c’était presque pareil, et ce la lui plaisait. Petkoutine avait passé les rênes autour de son cou et lisait un livre tandis que Kalina bavardait : ils jouaient à un jeu. Si dans son bavardage elle prononçait un mot à l’instant même où il le lisait dans son livre, ils échangeaient les rôles et c’est elle qui continuait la lecture tandis qu’il parlait. Ainsi, quand elle montra du doigt un mouton dans le pré, et qu’il déclara qu’il était justement en train de lire le mot mouton, elle eut du mal à le croire et prit le livre pour vérifier.

Milorad Pavic, Le dictionnaire khazar

Le lecteur ne doit cependant pas être découragé par toutes ces recommandations. Il peut tout simplement sauter cette introduction et lire comme il mange : en se servant de son œil droit comme d’une fourchette, et de son œil gauche comme d’un couteau, et en jetant les os par-dessus l’épaule. C’est suffisant. Il pourra lui arriver de s’égarer parmi les mots de ce livre, comme ce fut le cas de Masudi, l’un des auteurs de ce dictionnaire, qui s’était perdu dans les rêves d’autrui sans pouvoir trouver le chemin du retour. Dans ce cas, il ne lui restera rien d’autre à faire que de partir du milieu, dans n’importe quelle direction, en défrichant son propre chemin. Il traversera le livre comme une forêt, de signe en signe, s’orientant d’après l’étoile, la Lune et la croix. Une autre fois, il le lira à la manière dont le faucon hobereau vole uniquement le jeudi, ou bien il pourra le tourner et retourner comme un « dé hongrois ». Ici, aucune chronologie ne sera nécessaire, ni respectée. Ainsi chaque lecteur créera son propre livre, comme dans une partie de dominos ou de cartes, recevant ce dictionnaire, comme un miroir, autant qu’il y invertira, car — c’est écrit dans ce lexique — on ne peut pas recevoir de la vérité plus qu’on y a mis.

Milorad Pavic, Le dictionnaire khazar (traduit du serbe par Maria Bejanovska), Le nouvel Attila

Et un lecteur, j’insiste, ça veut dire quelqu’un qui lit, non pas nécessairement qui juge. Au reste, je n’interdis pas qu’on me juge, mais si le lecteur brûle d’impatience, s’il se dessèche d’ennui, je le prie de n’en rien laisser paraître, je tiens à lui signifier une fois pour toutes que je n’ai que faire de ses bâillements, de ses soupirs, de ses vociférations à voix basse, de ses coups de talon sur le parquet, est-ce ma faute si j’ai un faible pour les gens polis ? Et notez que je ne vous demande pas de me lire vraiment, mais de m’entretenir dans cette illusion que je suis lu : vous saisissez la nuance ? — Alors, vous parlez pour mentir ? — Non, monsieur, pour parler, rien de plus, et vous-même faites-vous autre chose du matin au soir et pas seulement à votre chat ? Et un écrivain écrit-il pour une autre raison que celle qu’il a envie d’écrire ? Mais suffit. Que mon lecteur me pardonne si je n’aime pas qu’on me bourdonne aux oreilles quand je parle.

René-Louis des Forêts, Le Bavard

Heine, dans son livre sur l’Allemagne, parle d’un roman d’Armin, qui, je crois, n’a jamais été traduit dans notre langue. C’est l’histoire d’un jeune seigneur que tout est venu combler : une femme aimante, un fils, de fidèles amis… Tout cela pourtant, il le quitte un jour, et va courir le monde. Vingt ou trente ans plus tard, il revient. C’est le soir, un château illuminé, une précieuse assistance. Il s’y mêle, sans que personne le reconnaisse pour lui prêter attention. Il va de groupe en groupe à travers les salons, regarde, écoute, hésite. Cette femme encore belle sous ses cheveux gris, n’est-ce pas sa femme ? Et son fils, ce jeune officier ? Et son ami d’enfance, cet homme solennel ? Il le croit, il n’en ai pas sûr, il se sent inquiet. On dirait que tous ces gens — tous ces personnages — poursuivent un vieux rite dont l’esprit s’est perdu. Leurs gestes sont discrets et bien accordés, mais on ne sait à quoi ils répondent ; leurs murmures glissent à son oreille, sans qu’il y puisse trouver un sens. Il regagne le parc et s’éloigne lentement, perplexe, déconcerté, jusqu’à l’instant où il s’écrit : « Ah ! je sais. Ils sont morts. »

Marcel Arland, La consolation du voyageur

Ma grand-mère était assise sur un banc, à l’entrée de son jardin. Sans doute, l’estomac rongé, ne pouvait-elle dormir. Elle devait attendre que les heures passent, et la brûlure. Sur ses genoux, elle tenait un chat blanc, qu’elle caressait parfois ; et le chat s’étirait en pointant une patte griffue ; elle lui donnait alors une petite tape sur le museau et de nouveau croisait autour de la bête ses mains difformes. Je l’ai longtemps regardée, à quelques pas d’elle, dans l’ombre. Minuit vint. Tout le village semblait ramassé autour de nous : je le sentais, et l’air vif ou la tiédeur de chacun des quartiers, et les maisons abandonnées, le grand sapin près de la gendarmerie, entre l’église et l’école le couloir dallé où les pas ont une sonorité particulière, et toutes ces figures jadis connues ou rêvées, je ne sais plus, mêlées à moi et si vivantes que c’était encore pour moi, comme pour cette vieille femme peut-être, un air d’enfance.

Marcel Arland, La consolation du voyageur

Devant la librairie La Hune, Mélanie a dit : « On entre ! »

Il y a des jours où les livres sont mes ennemis. C’était un jour comme ça et j’ai dit : « Je reste un peu dehors. »

En vitrine, il y avait des photographies d’écrivains en noir et blanc, d’autres sépia.

J’ai toujours eu horreur des photographies d’écrivains. Elles me gâtent les livres.

Jean-François Nivet, Un été sous les collines (éd. Le Paresseux)

Il y avait bien des milliers de livres dans les bibliothèques de Wolfsegg, qui abrite cinq bibliothèques et, avec une régularité absurde, il époussetaient ces livres trois ou quatre fois l’an, mais ils n’avaient jamais lu ces livres de leurs bibliothèques. Ils conservaient ces bibliothèques dans un état impeccable afin de pouvoir les montrer à leurs invités sans avoir à en rougir et de pouvoir se vanter devant ces invités et exhiber leurs éditions précieuses, mais de tous ces milliers, voire dizaines de milliers de joyaux, ils ne faisaient personnellement jamais l’usage qui eût été naturel. Les cinq bibliothèques de Wolfsegg, quatre dans le bâtiment principal, une dans les dépendances, avaient été aménagées par mes arrière-arrière-grands-parents, mes parents n’y avaient pas ajouté un seul volume. On dit que l’ensemble de nos bibliothèque est tout aussi précieux que la bibliothèque du couvent de Lambach, célèbre dans le monde entier. Mon père ne lisait aucun livre, ma mère se bornait à feuilleter de temps en temps de vieux ouvrages de sciences naturelles, afin d’admirer les couleurs magnifiques des gravures qui ornent ces ouvrages. mes sœurs ne mettaient jamais les pieds dans les bibliothèques, sauf pour les monter à des visiteurs qui avaient exprimé le désir de voir nos bibliothèques.

Thomas Bernhard, Extinction Un effondrement

Après force tours et explorations du nez et de la patte, Flush très confusément finit par distinguer la silhouette de quelques meubles. La masse près de la fenêtre pouvait être une garde-robe ; à côté se dressait probablement une commode ; entre deux eaux, au milieu de la pièce, flottait ce qui paraissait être un guéridon cerclé de cuivre ; enfin surgirent, indécises, les formes d’un fauteuil et d’une table. Mais tout apparaissait curieusement travesti. Au sommet de la garde-robe veillait trois bustes pâles ; la commode était surmontée de rayons à livres ; les rayons se dissimulaient sous des placards de mérinos rouge ; la table de toilette portait une couronne d’étagères ; et, juchés sur les étagères, elles-mêmes juchées sur la table de toilette, veillaient encore deux autres bustes. Rien ici n’était soi ; tout était autre chose. Même le store de la fenêtre n’était pas un simple store de mousseline, mais une étoffe peinte qui représentait un château, avec des grilles et des bouquets d’arbres entre lesquels marchaient des paysans. Pour ajouter à cette confusion, quelques miroirs faussaient encore un monde déjà faux, et faisait apparaître, au lieu de cinq, les dix bustes de dix poètes et quatre tables au lieu de deux. Le comble fut, pour Flush terrifié, d’apercevoir soudain, yeux brillants, langue frétillante, un autre chien qui le regardait, à demi tourné, par une brèche dans le mur. Flush, stupéfié, s’arrêta. Flush, empli de crainte avança.

Virginia Woolf, Flush, une biographie

Je suppose qu’à défaut d’être très gai, c’est un endroit pratique pour un rendez-vous. J’avoue toutefois qu’après un trajet de six cents kilomètres et encore presque trois cents devant nous, j’opte volontiers pour le côté pratique. Un gros centre commercial à North Portland Harbor, dans l’Oregon, à la sortie de l’autoroute, tout près d’un pont. Ce qui était autrefois une galerie marchande est aujourd’hui un endroit sans vie. Les murs blanchis à la chaux et les stores rayés ont mal supporté les caprices du temps. Les massifs sont désormais des plantes en pot, les poubelles débordent, les portes sont fermées par des chaînes. Les vitrines ont été taguées avec des bombes de peinture blanche. Il serait même triste d’imaginer que ces lieux pourraient être hantés : je détesterais être un fantôme et errer parmi ces présentoirs vides et ces cintres inutiles.

Jonathan Evison, Les fondamentaux de l’aide à la personne revus et corrigés

Mai 68. J’ai 3 ans et demi. J’habite la « pointe de Chaville ». La route qui passe sous les fenêtres de mon immeuble est celle qu’ont prise les char que De Gaulle a envoyés aux portes de Paris fin mai. J’ai le souvenir très net de les avoir vus passer (et que ma mère avait très peur). Aujourd’hui je me demande quand même si je n’ai pas vu cette scène tout bêtement à la télé. En tout cas, c’est mon plus ancien souvenir.

Jean-Christophe Menu, Pilote spécial Mai 68, 2008

Oui, je le sais, chaque mur chaque pierre de la chaussée est un traquenard, chaque homme est un traître, chaque mot une perfidie. Mais que faire ? Ne vaut-il pas mieux vivre par minutes, par parcelles de minutes. J’ai les pieds étendus, ils se reposent, je suis heureux. Et je ne me souviens de rien. Nous passons, nous passons. Sur les vitres poisseuses passent de sombres images, passent des maisons plates ; elles se développent, s’enfuient vers la nuit et se referment, leurs fenêtres clignent ; puis des clos, des champs tristes et noyés ; des villages sombres dorment enfoncés dans les trous et ensemble tout le paysage s’en va de biais, court vers l’horizon noir. Des champs froids courent couverts de gelée, les forêts endormies et humides dansent en cercle, entourent les collines et nous les lancent dénudées du fond de leur froid nocturne. Mais toute cette solitude glaciale elle est dehors, nous, nous ne faisons que passer, enfermés dans notre chaleur. Quelle force, quelle Sigourantza peut nous arracher de notre cage volante. Nous sommes enfermés dans une citadelle de paix qui nage si doucement, comme si nous ne vivions plus, comme si la vie s’était soudain arrêtée.

Nous glissons comme s’il n’y avait rien derrière nous et comme si rien ne nous attendait devant. Nous ne faisons que glisser, que passer, sans poids, sans résistance.

Michel Matvéev, Les Traqués

Les jours passent. Nous courons partout, recommandés à l’un, à l’autre. Et mon frère reste dans la cave, et sa femme se promène durant des heures. Elle se promène tantôt sur le trottoir à côté de la fenêtre, tantôt chassée par une brute, sur le trottoir opposé. Mon frère lui siffle les chansons qu’elle aime. Sur le fin visage de sa femme les larmes coulent, elle ne les sent pas et elle ne les essuie jamais. Derrière cette grille se trouve le seul être proche qui lui reste, après les massacres. Elle porte sur son visage une tristesse très vieille, surtout à cause de ses yeux ronds et ouverts dans lesquels luit toujours un effroi.

Vraiment, elle devrait être bien touchante dans ses allées et venues, en ces matins d’automne noir (elle lui apportait du thé), en ces jours pluvieux et froids, en ces soirs sombres et affairés. Les soldats qui gardaient la porte de la Sigourantza fermaient les yeux quand elle s’arrêtait à la grille.

Michel Matvéev, Les Traqués

À la porte cochère de la maison je me bute contre un homme en noir couché par terre. Il est sans chapeau et pieds nus. Il est mort. Juste une tache ronde marron au milieu du front. L’appartement au rez-de-chaussée qu’habitent mes parents a les portes et les fenêtres ouvertes. « Les miens aiment le soleil », me dis-je sans conviction. En entrant, je comprends qu’on est déjà passé par là. Bien que les meubles soient emportés, les chambres sont pleines d’objets entremêlés, saccagés.

Michel Matvéev, Les Traqués

« Comment tu te vois vieux ? Quel air auras-tu, à ton vais ? Quel genre de vie mèneras-tu alors ? Que feras-tu ? » Il fut très étonné d’apprendre que de telles pensées ne m’étaient jamais venues. J’expliquai cela en disant que chez nous, du côté paternel, la plupart des hommes n’étaient jamais parvenus à un grand âge : « Je ne crois pas que je serai une exception et je ne me fais pas de souci à ce sujet : je n’y pense pas.

— Moi si, dit Roth. J’y pense très souvent. Et toujours je me vois ainsi : vieux, très vieux, maigre, dans un long vêtement noir,avec de longues manches qui me recouvent presque complètement les mains. C’est l’automne, je me promène dans un jardin et je médite des intrigues contre mes ennemis. Contre mes ennemis et aussi contre mes amis. Des intrigues retorses. » J’ouvris de grands yeux. Il mettait le plus grand sérieux, et éprouvait une véritable jouissance, à dépeindre son image future. Cette question, suivie de la réponse qu’il donnait lui-même, il me l’a souvent reposée par la suite, toujours avec le même plaisir, et jamais aucun trait ne manquait au tableau. Toujours le longue manches, toujours les intrigues, retorses, contre ennemis et amis. Tout le long de sa vie, il a courtisé ce genre de pensées, qu’il qualifiait de « mauvaises » d’un air profondément satisfait.

Soma Morgenstern, Fuite et fin de Joseph Roth

Chaque livre est issu de livres. Et il n’a pas non plus que ses deux parents visibles, mais une série d’aïeux et d’ancêtres comme toute créature vivante. Aussi célèbre soit-il, l’auteur d’un livre n’est pas un démiurge qui se crée un monde au gré de ses forces intellectuelles. Il est une cellule dans un organisme vivant. Une cellule qui pense et une cellule qui forme. Et bien des choses doivent encore s’y ajouter pour que cette cellule pense et forme en grand style. Un peuple tout entier, une société tout entière, une époque tout entière doivent coïncider en des circonstances bénies pour qu’un chef-d’œuvre de littérature voie la lumière du monde. Voilà pourquoi cela arrive si rarement. Le père visible de ce chef-d’œuvre n’est pas obligé d’être un surhomme. Il n’en est pas un plus. Et de même que l’auteur d’un chef-d’œuvre n’est pas obligé d’être un surhomme, notre auteur d’un livre important n’est pas non plus obligé d’être un être humain considérable. Il suffit déjà qu’on soit un écrivain important. Mais il l’est dans ce livre qu’il a écrit. Dans son existence privée, il peut être fait de telle façon que, par exemple, il préférera une valse de Franz Lehar au Fidelio tout entier. Et en Allemagne, il peut lever la main droite et crier « Heil Hitler ! »

Soma Morgenstern, Errance en France

Ma tête est une tête européenne : un chaos. Mes mains sont des mains européennes : l’impuissance. Mes jambes est un cœur européen : un pigeonnier effarouché. Ces rencontres avec les créatures traquées issues des temps passés et des pays qui eux aussi étaient déjà passés — car les pays eux-mêmes périssent —, ne suffisaient nullement à renforcer l’espoir et le courage. Elles montraient fort bien sur quelle largeur illimitée étaient tendus les filets des chasseurs d’homme, à quel point était insensé l’espoir, et téméraire le courage, de vouloir encore partir d’ici. Oui, téméraire ! Des millions d’êtres étaient chassés et traqués : pourquoi devrais-je réussir, justement moi, à voir le soleil ? N’est-il pas plus digne de désespérer avec les voyants que d’espérer avec les aveugles ?

Soma Morgenstern, Errance en France

Au-dessus de moi, les masses sombres changeaient, et dans l’une d’elles scintillait une étoile. De part et d’autre de cette pointe de lumière, la roche continuait à grimper aussi noire et massive que jamais, mais sa puissance était interrompue. La partie haute et mortelle de la falaise sur laquelle je me trouvais ployait puis basculait progressivement vers la vie et vers le trou avec l’étoile dedans, où, m’en rapprochant, je vis apparaître de nouveaux astres, jusqu’à ce qu’il s’y dessine une constellation en forme de couronne. Je pouvais désormais progresser à quatre pattes — mes pattes à moi, après tout — avec mon arc qui raclait le sol à mon côté.

James Dickey, Délivrance

J’aime me cacher derrière les phrases mystérieuses que je trace un peu partout, et dessiner de façon si abstraite qu’on ne puisse deviner mon sujet. J’aime gribouiller sur les murs, perché en haut d’un escabeau ou assis par terre, avec une bombe ou à l’acrylique. J’aime utiliser une brosse de peintre, une éponge ou bien mon doigt. J’aime tracer d’abord le contour, puis remplir entièrement mon œuvre, sans laisser le moindre blanc. J’aime que les lettres soient aussi grandes que moi, mais les tout petits caractères m’enchantent aussi. J’aime guider les lecteurs vers d’autres endroits — également marqués de mes écrits —, avec des flèches ici et là, j’aime aussi brouiller les cartes et multiplier les fausses pistes. J’aime prédire l’avenir dans les runes, les os, les fèves, les lentilles et d’après le Yi Jing. Dans les films et les livres, j’aime les pays chauds, lors que dans la vie, c’est la pluie et le vent que je préfère. D’ailleurs j’aime la pluie plus que tout. Au printemps, en été, en automne. Peu m’importent les circonstances. J’aime relire cent fois ce que j’ai déjà lu. J’aime la sonorité de l’harmonica quand c’est moi qui en joue. J’aime avoir plein de poches et que mes vêtements soient chargés au point de devenir une carapace impossible à ôter. […] J’aime énormément de choses, je pourrais les énumérer à l’infini.

Mais je n’aime pas les horloges.

Je hais les horloges. Elles me répugnent.

Mariam Petrosyan, La Maison dans laquelle (éditions Monsieur Toussaint Louverture, traduit du russe par Raphaëlle Pache)

— Ma fille craint pour ma tranquillité… Elle prend trop d’égard moi, je ne suis pas si vieille.

Personne n’est vieux. Les années avaient passé sur le visage et le corps de la baronne, mais son moi intemporel disait : je ne suis pas âgée. La mémoire conserve le passé de façon intemporelle. La nuit tombait rapidement, mais les meubles de la pièce restaient hors du temps. Les pélargoniums fleurissaient et se fanaient, on les retirait du balcon l’hiver. Le sommeil s’empare de l’homme ; celui-ci parcourt les lieux qui lui sont familiers, il se couche et explore le monde du sommeil, mais de sommeil en sommeil, son moi inaltérable survit, emporté par des courants, attaché à des fils qui traversent places et jardins, des lignes qui partent de l’être, mais aboutissent néanmoins à l’arc-en-ciel dans le firmament.

Hermann Broch, Les Irresponsables

« Il va pleuvoir », avait dit son père. « Tu ne pourras pas aller au Phare. »

Le Phare était alors une tour argentée, d’aspect brumeux, avec un œil jaune plein de douceur qui s’ouvrait soudain le soir. À présent — James regarda le Phare. Il voyait les rochers blanchâtres ; la tour, austère et droite ; voyait qu’elle était rayée de blanc et de noir ; y voyait des fenêtres ; voyait même du linge étendu à sécher sur les rochers. C’était donc ça le Phare ?

Non, l’autre aussi était le Phare. Car rien n’était simplement une chose. L’autre était le Phare également. Parfois on l’apercevait à peine du fond de la baie. Le soir on levait la tête et on voyait l’œil s’ouvrir et se fermer et c’était comme si la lumière leur parvenait dans ce jardin plein d’air et de soleil ou ils étaient assis.

Virginia Woolf, Vers le Phare

Et elle ouvrit le livre et commença à lire çà et là au hasard, et ce faisant elle avait l’impression de s’élever, de grimper à reculons, de se frayer un chemin sous les pétales qui se recourbaient au-dessus d’elle, de sorte qu’elle savait seulement que ceci était blanc, ceci était rouge. Au début elle ne sut pas du tout ce que les mots voulaient dire.

Venez, venez à nous, Marins harassés,

Sur vos navires ailés

lut-elle, et tourna la page, se balançant, zigzaguant de-ci, de-là, d’un vers à l’autre comme d’une branche à une autre, jusqu’au moment où un léger bruit l’arracha à sa rêverie — son mari qui se tapait sur les cuisses. Leurs yeux se croisèrent un instant ; mais ils n’avaient pas envie de se parler.

Virginia Woolf, Vers le Phare

Mais là, comme elle tournait la page, elle fut brusquement interrompue dans sa recherche d’une image de râteau ou de tondeuse à gazon. Le murmure de voix rauques, suspendu à intervalles irréguliers, le temps d’ôter une pipe de la bouche et de l’y remettre, qui n’avait cessé de l’assurer, bien qu’elle ne pût entendre ce qui se disait (étant assise dans l’embrasure de la fenêtre), que les deux hommes bavardaient tranquillement ; ce bruit qui depuis maintenant une demi-heure faisait sentir sa présence apaisante dans la gamme de tous ceux qui l’assaillaient, comme, par exemple, le choc des battes, les exclamations poussées de temps à autre par les enfants qui jouaient au cricket : « Et celle-là ? Et celle-là ? », avait cessé ; si bien que le déferlement monotone des vagues sur la grève qui, dans l’ensemble, ponctuait ses pensées d’une cadence apaisante et semblait répéter à n’en plus finir en guise de consolation quand elle était assise avec les enfants les paroles de quelque antique berceuse murmurée par la nature : « Je veille sur vous — je suis votre soutien », mais qui à d’autres moments, ne revêtait pas une signification aussi bienveillante mais, tel un roulement de tambour fantomatique battait implacablement la mesure de la vie, faisait songer à la destruction de l’île, à son engloutissement dans la mer, et l’avertissait, elle dont la journée avait passé si vite en une suite de petites tâches insignifiantes, que tout était aussi éphémère qu’un arc-en-ciel — ce bruit, donc, masqué jusqu’alors et couvert par les autres bruits, tonna soudain caverneux à ses oreilles et lui fit lever les yeux dans un sursaut de terreur.

Virginia Woolf, Vers le Phare

Le malheur était arrivé une semaine avant que le docteur Graesler ne quitte l’île. Comme souvent, il s’était endormi au jardin après déjeuner sur la revue médicale ; au réveil, il avait calculé qu’il avait dormi pensant au moins deux heures, en constatant que l’ombre du palmier avait glissé sur toute la largeur du sentier couvert de graviers ; cela le contraria, car à quarante-huit ans, il était tenté de croire que c’était son premier symptôme du déclin de sa jeunesse.

Arthur Schnitzler, Docteur Graesler, médecin thermaliste

Lorsqu’on raconte, il en va comme de la réalité. On se propose toutes sortes de choses, on pense à certaines personnes et à certaines contrées, mais au fur et à mesure que l’on marche, tout change, ce que l’on s’était proposé s’efface, ce que l’on avait pas cherché surgit, ce que l’on n’avait pas désiré est le bienvenu.

Robert Walser, Un jour quelqu’un racontait, Berliner Tageblatt 22 janvier 1931 (trad. Marion Graf)

— Quel âge as-tu ? demanda Nina, comme Petitoi venait une fois de plus de se montrer particulièrement intelligente.

C’était l’heure de dormir et elles étaient déjà au lit.

— Quel âge ? demanda Petitoi avec étonnement. Qu’est-ce que cela veut dire, « quel âge » ?

Nina essaya d’expliquer ça à la poupée, mais elle ne comprenait pas.

— J’ai seulement un jour et une nuit. Nous, les poupées, accumulons des jours et des nuits, mais nous les gardons comme un souvenir, un trésor. Regarde, tu possèdes des livres et des jouets, des vêtements et des chaussures. Ils t’appartiennent et tu les gardes comme un trésor, mais ils ne te font pas vieillir d’un seul jour. Il en va ainsi du temps pour nous les poupées : c’est un trésor qui ne nous fait vieillir.

Rafik Schami, Le cœur de la poupée

J’ai pris un repas très frugal, je voyais de la piété à me contenter d’une nourriture légère, du strict minimum, la collation consistait en une soupe à la tomate suivie d’une quiche au fromage. C’était dimanche matin, il était près de onze heures. J’avais passé la soirée du samedi dans un société masculine, et les gros mots avaient plu à qui mieux-mieux. L’un des convives m’avait invité un peu trop brutalement à lui faire une déclaration quelconque sur l’éternité. Je lui avais répondu que ce sujet ne m’intéressait pas, non sans ajouter que ma modestie, d’une étendue considérable, m’interdisait de me répandre en esprit sur l’illimité. « Du reste », fis-je, « je considère l’éternité comme un apparat, une sorte d’échafaudage ». On avait manifesté une certaine stupeur, et l’on m’avait offert une assiette de tripes.

Robert Walser, À propos d’un spectacle d’opéra, Berliner Tageblatt 16 avril 1926 (trad. Marion Graf)

Ils ne cultivent pas le sol et n’élèvent pas de bêtes, et il n’y a ici ni bœuf ni vache ni chèvre ni brebis ni poule ni autre animal qui ait l’habitude de vivre auprès des hommes, et ils ne mangent que des ignames qui sont ici en quantité et de ces graines et de ces fruits que la terre et les arbres produisent d’eux-mêmes ; et grâce à cela ils sont si parfaits, si forts et si bien en chair, que nous ne le sommes pas autant, avec tout le blé et les légumes que nous mangeons.

La lettre de Pero Vaz de Caminha au roi Manuel sur la découverte de la « terre de la Vraie Croix », dite aussi le Brésil.

De l’époque brillante, tout est mort. Tout est nouveau. Lénine est nouveau. Trotski est nouveau, seul Chaliapine survit.

Chaliapine ! Ce sont les ruisselantes soirées d’autrefois, ce sont les épaules nues où jouait le diamant, ce sont les soupers de minuit. Chaliapine ! C’est le fantôme des joies de jadis rôdant sur l’aujourd’hui cruel. Et comme à certaines heures on se retourne vers ses vingt ans, on s’en va revoir Chaliapine !

Albert Londres, Dans la Russie des Soviets

Le soleil de l’après-midi chauffait les champs, déversait du bleu sur les ombres et rougissait les blés. Un vernis profond se déposait comme une laque sur les champs. Charrette, cheval, corbeaux en bande — tout ce qui s’y déplaçait était enrobé d’or. Si une vache bougeait la patte elle soulevait des vaguelettes d’or rouge, et ses cornes semblaient ourlées de lumière. Des touffes de blé aux cheveux de lin étaient prises aux haies, arrachées par les buissons aux chariots hirsutes qui rentraient des champs, bas sur pattes et primitifs. Les nuages à tête ronde roulaient dans le ciel sans jamais s’amenuiser, et sans perdre un atome de leur rotondité. À présent, comme ils passaient, il prirent dans leur filet un village tout entier, puis, passant plus loin, lui rendirent sa liberté. Très loin à l’horizon, parmi des millions de grains de poussière gris-bleu, flambait une vitre unique, où se détachait la ligne isolée d’un arbre ou d’un cocher.

Les rideaux rouges et les stores blancs flottaient dans le courant d’air, battant contre le bord de la fenêtre, et la lumière qui entrait à chaque battement en bandes inégales se teintait un peu de brun, et s’abandonnait un peu au courant d’air qui faisait flotter par bourrasques les rideaux gonflés. Ici elle brunissait un cabinet, là-bas elle rougissait un fauteuil, ici elle faisait vaciller la fenêtre sur les flancs du bocal vert.

Virginia Woolf, Les Vagues

6 août (1941)

Entre quatre murs, près d’une unique fenêtre, on est livré aux mauvais temps de l’espace et du cœur, attaché comme une chèvre au piquet. Il ne reste que deux moyens d’évasion, les principaux il est vrai, ceux qui suffisent : le travail et la lecture. Qui n’a pas lu en prison, dans le silence et la solitude, entièrement absorbé par la page imprimée, affranchi des réalités environnantes et insensible aux mouvements même du corps, ne sait pas tout à fait ce que peut être la lecture. Il ignore cette « arrière-boutique », chère à Montaigne, où s’établir « notre vraie liberté ».

Jean Zay, Souvenirs & Solitude

22 décembre (1940)

Dimanche. Pour un détenu, aucune différence, fût-elle insignifiante, ne distingue le dimanche des autres jours. Le rythme des semaines est ainsi brisé. Le fuite du temps prend une uninformité surprenante. Il suffit de l’abolition de cette habitude, dont on ne mesurait pas l’importance, pour ôter à la durée toute réalité, pour faire de l’existence une chose vague et sans limites. Instinctivement, on veut à tout prix que ce soit dimanche et l’on n’a de cesse qu’on en ait trouvé un signe. C’est ainsi que, quand on a découvert qu’il y a aujourd’hui moins de surveillants en service, on est soulagé et heureux. Dieu merci ! c’est tout de même dimanche, puisqu’il y a deux surveillants de moins dans la cour. Il n’y a plus de dimanche pour moi, mais il y a encore un dimanche pour les surveillants. Le dimanche existe toujours. C’est donc que la vie normale n’est pas abolie, qu’elle se poursuit encore quelque part, que je pourrai un jour la retrouver. Rêve indistinct du prisonnier.

Jean Zay, Souvenirs & Solitude

À présent c’est à moi. Mais je n’ai pas de réponse. Les autres ont le droit de s’en aller. Ils claquent la porte. Miss Hudson s’en va. On me laisse seule pour trouver une réponse. Les chiffres ne signifient rien à présent. La signification s’en est allée. L’horloge fait tic tac. Les deux aiguilles sont des convois en route pour la traversée d’un désert. Les barres noires sur le cadran sont des oasis vertes. La grande aiguille a pris de l’avance pour trouver de l’eau. L’autre trébuche douloureusement sur les rocs brûlants dans le désert. Elle va mourir dans le désert. La porte de la cuisine claque. Des chiens sauvages aboient dans le lointain. Regardez, la boucle du chiffre commence à s’emplir de temps ; elle contient le monde. Je commence à tracer un chiffre et le monde est pris en dehors de la boucle ; que je referme — ainsi — et que je scelle, et dont je fais une chose entière. Le monde est entier, et moi je suis en dehors, et je crie, « Oh, sauvez-moi, que je ne sois pas emportée à tout jamais hors de la boucle du temps ! »

Virginia Woolf, Les Vagues

Mes parents et Ellen, ma sœur aînée, m’envoyaient des livres. Ils me disaient dans leurs lettres qu’ils n’arriveraient pas à imaginer ma vie sans une tonne d’ouvrages à dévorer. Je pris chaque livre comme on découvre un trésor et parcourus les couvertures. Il y avait des romans, des biographies et des recueils de nouvelles. Mon père m’avait envoyé toutes les histoires de Sherlock Holmes et Le Livre de la Jungle — il se souvenait combien j’avais aimé ces livres étant enfant, quand il nous les lisait. C’en était fini des ouvrages sur les façons d’ébouillanter un porc chez les Ozark.

Pete Fromm, Indian Creek

Il ouvrit une porte-fenêtre et nous descendîmes quelques marches de pierre. Nous nous trouvions devant une pelouse comme celle que j’avais tenté de traverser pour atteindre le château, mais ici, les herbes étaient beaucoup moins hautes. À mon grand étonnement, l’arrière du château ne correspondait pas tout du tout à la façade : il était construit de pierres grises. Le toit non plus n’était plus le même : de ce côté-ci, il se compliquait de pans coupés et de pignons, si bien que cette demeure qui offrait, à première vue, l’aspect d’un château Louis XIII, ressemblait de dos à ces maisons balnéaires de la fin du XIXe siècle, dont il subsiste encore quelques rares spécimens à Biarritz.

Patrick Modiano, Rue des Boutiques Obscures

Hutte se caressait pensivement la barben une barbe poivre et sel, courte, mais qui lui mangeait les joues. Ses gros yeux clairs étaient perdus dans le vague. À gauche du bureau, la chaise d’osier où je m’asseyais aux heures de travail. Derrière Hutte, des rayonnages de bois sombre couvraient la moitié du mur : y étaient rangés des Bottins et des annuaires de toutes espèces et de ces cinquante dernières années. Hutte m’avait souvent dit qu’ils étaient des outils de travail irremplaçables dont il ne se séparerait jamais. Et que ces Bottins et ces annuaires téléphoniques constituaient la plus précieuse et la plus émouvante bibliothèque qu’on pût avoir, car sur leurs pages étaient répertoriés bien des êtres, des choses, des mondes disparus, et dont eux seuls portaient témoignage.

Patrick Modiano, Rue des Boutiques Obscures

Comment raconter cette adolescence où, de dix à dix-sept ans, le monde intérieur s’élargit soudain grâce aux livres, à l’imagination devenue souple, fluide, un ciel immense, découverte, découverte, lectures sans fin, chaque livre à la fois un être (l’auteur), un monde (toujours ailleurs), l’effervescence intérieure traversée de longues coulées calmes où lire c’est engloutir, s’aventurer à l’infini, s’enivrer, l’horizon qui se déchire, recule, même à l’intérieur de la salle d’études d’un internat de jeunes filles, pensionnaires toutes en blouse bleue, la mienne ayant de plus en plus ses poches qui bâillent, un livre dans l’une, à droite, un livre dans l’autre, à gauche.

Assia Djebar, Nulle part dans la maison de mon père

Remonte à ma mémoire le souvenir d’une fillette de cinq ou six ans, lisant son premier livre : elle est arrivée en coup de vent dans cet appartement du village, avec, à la main, un roman emprunté à la bibliothèque scolaire. Sans embrasser sa mère dans la cuisine, elle a foncé dans la chambre parentale ; elle s’est jetée à plat ventre sur ce lit qui lui semble immense (en face, dans le haut miroir ancien, elle peut s’entrevoir, tout au fond, en une autre fillette).

Oui, à plat ventre, les genoux pliés, ses pieds ayant rejeté les sandales, elle a ouvert le livre et elle lit : comme on boit ou comme on se noie ! Elle oublie le temps, la maison, le village, et jusqu’à son double inversé au fond du miroir.

Lisant, elle décide : « Je ne m’arrêterai qu’à la dernière page ! »

Assia Djebar, Nulle part dans la maison de mon père

Lorsque les danses commencèrent, Peggy, abandonnée près de la bibliothèque, s’en approcha le plus qu’elle put. Afin de masquer sa solitude, elle prit un livre. Il était relié en cuir vert, et en le retournant elle remarqua de petites étoiles dorées incrustées dessus.

Ce n’en est que mieux, se dit-elle, car j’aurai l’air d’admirer la reliure ; cependant je ne peux pas rester à le regarder, songea-t-elle, et elle ouvrit le livre. Il me dévoilera mes pensées. Les livres qu’on ouvre au hasard le font toujours. Elle lut :

Le médiocrité de l’univers m’étonne et me révolte.

C’est tout à fait cela, précisément. Elle continua :

… La petitesse de toutes choses m’emplit de dégoût…

Elle leva les yeux. On lui marchait sur les pieds…

La pauvreté des êtres humains m’anéantit. Elle referma le livre et le remit sur l’étagère.

Précisément, répéta-t-elle.

Virginia Woolf, Années

Ma vie songeait-elle. C’est étrange. Pour la seconde fois ce même soir quelqu’un lui parlait de sa vie. Et je n’en ai pas, se dit-elle. La vie ne doit-elle pas être une chose qu’on peut manier et présenter ? Une vie de soixante-dix ans. Mais je ne possède que le moment présent. Elle était là bien vivante, qui écoutait le fox-trot. Elle se retourna. Elle aperçut Morris, Rose et Edward, la tête rejetée en arrière, qui parlait à un inconnu. Je suis la seule personne ici qui sache combien il a pleuré, assis sur le bord de mon lit ce soir-là — le soir où on avait annoncé les fiançailles de Kitty. Oui, les souvenirs remontaient du passé. Une longue tranche de vie s’étendait derrière elle. Edward et ses larmes ; Mrs. Levy qui parlait ; la neige qui tombait ; une fleur de tournesol craquelée ; l’omnibus jaune déambulant le long de Bayswater Road. Et je me disais : Je suis la plus jeune dans cet omnibus ; et à présent, je suis la plus vieille… des millions de choses lui revenaient en mémoire. Des atomes dansaient séparément, puis s’aggloméraient. Mais comment peuvent-ils composer ce que les gens appellent une vie ? Sa main se referma, serra les pièces de monnaie qu’elle tenait. Peut-être y a-t-il « moi » au milieu de tout cela, se dit-elle, un nœud, un centre, et de nouveau elle se vit assise à sa table, dessinant sur son buvard ; ils en partaient, ils s’en éloignaient ; une chose suivait l’autre, une scène oblitérait l’ancienne. Et puis ils me disent : « Nous avons parlé de toi ! »

« Ma vie… », prononça-t-elle à haute voix, mais un peu pour elle-même.

Virginia Woolf, Années

Des hommes étendus à plat sur le gazon lisaient les journaux, leur col de chemise ouvert. Dans l’emplacement dénudé, frotté, près de Marbie Arch, on s’attroupait autour des orateurs que les nurses considéraient d’un œil vague ; les mères, assises sur l’herbe, regardaient jouer leurs enfants. Le long de Park Lane, et de Piccadilly, fourgons, autos et omnibus, roulaient comme si les rues étaient des glissières. Ils s’arrêtaient avec une secousse donnant l’impression d’un puzzle soudain achevé ; mais aussitôt disloqué, car la saison battait son plein et les rues étaient encombrées. Au-dessus de Park Lane et de Piccadilly, les nuages conservaient toute leur liberté, erraient selon leur caprice, teignaient les fenêtres d’or puis les badigeonnaient de noir, passaient et s’évanouissaient. Et pourtant au-dessus de Park Lane ces nuages semblaient aussi massifs que les marbres d’Italie qui luisent, veinés de jaune, dans les carrières.

Virginia Woolf, Années

La pluie tomba sans arrêt toute la nuit ; elle déposa une légère brume sur les champs, coula dans les gouttières avec un bruit de bouillonnement, un glouglou. Dans les jardins elle tomba sur les buissons de lilas en fleur et les cytises. Elle glissa doucement le long des dômes de plomb des bibliothèques, et jaillit, déployée, de la bouche ricanante des gargouilles. Elle barbouilla la vitre derrière laquelle le jeune Juif de Birmingham potassait son grec, le front entouré d’une serviette mouillée, et celle de la pièce où le Dr. Malone s’attardait à écrire un nouveau chapitre de son histoire monumentale du collège. Dans le jardin du directeur, devant la fenêtre de Kitty, la pluie aspergeait l’arbre antique sous lequel rois et poètes avaient bu, trois siècles auparavant, mais qui à présent, à moitié écroulé, devait être soutenu au centre par un pieu.

Virginia Woolf, Années

Dimanche 20 octobre (1940)

Pour le reste, rien que des briques et des éclats de bois. Une porte vitrée de la maison voisine pendait. J’ai pu tout juste voir, encore debout, un pan de mur de mon studio. Autrement, rien que des décombres de l’endroit où tant de mes livres ont été écrits. L’air circulait librement là où nous nous sommes assis pendant tant de soirs, où nous avons reçu tant d’amis. L’hôtel n’a pas été touché. De là, je suis allée à Mecklemburgh Square, et revu de nouveau une litière de verre brisé, de fine poussière noire, de plâtre pulvérisé. Miss T., et Miss E. en pantalons, tabliers et marmottes, balayaient. J’ai remarqué que les mains de Miss T. tremblaient de la même façon que celles de Miss Perkins. Naturellement aussi aimables et accueillantes que possible. Conversations désinvolte, saccadée. Répétitions. Quel dommage que nous n’ayons pas reçu sa carte… pour nous épargner le choc… vraiment affreux… En haut, Miss P. réussit à caler pour nous un rayonnage de livres qui penchait. Le parquet de la salle à manger jonché de livres, de verre brisé et ainsi de suite. Dans le salon seulement, les vitres sont encore à peu près intactes, mais le vent soufflait à travers. J’ai commencé à chercher les cahiers de mon journal. Que peut-on bien emporter dans cette petite voiture ? Darwin et l’argenterie ? Quelques verres, quelques porcelaines.

[…]

Il y a une certaine exaltation à perdre ce que l’on possède, sauf qu’à certains moments, je voudrais mes livres, mes chaises, mes tapis, mes lits. J’avais tant travaillé pour les acquérir un par un.

Virginia Woolf, Journal d’un écrivain

Londres, dimanche 2 octobre (1932)

Oui, je vais m’offrir une nouvelle plume. C’est curieux comme le retour ici bouleverse mon humeur d’écrire. Plus étrange encore d’être pénétrée du sentiment que maintenant, à l’âge de cinquante ans, je suis en position pour lancer mes traits librement et droit au but, quels qu’ils soient. Par conséquent, tout ce patati et patata des journaux hebdomadaires ne m’intéresse absolument pas. Ce ne sont que des changements d’âme. Je ne crois pas qu’on vieillisse. Je crois qu’on se modifie à jamais, face au soleil. De là mon optimisme. Et pour me débarrasser de cette vie facile et hasardeuse — les gens, les critiques, la gloire, toutes ces écailles brillantes — et me retirer en moi-même et me concentrer.

Virginia Woolf, Journal d’un écrivain

Je n’arrête pas de voir des livres — même si j’en vois, me semble-t-il, moins souvent que par le passé — ayant pour héros des jeunes gens doués de penchants littéraires que l’on fait tout pour contrarier, des jeunes gens que l’on oblige même à entrer dans l’affaire de famille et à n’être bons qu’à faire bouillir la marmite et à fabriquer des marmots, au lieu de devenir de grands écrivains. Moi, mon problème est de nature précisément opposée. J’ai été poussé dans la voie de la littérature parce que je me suis aperçu que c’était la seule où un homme paresseux et peu instruit pouvait gagner correctement sa vie. Je ne me plains pas de mes émoluments. Ils me paraissent toujours invraisemblablement élevés. Non, ce que je trouve vraiment pénible, c’est le travail.

Il faut dire, bien sûr, que dans mon cas la littérature se trouve justement être l’affaire de famille ; ce qui lui ôte un peu de son attrait. Mon père est critique littéraire et éditeur. Je ne pense pas qu’il y ait au monde un autre homme à qui l’on ait dédié autant de livres. Ils étaient installés tous ensemble sur ses étagères, parmi des centaines d’exemplaires dédicacés par presque tous les écrivains anglais d’importance, jusqu’au jour, relativement récent, où lors d’une de mes rares visites à mes parents, j’ai sans le vouloir mis le feu à la maison, détruisant du même coup les fruits si soigneusement récoltés d’une vie entière d’amitiés littéraires.

Evelyn Waugh, Un peu d’ordre

Viv bouquine, pelotonnée contre un grand oreiller recouvert de satin sur son divan de fortune. Elle passe le plus clair de son temps à lire. Elle ne lisait pas tant que cela, autrefois dans le Colorado ; et même durant ses premières années dans la maison de Wakonda, quand Hank lui avait descendu des livres du grenier pour les longs après-midi de solitude, elle avait eu du mal à s’y intéresser — les bouquins étaient si usés d’avoir été lus par d’autres, en d’autres temps, qu’il lui semblait interdit d’y jeter un œil — mais durant les semaines qu’elle avait passées au lit après la perte du bébé, elle s’était forcée à essayer, lisant parfois la même page sans fin, jusqu’à ce jour de somnolence où il y avait eu un déclic, comme un loquet qui se débloque, et où elle avait vu ces portes imprimées s’ouvrir à la volée pour dévoiler une vaste demeure de mots. Elle était entrée prudemment, ayant l’impression de violer une propriété privée, consciente qu’elle n’avait jamais été chez elle ici, espérant presque que quelqu’un — le premier occupant — reviendrait pour la chasser.

Ken Kesey, Et quelquefois j’ai comme une grande idée (éditions Monsieur Toussaint Louverture)

Je regardais avec angoisse se vider mon appartement, les meubles que l’on emportait, ma table à écrire, mon cher fauteuil, mon divan. J’allais quitter tout cela pour trouver quoi ?

C’était comme si ma vie s’était dédoublée et que je vivais dans deux mondes opposés : l’un où j’étais un modeste fonctionnaire en veston d’uniforme, timide devant le regard de son supérieur, tremblant d’y trouver le moindre signe de froideur, vivant derrière des murs en compagnie d’une dizaine de visages et d’uniformes semblables ; dans l’autre j’étais une espèce d’argonaute en chapeau de paille, veston de lin blanc, il se peut mâchonnant une chique, qui poursuivait par les abîmes une Colchide inaccessible avec, au bout, la Toison d’Or, qui changeait sans cesse de climat, de ciel, de mer, allait d’État en État ; à terre j’étais un rapporteur de ministère, en mer un chantre (officiel) de l’expédition. Comment vivre cette nouvelle vie ? Comment devenir citoyen d’un autre monde ? Comment changer en moi le fonctionnaire timide, l’homme de lettres russe apathique pour devenir un énergique coureur de mers, comment troquer la mollesse du citadin contre la rudesse du marin ? On ne m’a offert un corps nouveau, des os plus solides ni des nerfs à toute épreuve ! Il va me falloir passer soudain des promenades à Peterhof et à Pargolovo aux randonnées allant de l’équateur aux frontières du pôle sud, du pôle sud au pôle nord, naviguer sur quatre océans, faire le tour de cinq continents et rêver de retour…

Ivan Gontcharov, La frégate Pallas

La sensation du « je vis » reste immuable. Elle demeure telle qu’elle était dans le tout jeune âge. Je me perçois donc vieux avec la jeunesse et la fraîcheur d’autrefois, et ce vieillard est incroyablement nouveau pour moi. Je le répète, ce vieillard, j’aurais pu ne jamais le voir ! En tout cas, pendant de nombreuses, très nombreuses années, je n’ai pas pensé que je le verrais. Et soudain, voici que le jeune homme qui est à l’intérieur et à l’extérieur de moi contemple le vieillard dans son miroir. Fantastique ! Du théâtre ! Quand je m’écarte du miroir pour me coucher sur le divan, je ne pense pas, en songeant à moi-même, que je suis celui que je viens de voir à l’instant. Non, le moi du divan est le même que quand j’étais petit garçon. L’autre est resté dans le miroir. Nous sommes deux à présent, moi et l’autre. Dans ma jeunesse, je changeais aussi, de façon imperceptible. Durant toute la partie centrale de ma vie, je suis presque resté le même. Et maintenant, un changement aussi brutal. Presque un autre homme.

Iouri Olecha, 6 décembre 1955, Le Livre des adieux

De toute évidence, le temps n’est pas une grandeur fixe. De toute évidence il bouge, tantôt il accélère, tantôt il va plus lentement. Parfois, il est probable que vingt années passent plus vite qu’un seul jour. En tout cas, j’ai remarqué de façon certaine que les heures du petit matin s’écoulaient plus vite que celles qui viennent après onze heures ou midi. Un jour, je me suis assis à ma table à six heures, quand je me suis levé, une heure plus tard, du moins le pensais-je, j’ai vu que ma montre marquait midi. J’avais donc passé six heures à ma table sans m’en rendre compte le moins du monde. Alors que, durant les six heures de la deuxième partie de la journée, on mange, on se repose, on s’habille pour recevoir les invités, on attend ces mêmes invités.

Quoi qu’il en soit, vingt années ont passé. C’était hier !

Iouri Olecha, 1er décembre 1954, Le Livre des adieux

Un jour, je me suis déguisé en vieillard et une jeune femme qui m’aimait (mais jeune !) s’est écriée, horrifiée :

— Dieu du ciel, tu fais peur !

À présent, je porte ce déguisement en permanence.

Iouri Olecha, 30 novembre 1954, Le Livre des adieux

L’immeuble où vivait Nürnberger était situé dans une petite rue étroite et sombre qui descendait par les escaliers, de la vieille ville jusqu’au Danube ; la maison était très ancienne, peu large mais haute. L’appartement de Nürnberger se trouvait au cinquième étage, le dernier, on y accédait par un escalier en colimaçon. Traversant une antichambre sombre, Georg pénétra dans une pièce basse mais spacieuse, avec des meubles anciens restés en bon état ; dans le fond, une alcôve fermée par un rideau vert pâle laissait échapper une odeur de camphre et de lavande. Des portraits des parents de Nürnberger dans leur jeunesse étaient accrochés au mur ainsi que des gravures dans les tons bruns représentant des paysages à la manière des maîtres hollandais. Sur la commode dans des cadres de bois sculpté, il y avait toutes sortes de vieilles photographies, et d’un tiroir, sous des lettres jaunies, Nürnberger sortit un portrait de sa sœur disparue où, jeune fille de dix-huit ans, elle était costumée en enfant du temps jadis et s’adossait, un ballon à la main, à une clôture derrière laquelle s’étageait un paysage rocheux. Tous ces inconnus, ces figures éloignées, disparues, Nürnberger les présenta à son ami, parlant d’eux sur un ton qui semblait élargir, approfondir la distance entre le passé et le présent.

Arthur Schnitzler, Vienne au crépuscule

Anna se pencha à la fenêtre. Georg bavarda avec elle comme s’il ne songeait pas du tout à partir, puis monta au dernier moment. Le train s’ébranla. Des gens se tenaient sur le quai… des gens incompréhensibles qui restaient à Vienne et qui, eux, ne comprenaient pas ceux qui partaient pour de bon. Quelques mouchoirs furent agités, le chef de gare faisait l’important et suivait d’un regard sévère le train qui défilait ; un porteur, vêtu d’une blouse rayée, tenait en l’air une mallette jaune et scrutait désespérément chaque fenêtre. Incroyable, pensa Georg un instant, que des gens partent et laissent derrière eux leurs mallettes jaunes à Vienne. Tout disparut, les mouchoirs, la mallette, le chef de gare, les bâtiments de la station, la cabine d’aiguillage vivement éclairée, la Gloriette, les lumières scintillantes de la ville, les petits jardins dénudés le long de la voie ferrée, et le train fonça dans la nuit.

Arthur Schnitzler, Vienne au crépuscule

J’avais trois ou quatre ans quand j’ai commencé à écrire. Mon père, psychologue anarchiste, m’a révélé la valeur de la poésie, le fait que les mots ne sont pas simplement des moyens de communication, mais des sons musicaux, magiques et complexes. J’avais déjà vingt-quatre ans et il me conseillait de continuer à lire, de ne pas écrire jusqu’à ce que j’en aie vraiment besoin. Et surtout, de ne pas me hâter de publier. Lui-même avait écrit un roman, qu’il n’a jamais édité. Au fond, je suis devenu écrivain parce que c’était sa vocation à lui et qu’il n’avait pas réussi. J’ai suivi tous ses conseils. Je le dis avec une certaine nostalgie car, depuis 1955, ma cécité m’empêche de lire. Cette année-là se sont produites deux choses capitales dans ma vie : on m’a nommé directeur de la Bibliothèque nationale de Buenos Aires, et, presque simultanément, je suis devenu aveugle. Deux cent mille volumes à portée de ma main... sans que je puisse les lire.

Jorge Luis Borges, entretien avec Ramón Chao, Le Monde diplomatique, août 2001

Un jour en lisant Anna Karénine, je m’étais fait la remarque que Stiva Oblonsky avait trente et un ans et m’étais dit que je n’en avais que quinze. Ah, ah ! m’étais-je exclamé en mon for intérieur, j’ai toute la vie devant moi, une très longue vie, plus exactement, il me reste beaucoup de temps avant de prendre mon élan vers la vie si on qualifie Stiva Oblonsky de jeune homme alors qu’il a le double de mon âge.

À présent, j’ai le même âge que Stiva Oblonsky.

Cette chose enveloppée de brouillards et qui à l’époque me semblait incroyable est devenue réalité : aujourd’hui, le petit garçon qui ressemblait à sa maman et qui avait besoin d’être suralimenté est plus vieux que tous les héros de la littérature.

J’ai passé l’âge des héros de la grande littérature. Après cela, est-ce la peine de lire ? Puis-je prendre des leçons auprès de gens plus jeunes que moi, puis-je imiter des héros qui n’ont pas encore mon âge ? Lire était intéressant dans la mesure où les livres me parlaient de l’avenir de façon détournée. C’était dans ma prime jeunesse. Ce que je lisais alors était en avant de moi. À présent, je lis en regardant derrière moi. À cette époque, la lecture me transportait dans le futur et j’en retirais une impression de légèreté. Aujourd’hui, lorsque je lis, je glisse dans le passé et cela est douloureux et pénible.

Iouri Olécha, 8 mai 1930, Le Livre des adieux

Le livre brûle. Enfin. Une étrange lueur balaie chaque page, mémorisant tout son contenu alors que chaque caractère se tord et finit en cendres. Au moins le feu est chaud, il réchauffe mes mains, réchauffe mon visage, dissipe les sombres eaux de l’œil intérieur, même si dans le même temps il projette de longues ombres sur le monde, le prix de tout bûcher, puis s’éparpille en spectres de poussière que le ciel dérobe et rend à la mer et au sable.

Mark Z. Danielewski, La maison des feuilles

Je me trouvais à la librairie City Lights, il y a un an, et j’ai vu quelqu’un qui regardait l’un des mes recueils de poèmes. Le livre lui plaisait, mais son plaisir était un peu hésitant.

Il regarda à nouveau la couverture et tourna à nouveau les pages. Il arrêtait les pages comme si c’était les aiguilles d’une horloge, et il était satisfait de l’heure qu’il était. Il lut un poème qui se trouvait à sept heures dans le livre. Puis son hésitation revint et assombrit l’heure.

Il remit le livre sur l’étagère, puis le repris. Son hésitation était devenue une espèce d’énergie fébrile.

À la fin, il fouilla dans sa poche et sorti un penny. Il coinça le livre sous son bras. Le livre était maintenant un nid, et les poèmes étaient des œufs. Il lança le penny en l’air et le rattrapa, le plaqua sur le dos de sa main puis enleva l’autre main. En sortant, il avait l’air très détendu. Je m’avançai et vis son hésitation qui traînait par terre.

Elle était comme de l’argile, mais nerveuse et agitée. Je la mis dans ma poche. Je la rapportai chez moi, et comme je n’avais rien de mieux à faire de mon temps, je la pétris, pour en faire ceci.

Richard Brautigan, La vie littéraire en Californie /1964 in La vengeance de la pelouse (trad. Marie-Christine Agosto)

Au cours de leur enfance, Tom et Will ont rarement été séparés. Ils se sont entraidés, encouragés et épaulés afin de persévérer face à l’indifférence parentale. Bien sûr, leurs adolescences enchevêtrées se sont démêlées avec l’âge adulte, Will s’adonnant à la photographie et recherchant la gloire dans un effort pour remplir le vide affectif, Tom se laissant porter par une existence quelconque et essentiellement intérieure.

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et donc revient à Tom et Will Navidson, divisés par l’expérience, dotés de talents et dispositions différents, mais cependant frères « rien l’un sans l’autre ».

Comme le dit Tuni dans son chapitre de conclusion : « Bien que les différences soient là, tels les serpents du caducée, ces deux frères ont toujours été inextriquablement liés ; et tout comme le caducée, leur histoire commune crée un sens et ce sens est la santé. »

Mark Z. Danielewski, La maison des feuilles

Quand nous retournons dans des endroits que nous avons fréquentés enfant, il n’est pas rare de trouver combien tout paraît plus petit. Cette expérience a trop souvent été attribuée aux différences physiques entre l’enfant et l’adulte. En fait, elle est davantage liée aux dimensions épistémologiques qu’aux dimensions corporelles : la connaissance agit comme l’eau chaude sur la laine. Elle rétrécit le temps et l’espace.

Mark Z. Danielewski, La Maison des feuilles

Karen parle de ses livres comme de « son nouveau confort quotidien ». En leur bâtissant une forteresse, elle instaure un plaisant équilibre entre le connu et l’inconnu. Voilà que se dresse un mur chaud, solide et coloré de volumes entiers d’histoire, de recueils de poésie, d’albums photos et d’illustrés. Et bien que l’ironie finisse par susbsumer ce moment, pour l’instant du moins il ne fait l’objet d’aucun commentaire et demeure par conséquent complètement innocent. Karen se contente de prendre un album photos sur l’étagère, comme le ferait n’importe qui, et tous les livres se couchent le long de l’étagère comme des dominos. Mais au lieu de tomber par terre, ils sont judicieusement arrêtés, déclenchant un sourire chez les deux femmes et cette remarque profonde de Karen : « Pas de meilleurs serre-livres que deux murs. »

Leçon d’une bibliothèque.

Mark Z. Danielewski, La Maison des feuilles (traduit de l’amériain par Claro)

Ainsi que je le découvris, il y avait des pages et des pages. D’infinis enchevêtrements de mots, signifiant parfois quelque chose, parfois rien du tout, se fracturant souvent pour bifurquer sans cesse vers d’autres morceaux que je découvris par la suite — de vieilles serviettes, les bords en lambeaux d’une enveloppe, et même une fois le dos d’un timbre-poste ; aucune place laissée vacante ; chaque fragment entièrement recouvert par le déferlement d’années et d’années de déclarations à l’encre ; des mots écrits à la main, tapés à la machine ; des mots surchargés, barrés, corrigés ; lisibles, illisibles ; incompréhensibles, lucides ; déchirés, maculés, recollés au scotch ; certains morceaux encore impeccables, d’autres effacés, brûlés ou pliés et repliés tant de fois que les plis avait fini par effacer des passages entiers de dieu sait quoi — sens ? vérité ? supercherie ? un héritage prophétique, dément, ou rien de tel ? finissant par achever, désigner, décrire, recréer — choisissez vous-même les termes ; je n’en ai plus ; ou alors des tonnes mais à quoi bon ? et tout ça pour dire — quoi ?

Mark Z. Danielewski, La Maison des feuilles (traduit de l’amériain par Claro)

C’était au début de février. Je revenais d’Italie dans l’Alexandrie de l’Égypte, que je voyais depuis plusieurs années déjà mais que je trouvais cette fois plus belle, plus gaie, plus accueillante que je ne l’avais laissée quatre mois auparavant. Sans doute, une ville ne change pas en quatre mois, et ne peut être accueillante, ni pas accueillante, mais moi, dont la gêne avait calmé une partie de mes désirs, je venais maintenant avec tout l’espoir d’y trouver quelque travail et me refaire mon baluchon perdu, car la belle patrie de Dante bien qu’elle m’ait enrichi en agréables souvenirs, ne m’avait laissé, par contre, aucune chemise de rechange. Il en est ainsi de certains hommes : en voyage comme en amour, il s’aperçoivent qu’après le plaisir ils se retrouvent dépouillés.

Panaït Istrati, Absalom le Dragman (in Le Vagabond nomade aux éditions Plein champ)

Les œuvres d’art existent même quand on ne les regarde pas. Peut-être vivent-elles alors dans une sorte de coma.

J’ai souvent imaginé les gardiens du Louvre, la nuit, marchant dans les salles désertes du musée avec des lampes et cette pensée me rassurait.

Le train a traversé le nord du Lazio, une partie de l’Ombrie et s’approche du pays (il paese) de François. Si je sautais du wagon en marche maintenant, je pourrais peut-être retrouver les traces de ses pas dans les sentiers que je vois par la fenêtre.

C’était un vagabond, qui dormait par terre, buvait aux sources, parlait de l’amour de Dieu au premier venu. Il a regardé ces arbres, écouté ces oiseaux, observé les étoiles qui apparaîtront cette nuit.

Le train s’arrête. Les lettres blanches du mot Assisi se détachent sur un fond bleu au-dessus des quais. Un wagon à l’abandon, de l’autre côté de la gare, est envahi d’herbes hautes et de fleurs.

Emmanuel Van der Meulen, Récit d’un voyage à Assise

Le dimanche matin est un des plus beaux moments de l’été moscovite. La lumière qu’aucune agitation ne coupait demeurait dans sa plénitude, juste comme si le soleil venait de se lever. Ils marchaient ainsi sur des plans géométriques de lumière et d’ombre, ou pour mieux dire : à travers des corps stéréoscopiques, parce que la lumière et l’ombre se découpaient non seulement sur les surfaces planes, mais dans l’air. Avant d’atteindre le Soviet de Moscou, ils pénétrèrent dans une ombre compacte. Cependant, il y avait un espace entre deux bâtiments où tombait une grosse masse de clarté. Elle était compacte aussi et presque palpable ; là, on ne pouvait plus douter de la matérialité de la lumière ; on pouvait prendre la poussière répandue dedans pour une hésitation de l’éther.

Iouri Olécha, L’envie (traduit du russe par Henri Mongault et Louise Desormonts)

Je m’avançais vers un miroir. J’aime beaucoup ces miroirs de la rue. Ils surgissent sur votre route au moment le plus inattendu. Vous suivez une rue tranquille, une rue de ville bien banale qui vous promettait ni merveille ni apparition. Vous allez sans rien prévoir, vous levez les yeux et, tout à coup, brusquement, vous êtes en face d’une transformation sans précédent qui vient de se produire dans le monde, dans les lois qui régissent le monde.

L’optique, la géométrie sont transgressées, la nature est violées en ce qui touche votre marche, vos mouvements, votre désir de vous rendre exactement à l’endroit où vous allez. Vous commencez à croire que vous voyez par la nuque ; vous souriez même d’un sourire décontenancé à ceux qui passent, tout confus de ce privilège que vous venez de découvrir.

« Ah !… » soupirez-vous doucement.

Le tramway qui vient de disparaître sous vos yeux reparaît de nouveau, coupant le coin du boulevard, comme un couteau tranche une carte. Un chapeau de paille suspendu par un ruban bleu au bras d’une femme (elle, vous venez de l’apercevoir, elle a éveillé votre attention, mais vous n’avez pas eu le loisir de vous retourner), flotte à votre rencontre, juste à la hauteur de vos yeux.

Devant vous, le lointain se découvre. Chacun tient pour certain que là est une maison, là une muraille, mais vous seuls détenez le vrai secret : il n’y a point de mur ici, seulement le monde mystérieux où se reflète tout ce que vous venez de voir, — et ce avec le relief, avec la clarté qui n’appartient qu’au gros bout d’une jumelle.

Iouri Olécha, L’envie (traduit du russe par Henri Mongault et Louise Desormonts)

Hannko Vogoulian régla la lumière de la lampe qui avait un peu baissé et reprit son stylo. Elle écrivait lentement et sans ratures. Elle essayait de retrouver phrase à phrase le texte original de Chiens dans la taïga, un petit roman de Maria Kwoll qu’elle avait lu des centaines d’années plus tôt à la bibliothèque du kolkhoze. Elle transcrivait de son mieux ce que lui dictait sa mémoire, mais souvent elle avait conscience qu’elle inventait, et d’ailleurs elle remplaçait volontiers les passages oubliés par des synthèses et des raccourcis de son cru, ou des aphorismes qu’elle jugeait appropriés. D’un strict point de vue littéraire, ce qu’elle faisait était une aberration, mais elle s’en fichait. Je pourrais en dire autant, pour ce qui me concerne. Elle ou moi peu importe. Ce qui comptait, au fond, c’était qu’elle noircît son cahier avec de la prose.

Antoine Volodine, Terminus radieux

Aujourd’hui, ma mère est tellement vieille qu’elle ressemble à sa propre mère, ou peut-être à son arrière-grand-mère ou même à son arrière-arrière-grand-mère. À partir d’un certain âge, la vieillesse nous donne les traits de tous nos ancêtres réunis, dans la molle bousculade des réincarnations. Et c’est peut-être ça, finalement, l’au-delà, un couloir sans fin où s’alignent tous les ancêtres, l’un derrière l’autre. Ils attendent simplement, tournés vers celui qui vit, sans mots, sans mouvements, le regard patient, les yeux fixés sur une date. elle habite ce qui est déjà une sorte d’asile, c’est-à-dire dans sa petite maison sombre, avec son petit corps ramassé comme un dernier bagage à main. Souvent ce rapetissement de la vieillesse m’apparaît comme invraisemblable, comparé à la longue histoire de tout une vie.

Kamel Daoud, Meursault, contre-enquête

Rien n’est plus souhaitable, surtout pour quelqu’un né dans le camp, que la vie dans le camp. Ce n’est pas une question de décor, ni de qualité de l’air, ni même de qualité des aventures qu’on risque d’y connaître avant la mort. C’est surtout une question de contrat respecté entre le destin et soi. Il y a là un avantage supérieur qu’aucune des précédentes tentatives de société idéale n’avait réussi à mettre au point. À partir du moment où tous peuvent prétendre à entrer dans le camp et où jamais nul n’y est refusé ou n’en ressort, le camp devient l’unique endroit du monde où le destin ne déçoit personne, tant il est concrètement conforme à ce qu’on est en droit d’attendre de lui.

Antoine Volodine, Terminus radieux

Ce ne sont pas toujours des textes de mon cru qui m’apparaissaient en songe. J’ai pu lire le livre de Ponge intitulé De l’homme, dont il n’existe que deux fragments. J’ai pu lire les nombreux livres de Cendrars, annoncés comme à paraître, et dont on ne connaît que les titres. Il m’a été donner de feuilleter les deux grands cahiers cartonnés, — disparus à jamais, semble-t-il, à moins qu’ils ne soient au secret dans le coffre d’un collectionneur—, dans lesquels Baudelaire, vers 1850, fit recopier Les Limbes. Et je m’apprêtais à ouvrir Le Livre de Mallarmé, lorsque le maître, à minuit, fit son apparition, et, se penchant vers moi, me recommanda de sa voix flûtée de m’en abstenir, alléguant qu’il ne me serait plus possible de rien écrire après l’avoir lu. Je suivis son conseil, à regret.

Gérard Farasse, Écrire en rêve (éd. Le temps qu’il fait)

La silhouette du jeune Christoph ne quittait plus Posnianski. Il avait lu la lettre en prêtant l’oreille à cette voix d’outre-tombe. Puis, dans un recueillement toujours plus profond, il avait feuilleté le carnet noir, qui contenait des notes, des fragments de vers, des pensées détachées, des idées, des impressions, des questions. Posnianski s’était tout d’abord attelé à cette lecture par une sorte de sport : amateur de sténographies, il en connaissait tous les systèmes et abréviations et s’était déjà distingué, sur les bancs de l’école, dans le déchiffrage d’écritures manuscrites étrangères. La graphie même de ces traits au crayon lui avait dit quelque chose : celui qui les avait tracés était un être clair et simple, et le contenu de ces pages avaient confirmé cette impression.

Arnold Zweig, Éducation à Verdun

Toutefois, ce ne furent pas la vareuse ni les revers qui plongèrent Alfred dans l’étonnement, mais le visage du vieil homme. Sa Majesté K.u.K. apostolique, l’empereur François-Joseph 1er, se tenait en personne devant la porte de ce Palais de justice. La barbe blanche et clairsemée du vieillard avait, comme la porte du bâtiment, deux vantaux. Au milieu, le menton était rasé avec soin, la moustache, broussailleuse et de loin plus martiale que chez son Très Haut modèle, était convenablement brossée. Des milliers d’employés du service civil ou militaire, des milliers de conseillers impériaux, des milliers de directeurs de banques, des milliers de brigadiers de police, des milliers de facteurs, des milliers d’huissiers de toutes les branches de l’administration portèrent pendant trois générations de la monarchie austro-hongroise ce masque de l’empereur. Il y avait parmi eux des Allemands, des Allemands autrichiens et des Tchèques, des Polonais et des Juifs, des Ukrainiens et des Roumains, des Hongrois et des Croates, des Italiens et des Slovènes, des Serbes et des Slovaques, tout le mélange bariolé de la double monarchie. Ils étaient tellement nombreux que, treize ans encore après la mort de l’empereur et onze ans après la mise au tombeau de la monarchie elle-même, était souvent resté bouche bée devant les porteurs survivants du masque impérial.

Soma Morgenstern, Le Testament du fils prodigue

C’est Gédiminas qui m’a dévoilé la structure de la bibliothèque (la structure de toutes les bibliothèques). Lorsque, pour la première fois, j’ai plongé dans cet océan d’écrits, j’étais fou de joie : j’ai dévoré autant de livres que possible — sans prêter la moindre attention aux petits réduits sombres gardés par des individus tout aussi sombres et aux sourcils foncés. Alors que les yeux de Gédiminas se sont arrêtés justement sur eux. C’est grâce à lui que j’ai découvert ce que sont les Archives Spéciales. Je savais, bien évidemment, que chaque bibliothèque disposait d’une telle section. Cependant, dans mon imaginaire, les Archives Spéciales étaient une petite salle ne contenant qu’une centaine d’ouvrages mis à l’index par les Soviétiques. Oh,divine naïveté* !… Nos fantasmes les plus fiévreux, nos théories les plus pessimistes sont désespérément fades, comparées à Leur réalité ; ce ne sont pas les innocentes fantaisies d’un enfant candide ! Gédiminas a bien ri en apprenant ce que je croyais être les Archives. Dans les faits, cette réserve ne contient aucun ouvrage : seulement des index cryptés, inaccessibles au commun des mortels. La taille de ces index m’a elle aussi laissé interdit : des centaines de milliers de références non répertoriées. J’ai eu un frisson lorsque j’ai compris qu’une immense partie de notre univers nous avait été dérobée. D’autant plus qu’il s’agit probablement de la meilleures partie de notre culture. Le plus ironique, c’est que ces milliers d’ouvrages existent dans l’océan de nos écrits, mais nous resteront inaccessibles. Inutile d’avoir mis les pieds dans une réserve pour comprendre qu’il est impossible de retrouver tel ou tel ouvrage parmi un million d’autres livres s’il n’est pas répertorié dans un catalogue ou s’il ne possède aucun numéro de référencement. Ces livres sont laissés à la vue de tous, mais ils nous sont invisibles. J’ai aussi découvert qu’il existait une réserve de la Réserve des Archives Spéciales, inaccessible à quiconque ne faisant pas partie des personnes accréditées. Je n’ai pas été étonné d’apprendre auprès des anciens (je n’oublierai jamais leurs chuchotements effrayés) qu’il y avait aussi une autre réserve à l’intérieur de la réserve de la Réserve des Archives Spéciales : des ouvrages entassés dans une cave maçonnée à la façon des refuges antinucléaires, et protégés par une porte blindée. Des ouvrages que quasiment jamais personne n’avait touchés. C’en était trop pour moi, mais Gédiminas continuait à afficher son sourire ironique. Il a déclaré, avec le plus grand calme, que quelque part, il devait également y avoir un coffre en titane, contenant des œuvres inaccessibles. Un coffre inviolable et dépourvu de code et de clé. Celui-ci renfermerait des livres qu’absolument personne n’avait le droit de lire ou même de voir.

* (en français dans le texte)

Ričardas Gavelis, Vilnius Poker (traduit du lituanien par Margarita Le Borgne) éd. Monsieur Toussaint Louverture

L’oncle Stefan, lui, comprendra sûrement, se dit-il ; ne serait-ce que lorsque je lui raconterai comment j’ai connu cet ami. À la bibliothèque de l’université, une futilité leur avait fait lier conversation, puis ils étaient passés dans la salle de lecture et avaient pris place l’un à côté de l’autre. Il avait une curieuse façon de manier les livres, cet étudiant, ce Gabriel Friedmann. Ses mains fines, à l’aspect desséché comme toute sa personne, ne semblaient pas toucher simplement le volume ; elles nouaient comme des liens d’affection avec les pages, les lissant, elles faisaient surgir dans l’espace vide une langue à elles, une langue pure, toute de gratitude et d’humilité, comme si le livre était un livre de prières et ces deux mains deux lèvres en train de prier. Un talmudiste ! se dit Alfred, quoiqu’il n’en eût jamais vu un seul. Et alors, il avait osé demander : « Vous êtes d’une famille pieuse peut-être ?

— Oui. Mon grand-père, déjà, était sioniste. »

Soma Morgenstern, Le fils du fils prodigue

[…] Qu’est-ce que tu aimerais voir ? Je vais te montrer tout de suite, pour commencer, le grand temple, au milieu de la ville, et ensuite…

— Si ce n’est pas trop loin, j’aimerais voir d’abord la Grande Roue.

— Comment ? Tu ne l’as pas encore vue ?

— À Drobropolje je n’en ai pas eu l’occasion, autant qu’on sache.

— Allons ! Quand on sort de la gare du Nord on a la Grande Roue juste en face !

— Vraiment ? moi, je ne l’ai pas vue !

— Si la Grande Roue était une vache, tes yeux d’aigles l’auraient tout de suite aperçue.

— C’est vrai ! Il m’arrive exactement la même chose qu’au paysan qui n’avait pas réussi à voir la ville, parce qu’elle était cachée par les maisons ! Pourquoi tu ne me l’as pas fait remarquer ?

— Comment aurais-je pu deviner que tu avais laissé tes yeux à Dropropolje ?

— Parce que tu étais en colère. Tu es toujours en colère contre moi.

— Ça ne fait rire. Je t’y conduis tout de suite, là-bas il y a aussi le Prater. Nous allons prendre le tramway.

Soma Morgenstern, Le fils du fils prodigue

« Maintenant tu vas montrer au jeune monsieur tout ce que tu sais dessiner.

— Mais je ne sais pas, se défendit le garçon, sans faire de manières, ce qui augmenta la bienveillance d’Alfred.

— Dessine un pays pour le jeune monsieur, n’importe quel pays. Par exemple l’Amérique…

L’Amérique n’est pas un pays, monsieur le régisseur ! s’exclama l’enfant en jetant un coup d’œil à Alfred.

— Si monsieur le régisseur le souhaite, et que tu saches le faire, dessine n’importe quel pays. L’Italie par exemple. » Le garçonnet ouvrit son grand livre mince. Il contenait des cartes, feuilles éparses, graisseuses, reliquats d’un ex-atlas scolaire passé par de nombreuses mains. Entre les cartes, du papier-calque fripé et du papier ministre bon marché, jaunâtre, prélevé manifestement dans les réserves de l’économat. Le petit choisit une feuille de papier lisse, l’étendit soigneusement sur la couverture du livre, l’étendit sur ses genoux, et esquissa d’un trait énergique, sans lever une seule fois le crayon, les contours de la Péninsule.

Soma Morgenstern, Idylle en exil (traduit de l’allemand par Denis Authier et Christian Richard)

C’était encore l’hiver, mais le soleil commençait à monter et il était déjà haut vers midi quand la colonne, qui était partie de bon matin, eut parcouru une dizaine de verstes ; il tapait si fort qu’il se mit à faire trop chaud ; ses rayons devinrent si éblouissants, que l’acier des baïonnettes et les éclairs qui éclataient soudain comme de petits soleil sur la bronze des canons faisaient mal à regarder.

Derrière, un ruisseau rapide et pur que la troupe venait de traverser ; en avant, des champs cultivés, les montagnes noires, mystérieuses, couvertes de forêts ; au-delà des montagnes noires, des rochers les dominant et, tout en haut, sur l’horizon, les neiges éternelles, éternellement attirantes, éternellement changeants, jouant avec la lumière comme des diamants.

Devant la cinquième compagnie, en bonnet haut et tunique noire, le sabre pendu au côté, marchait Butler, un grand, bel officier récemment arrivé de la garde. Il éprouvait un allègre sentiment de joie à vivre et à être exposé, cependant, aux dangers de la mort […]

Léon Tolstoi, Hadji Mourat

De Mandalay, en Haute-Birmanie, on peut aller par train à Maymyo, la principale station de montagne de la province, au bord du plateau de Chan. C’est une drôle d’expérience. On est, au départ, dans l’atmosphère caractéristique d’une ville orientale — soleil ardent, palmiers poussiéreux, odeurs de poisson, d’épices et d’ail, fruits mous et humides des tropiques, pullulement d’êtres humains aux visages basanés — et l’on est tellement accoutumé à cette atmosphère qu’on l’emporte avec soi tout entière, pour ainsi dire, dans le compartiment de dalay quand le train s’arrête à Maymyo, à quatre mille pieds au-dessus du niveau de la mer. Or voici qu’en descendant du train, on entre de plain-pied dans un univers différent. Subitement l’on respire un air frais et pur qui pourrait être celui de l’Angleterre, et partout autour de soi on voit de l’herbe verte, des fougères, des sapins, et des montagnardes aux joues roses qui vendent des paniers de fraise.

Mon retour à Barcelone, après trois mois et demi de front, me rappela cela. […]

George Orwell, Hommage à la Catalogne (trad. Yvonne Davet)

Le major Amberson édifia « sa » fortune en 1873, tandis que d’autres perdaient la leur : ce fut le début de la magnificence des Amberson. La magnificence, aussi bien que le chiffre d’une fortune, est toujours sujette à comparaison. Laurent le Magnifique lui-même s’en fût aperçu s’il se fut avisé de hanter le New York de 1916. Les Amberson furent donc magnifiques à leur jour et à leur heure. Leur splendeur s’étendit sur toutes les années qui virent florir et d’épanouir en cité leur petite ville du Midland, mais elle atteignit son apogée à cette époque où chaque famille en vue et bruissante d’enfants exhibait un terre-neuve.

Booth Tarkington, La Splendeur des Amberson (trad. Jacqueline Duplain)

Weinberger, un bel après-midi, l’esplanade était pleine de promeneurs, et Charles décida de faire sa lecture. Il disposa ses notes sur un banc, se met à côté, et commença à lire. Les gens s’arrêtèrent, comme ils le font toujours à New York, pensant qu’il s’agissait d’un excentrique local. Ils restèrent, cependant. En un quart d’heure Charles eut un public enthousiaste d’une centaine de personnes, qui poussait des acclamations à la fin de chaque poème — c’étaient les anecdotes de la vie de la cité, qu’il avait dû publier lui-même, à la fin de sa longue vie, dans une édition à deux cents exemplaires. »

« C’était dimanche, dit

Eliot Weinberger, cité par Auxeméry, dans sa préface àHolocauste de Charles Reznikoff

Elle en avait passé l’âge, mais il continuait à la régaler des histoires qu’il lui racontait quand elle était petite : les fables absurdes de ses batailles rangées avec les pirates des glaces qui attaquaient régulièrement le reposoir de Pisgat (lequel, Dieu merci, était d’un calme mortel pendant la nuit), et le récit de ses aventures et de ses échappées belles sur la longue route parsemée d’embûches de Boibicz à Lodz. Ces histoires avaient un effet soporifique sur le narrateur, qui piquait parfois du nez, et Jocheved s’amusait de voir que les contes de son papa aux paupières lourdes l’endormaient lui-même comme s’il s’imposait des berceuses.

Steve Stern, Le rabbin congelé (trad. Mireille Vignol)

— Papa s’appelait Reb Eliakum Feygenboim, a moykher seforim, un libraire, et j’ai peu de souvenris de maman, qui est morte jeune. Nous habitions dans la Tsvarde Gas, à Vilna, un trois-pièces plein à craquer, au-dessus de la boutique où il y avait partout des livres, à l’étage comme en bas. En tant que commerce, la librairie était nit gornisht, un échec, parce que papa — s’il avait vendu des linceuls, personne ne serait mort — accordait des remises à ses clients préférés et décourageait ceux qu’il en jugeait indignes d’acheter le reste.

Steve Stern, Le rabbin congelé (trad. Mireille Vignol)

Il faut attendre 1899 et la version de Georg Cantor pour voir enfin le chimpanzé dactylographe pourvu d’une machine à écrire et d’un siège confortable ; en 1900, David Hilbert incitera le même animal, exactement le même, à composer tout le premier acte de Peines d’amour perdues (le plus grand des hasards).

En 1913, chez Émile Borel (Mécanique statistique et Irréversibilité), les chimpanzés sont au nombre d’une million, placés sous la direction de contremaîtres illettrés (parfaitement contremaîtres, parfaitement illettrés) : une année leur suffit pour composer la “copie exacte des livres de toute nature et de toutes langues conservées dans les plus riches bibliothèques du monde”.

En 1927, sir Arthur Stanley Eddington suppose une armée de singes occupés à rassembler sur le papier l’ensemble des livres du British Museum (The Nature of the Physical World).

Pierre Senges, Les aventures de Percival

Bientôt leur vie continua comme avant. Sarah Yetta en était dégoûtée. Son esprit était affamé. Elle adorait lire, mais comment le pouvait-elle alors qu’elle tant à faire ? Elle était à ce point malheureuse qu’elle ne voulut plus manger ; elle avait envie de mourir.

Charles Reznikoff, Sur les rives de Manhattan (trad. Eva Antonnikov, éditions Héros-Limite)

Sarah Yetta expliqua que les filles avaient envie de flâner sur le boulevard le samedi après-midi, mais qu’elle-même était sur pied toute la semaine et avait envie de se reposer le samedi. « En plus, je n’ai pas l’occasion de lire pendant toute la semaine, et le samedi est mon jour de lecture. »

Charles Reznikoff, Sur les rives de Manhattan

Ezekiel passait le plus clair de son temps à la bibliothèque de la 42e Rue. Par grand soleil, sous la pluie, dans le ventre du vent tel un nouveau Jonas, il avait arpenté les rues ; à la maison, il avait esquivé les coups d’œil de son père. À présent, il chassait les ambitions importunes : il agirait à sa guise. Pour commencer, il se mettrait à son compte. Le travail pour autrui, c’est terminé — pour autant qu’il travaille.

Il connaissait un local dans un sous-sol de Greenwich Village. La rue ne longeait qu’un unique pâté de maisons, s’étirant en demi-cercle d’un unique pâté de maisons, s’étirant en demi-cercle d’une ruelle tranquille à une autre. D’autant mieux, pensa-t-il, pour la librairie qu’il avait en vue. L’endroit était vide depuis des années, aussi longtemps qu’il s’en souvienne.

Il était conscient de ses habits chiffonnés, avachis, luisants des innombrables heures passées à s’instruire sur les chaises de la bibliothèque. Il sentait les trous béer dans ses deux semelles, mais se raisonnait, sachant que seul le trottoir connaissant son secret. Qu’as-tu donc à perdre ? s’encourageait-il sans cesse.

Charles Reznikoff, Sur les rives de Manhattan

Étrange autodafé commis par ce pays, commençant par brûler les livres avant qu’ils soient écrits, et tuer tous ceux qui pourraient un jour enfanter un écrivain, un lecteur ou un simple conteur d’histoires indiscipliné ! Datant la création à partir de ce premier crime, je pouvais parfois comprendre l’attitude méprisante du vieillard mourant qui m’avait chargé de rédiger ses mémoires et je démêlai facilement ce mélange de sentiments, envie, haine, mépris, méfiance, et de jeux de séduction grossiers entre nous. Il ne pouvait s’empêcher, selon une longue tradition, de voir en moi le scribe encore capable de traîtrise, et moi, en lui, le témoin coupable d’un énorme parjure. Une sorte de nécessité alimentaire veule m’avait mis à sa disposition pour enjoliver le souvenir qu’il avait de lui-même et des autres, et une sorte d’impuissance fondamentale, insoluble par les armes, l’avait obligé à dénuder la partie la plus fragile de sa cuirasse pour acheter sa petite éternité et signer de son nom une millionième copie du seul livre que tolère ce pays.

Kamel Daoud, La préface du nègre

Quittant la cuisine, il inspecta le reste de l’appartement, les pièces se livrant rapidement à lui désormais comme autant de villes vers la fin d’une guerre. Ici et là, il y avait des choses qu’il reconnaissait, presque rien toutefois de l’époque où il vivait encore chez ses parents ; seulement des choses vues pendant ses visites à son père, d’abord sans fils, puis sans épouse, lors de ses déménagements successifs.

Mais la chambre d’amis, elle, était garnie des lits jumeaux et mobilier blond qui avait été les siens quand il était lycéen. Sous l’épaisse plaque de verre de son bureau il y avait des photos de lui et d’amis dont il avait oublié les noms et une de sa mère, aussi, la seule de tout l’appartement. Il ne fut ému ni par les photos — il les reconnaissaient toutes, se rappelait quand on les avait prises, ce qu’il avait éprouvé en posant ; entre lui et ces clichés nul temps ne s’était écoulé ; comment aurait-il été ému ? — ni par le mobilier préservé de sa chambre de jadis, sienne alors qu’il n’y avait pas passé une seule nuit, ne l’avait même pas vue avant d’y entrer à l’instant pour la première fois.

Stanley Elkin, La seconde vie de Preminger

Le temps passe, et au passé tout semble devenir plus simple et plus clair que c’était dans le présent… Maintenant, cela pouvait paraître étrange, mais Mitichatiev était encore un camarade de classe de Liova. Simplement, il avait perdu ses cheveux et s’était empâté avant l’âge, et surtout il avait, imperceptiblement mais déjà depuis longtemps, contracté ces gestes et ces habitudes insignifiants et tout extérieurs qui font reconnaître l’homme mûr, même de dos : sa façon de s’asseoir dans l’autobus, d’étendre ses jambes, de se moucher. Si l’on s’en souvient, et Liova y parvenait facilement, Mitichatiev avait, déjà à l’école, l’air plus vieux que les autres, il pouvait même passer pour plus vieux que le professeur, comme s’il changeait d’âge en fonction de son interlocuteur de façon à être toujours un peu plus âgé que lui.

Andreï Bitov, La Maison Pouchkine

Elle essaie d’imaginer le petit Ofer après le bain, propre comme un sou neuf, à l’heure du coucher, la tête posée sur l’épaule d’Avram qui lui raconte une histoire. Ofer a son pyjama vert orné de croissants de lune, mais elle ne distingue pas ce que porte Avram. Elle ne le voit même pas, d’ailleurs. Elle sent seulement sa forte présence et la manière dont Ofer s’abandonne contre lui. Avram aurait probablement organisé des représentations, des spectacles, et inventé une nouvelle histoire, soir après soir. Il se serait lassé de lire la même pendant des semaines, comme l’exigeait Ofer. Elle croit entendre la voix particulière, remplie de mystères, douce et terrifiante à la fois qu’adoptait Ilan quand il lisait un livre aux garçons avant de dormir. Elle se garde de confiant à Avram à quel point il aimait ce moment. Il avait beau être débordé au bureau, il n’omettait jamais le rituel du coucher. Elle-même adorait l’écouter, pelotonnée dans le lit entre les deux garçons.

David Grossman, Une femme fuyant l’annonce

Oui, où suis-je ? Territorialement, en Tchécoslovaquie. Les traités sont là pour le confirmer. Là, elle se bute contre les frontières hongroise, roumaine, polonaise. C’est la région des grandes forêts du versant sud des Carpates. Les Marmaroches, pour tout dire.

Moralement parlant, le pays est beaucoup plus loin. Il n’est pas dans le XXe siècle. Tout juste vient-il de passer l’âge de la Genèse. Nous sommes à la deuxième période du monde, au temps de l’Exode. Le président Masaryk, qui, des premiers, vit dans le sionisme une goutte d’huile prophétique, sait très bien, lorsqu’il se rend à Mukacevo, à Ouzgorod, à Hust, que le gouverneur qui le reçoit n’est pas tout seul sur le quai. Un personnage immense incommensurable accompagne le fonctionnaire. Il l’enveloppe tout entier de sa grande ombre. Sa taille domine les Carpates, sa barbe balaye le sol et ses yeux enfoncés portent le long tourment d’un peuple : c’est Moïse !

Albert Londres, Le Juif errant est arrivé

Un roman-musée ?

Mais, en même temps, nous veillerons que la moindre coupure de journal qui ne soit pas parvenue à destination puisse trouver place à n’importe quel moment du roman sans rompre le cours du récit, comme son prolongement naturel.

Que l’on puisse, le livre fermé, prendre un journal, vieux ou récent, et croire que ce qui a lieu dan ce journal et donc, dans une certaine mesure, dans le monde en général, se passe à l’époque du roman, et inversement, le journal fermé et le livre rouvert, croire qu’on n’a pas quitté le roman, mais qu’on en a juste relu l’ « Introduction » afin d’élucider certains aspects des intentions de l’auteur.

Dans l’espoir d’un tel résultat et confiant dans la nécessaire collaboration du temps et de l’espace, nous éviterons bien des descriptions, bien des détails, considérant que ce sont choses connues tant du lecteur que de l’auteur.

Andreï Bitov, La Maison Pouchkine

On pouvait souvent le surprendre dans cette attitude : pieds nus, la fenêtre grande ouverte, dans son châle d’angora et son caleçon, le dos à la « cheminée » ronflante, un livre ouvert dans les mains — le dictionnaire de Dahl, La Maison d’Apre-Vent ou Guerre et Paix — et c’était un type si bien, on pouvait tellement l’aimer (cela lui importait si peu) que Liova avait toujours l’impression puérile qu’il lisait un autre Guerre et Paix que les autres gens, non qu’il le lût à sa manière, mais parce qu’il avait vraiment un autre livre intitulé Guerre et Paix, avec une autre Natacha, un autre Bolkonski, également de Tolstoï, mais d’un autre Tolstoï… Et c’était la vérité : ce ne pouvait être le même livre.

Andreï Bitov, La Maison Pouchkine

Une heure plus tard, le réveil de Liz Norton se mettait à sonner et celle-ci se levait d’un bond. Elle se douchait, mettait de l’eau à chauffer, prenait un thé au lait, se séchait les cheveux et ensuite, lentement, inspectait sa maison comme si elle craignait que la visite nocturne ne lui ait subtilisé quelques-uns de ses objets de valeur. Le salon et sa chambre étaient presque toujours dans un état chaotique et cela l’ennuyait. Avec des signes d’agacement, elle ramassait les verres qui avaient servi, vidait les cendriers, enlevait les draps et mettait des draps propres, replaçait sur les étagères les livres que Pelletier avait retirés et abandonnés par terre, plaçait les bouteilles dans le casier à bouteilles de la cuisine, puis s’habillait et s’en allait à l’université. Si elle avait une réunion avec les collègues de son département, elle y allait, s’il n’y avait pas de réunion, elle s’enfermait dans la bibliothèque, pour travailler ou lire, jusqu’à ce qu’arrive l’heure de son cours suivant.

Roberto Bolaño, 2666

Est-ce que ce livre avait disparu de sa mémoire pendant que sa fille et lui volaient d’est en ouest ? Ou avait-il disparu de sa mémoire pendant qu’il attendait, arrivé à Santa Teresa, de recevoir ses cartons de livres ? Le livre de Dieste s’était-il évanoui comme un symptôme secondaire de jetlag ?

Amalfitano avait des idées un peu particulières à ce sujet. Il ne les avait pas toujours, il serait donc sans doute excessif de les appeler idées. Il s’agissait de sensations. D’idées-jeux. Comme s’il approchait d’une fenêtre et s’obligeait à voir un paysage extraterrestre. Il croyait (ou aimait croire qu’il croyait) que lorsqu’on se trouve à Barcelone, ceux qui se trouvent et sont à Buenos Aires ou à Mexico n’existent pas. Le décalage horaire n’était qu’un masque de la disparition. Donc, si on effectuait un voyage à l’improviste dans des villes qui en théorie ne devraient pas exister ou n’avaient pas le temps approprié pour s’édifier correctement, il se produisait le phénomène connu en tant que jetlag. Non pas à cause de la fatigue de tous ceux qui, à ce moment-là, si vous n’aviez pas fait le voyage, devraient être endormis. Il avait dû probablement lire quelque chose de cette farine dans un roman ou une nouvelle de science-fiction et l’avait oublié.

Robert Bolaño, 2666

L’un des employés était un pharmacien presque adolescent, extrêmement mince, avec des grandes lunettes, qui, le soir, lorsque la pharmacie était de garde, lisait toujours un livre. Un soir Amalfitano lui demanda, pour dire quelque chose pendant que le jeune homme cherchait dans les étagères, quels livres il aimait et quel livre il était en train de lire en ce moment. Le pharmacien lui répondit, sans se retourner, qu’il aimait les livres du genre de La Métamorphose, Bartleby, Un cœur simple, Un conte de Noël. Il lui dit qu’il était en train de lire Petit déjeuner chez Tiffany, de Capote. En laissant de côté qu’Un cœur simple et Un conte de Noël étaient, comme le titre de ce dernier l’indiquait, des contes et non des livres, le goût de ce jeune pharmacien cultivé était révélateur, un jeune pharmacien qui avait été peut-être Trakl dans une autre vie ou à qui peut-être dans celle-ci il lui avait été accordé d’écrire des poèmes aussi désespérés que ceux de son ancien collègue autrichien, qui préférait nettement, sans discussion, l’œuvre mineure à l’œuvre majeure. Il choisissait La Métamorphoseplutôt que Le Procès il choisissait Bartleby plutôt que Moby Dick, Un cœur simple plutôt que Bouvard et Pécuchet et Un conte de Noël plutôt que Conte de deux villes ou Les Papiers posthumes du Pickwick Club. Quel triste paradoxe, pensa Amalfitano. Même les pharmaciens cultivés ne se risquent plus aux grandes œuvres, imparfaites, torrentielles, celles qui ouvrent des chemins dans l’inconnu. Ils choisissent les exercices parfaits de grands maîtres.

Roberto Bolaño, 2666

[…] elle avait appris, sans grand effort, à lire et à écrire. À partir de ce moment-là, elle avait lu tout ce qui lui tombait entre les mains. Elle notait dans un cahier les impressions et les pensées que suscitaient en elle ses lectures. Elle lut des magazines et des vieux journaux, elle lut des programmes politiques, qu’à certains intervalles des jeunes gens moustachus en camionnette venaient balancer dans le village, et des journaux récents, elle avait lu le peu de livres qu’elle avait pu trouver et son mari, après chaque absence passée à négocier des animaux dans les villages voisins, s’était habitué à lui rapporter des livres, qu’il achetait en certaines occasions non à l’unité mais au poids. Cinq kilos de livres. Dix kilos. Une fois, il était arrivé avec vingt kilos de livres. Et elle n’en avait pas laissé un de côté sans l’avoir lu, et de tous les livres sans exception, elle avait tiré un enseignement. Elle avait lu parfois des magazines qui arrivaient de Mexico DF, elle avait lu parfois des livres grossiers qui la faisaient rougir, seule, assise à la table, les pages éclairées par un quinquet dont la lumière semblait danser ou prendre des formes démoniaques […]

Roberto Bolaño, 2666

Cependant, il avait choisi la Germanie, ses conditions et son cadre de vie affligeants. Pourquoi ? Certainement pas parce qu’elle était sa patrie, car M. Bubis, même s’il se sentait allemand, avait horreur des patries, l’une des raisons pour lesquelles, d’après lui, étaient mortes plus de cinquante millions de personnes, mais parce que c’est en Allemagne que se trouvait sa maison d’édition où l’idée qu’il avait de la maison d’édition, une maison allemande, des éditions dont le siège se trouvait à Hambourg et dont les réseaux, sous la forme de commandes de livres, s’étendaient dans les vieilles librairies de toute l’Allemagne, des librairies dont il connaissait personnellement certains des libraires, et avec qui, lorsqu’il faisait une tournée d’affaires, il prenait le thé ou le café, assis dans un coin de la librairie, se plaignant constamment des temps difficiles, pleurnichant à cause du mépris du public envers les livres, accablant de reproches les intermédiaires et les marchands de papier, se lamentant à propos du futur du pays qui ne lisait pas, en un mot, passant un super bon moment tout en grignotant des biscuits ou des morceaux de Kuchen, jusqu’à ce que, finalement, M. Bubis se remette debout, donne une bonne poignée de main au vieux libraire d’Iserlohn, par exemple, après quoi il s’en allait à Bochum rendre visite au vieux libraire de la ville, qui conservait comme des reliques, des reliques en vente certes, des livres à l’enseigne de Bubis publiés en 1930 ou 1927 et que, d’après la loi, la loi de la Forêt-Noire, bien sûr, il aurait dû brûler au plus tard en 1935, mais que le vieux libraire avait préféré cacher, par pur amour, ce que Bubis comprenait (et pas grand monde d’autre, y compris l’auteur du livre, n’aurait pu comprendre), une action pour laquelle il le remerciait par un geste qui était au-delà ou en deçà de la littérature, un geste, pour le qualifier ainsi, de commerçants honnêtes, de commerçants en possession d’un secret qui remontait peut-être aux origines de l’Europe, un geste qui était une mythologie ou qui ouvrait la porte à une mythologie dont les deux piliers principaux étaient la librairie et l’éditeur, non pas l’écrivain, au chemin capricieux ou sujet à de fantomatiques impondérables, mais le libraire, l’éditeur et un long chemin zigzaguant dessiné par un peintre de l’école flamande.

Roberto Bolaño, 2666

Sage Street mène au Square, qui paraît un poil décrépit ces derniers temps comparé au centre commercial du Triangle et aux nouvelles constructions qui bourgeonnent le long de la route 13 : d’immenses magasins en forme de containers, entourés de parkings gigantesques. L’ensemble allant totalement à l’encontre du type d’économie de centre-ville fondée sur la petite boutique pleine de bricoles variées. Avant, il y avait un marchand de journaux, un glacier, un coiffeur. Il ne reste maintenant que des artisans potiers et des parapharmacies. La situation s’améliore pendant la fête et au mois de décembre où les vitrines vides s’animent grâce à des soldes pas très légales sur les sandales, des articles en chanvre, ou des bijoux faits main ; et le Square, florissant, revient à la vie. Mais la plupart du temps, il semble à l’abandon.

J. Robert Lennon, Mailman, traduit de l’anglais (États-Unis) par Marie Chabin

Il aime cette façon qu’ont les films de comprimer le temps, on dirait qu’il s’écoule des mois alors que ça ne dure pas plus de deux heures. Il a essayé de décrire cette sensation à d’autres, mais eux ne se laissent pas duper, ils sont toujours conscients d’être au cinéma, devant un film et ne perdent jamais la notion du temps qui passe. C’est peut-être pour ça qu’il préfère y aller seul. Il a l’impression d’avoir vécu trois ou quatre fois plus longtemps que les autres parce que devant un écran de cinéma, il vit pleinement ce temps fictif et compacté : les heures passées y sont merveilleusement décuplées par rapport à la vie réelle.

J. Robert Lennon, Mailman

Depuis l’Antiquité, bien des auteurs, Platon en tête, ont interprété le changement comme synonyme du Mal ; l’idéal de l’immobilité rassure. Une immobilité qui se fait terre et pierre, foncière et immobilière. La technique, bancaire et industrielle, a brisé le vieux monde stable, la « société close » dont parle Karl Popper, celle qui pendant des millénaires a été le cadre « naturel » de l’humanité. Une société où chacun était à sa place, où chacun perpétuait l’œuvre de ses parents, où les lendemains ressemblaient aux jours passés. Cet ordre ancien est rompu. « Le passage de la société close à la société ouverte, écrit Popper, est une des plus grandes révolutions que l’humanité ait connues. » La fin de la société rurale et de la famille patriarcale, le développement des villes, l’individualisation de la société, les responsabilités personnelles que les hommes les plus modestes attachés à leur « tribu » ont dû assumer, cette formidable mutation qui commence lentement à la fin du Moyen Âge et s’accélère au XIXe et XXe siècles, c’est un « saut dans l’inconnu et dans l’incertain » (Popper).

Michel Winock, Le cas Bernanos

La bibliothécaire tapait toujours. Tap. Tap. Tap… Je marchais lentement, laissant glisser ma main sur le dos des volumes comme je l’aurais fait le long d’une palissade. De temps à autre, lorsque je voyais un titre inconnu ou un livre que je n’avais jamais ouvert, je le sortais. Je finis par avoir cinq ou six livres sous le bras. Je m’assis à une grande table en bois et lus la dernière page de chacun d’eux. C’était ma méthode pour choisir un roman, du temps où je lisais. La fin d’une histoire, la façon dont elle se terminait. Je n’avais jamais lu Tendre est la nuit parce que la dernière phrase ne m’avait pas plu.

Steve Tesich, Price

Bien qu’on n’y trouve qu’une connaissance approximative des lieux, les panoramas qu’ils offrent sont en général des reproductions fidèles ; pédanterie qui a des raisons d’être, car à l’époque des voyages les congés réglementaires permettent un contrôle de visu de la plupart des paysages. Les frises y représentent moins de vraies contrées lointaines que des scènes imaginaires de contes de fées, où les illusions deviennent des personnages en chair et en os. Le séjour dans ces murs où le monde entier est évoqué peut être vu comme un voyage organisé au paradis pour employés.

Siegfried Kracauer, Les employés

Il se souvint qu’une fois, enfant, il était allé chercher des œufs frais au village voisin. C’était un village minuscule avec une église blanche, et des rues beiges en terre battue, et des fontaines où l’on allait puiser l’eau comme dans les temps immémoriaux. Sur le chemin du retour il s’était égaré et avait erré pendant des heures, puis plus tard il s’était arrêté hors d’haleine sur la colline dont les contreforts débouchaient sur la ville. Il avait humé le parfum de la terre et la nuit chaude l’avait rendu mélancolique.

« Ça n’a jamais existé » répéta-t-il à voix basse. Il crut voir le carton de la fenêtre trembler ; ce n’était que son imagination. L’angoisse, pensa-t-il, nom d’un chien. Il leva la tête, rampa un peu en avant et resta assis quelques minutes, les jambes croisées, le regard perdu dans le noir.

Edgar Hilsenrath, Nuit

Cela paraît incroyable, mais certains types ont beau marcher, ils restent toujours au même endroit.

Carlos Nine, Rapport visuel sur la ville de Buenos Aires et ses environs

Elle [la jeunesse] est le fétiche des magazines illustrés ainsi que de leur public, les gens âgés la courtisent et les produits de rajeunissement sont censés la conserver. Si vieillir signifie s’approcher de la mort, cette idolâtrie de la jeunesse est signe d’une fuite en avant devant la mort. Mais l’approche de la mort révèle aux hommes, pour la première fois, de quoi leur vie est faite, et lorsqu’on dit : « Comme elle est belle, la jeunesse qui jamais ne revient », cela signifie en réalité que la jeunesse est belle parce qu’elle ne revient jamais. La mort et la vie sont si inextricablement mêlées que l’une ne va pas sans l’autre. Si la vieillesse est détrônée, la jeunesse l’emporte, mais c’est la vie qui perd la partie. Cette course après la jeunesse, que par un malentendu fatal on appelle la vie, montre mieux que tout que l’on n’est pas maître de sa propre vie. Il est hors de doute que l’activité économique rationalisée favorise ce malentendu, si elle ne le crée pas. Moins elle est assurée de son propre sens, plus elle interdit à la masse des personnes au travail de le remettre en question. Mais s’il leur est interdit de poursuivre un but qui ait un sens, alors la fin dernière — la mort — leur échappe également. Leur vie, qui pour mériter ce nom devrait être confrontée à la mort, se fige et revient à ses débuts, la jeunesse.

Siegfried Kracauer, Les employés

Elle se pencha en avant. L’histoire était terminée. C’était de nouveau ma mère en face de moi. J’adorais l’entendre raconter des histoires de son pays lointain. Son visage changeait durant ses récits, rajeunissait jusqu’à devenir celui d’une toute jeune fille. Quel réconfort de constater qu’on pouvait évoquer son passé et les moments heureux qu’on avait connus sans être triste de les avoir perdus à jamais. Je me demandais quels souvenirs j’évoquerais plus tard. Le jour où j’avais ramassé des feuilles à Aberdeen Lane ? Oui. Mes entraînements de lutte au lycée, quand je ne savais pas ce qu’être épuisé voulait dire, quand après trois heures de combat et une à soulever de la fonte, je me précipitais au stade et montais les gradins en courant, sans ressentir la moindre fatigue. J’avais l’impression d’être éternel.

Steve Tesich, Price (traduction Jeanine Hérisson, éd. Monsieur Toussaint Louverture)

Depuis quelques années, le reportage jouit en Allemagne d’une faveur suprême parmi toutes les autres formes de représentations, car il est seul capable, pense-t-on, de saisir la vie dans sa spontanéité. Les écrivains n’ont pas de plus haute ambition que de faire du reportage ; reproduire ce qu’on a observé, voilà ce qui compte aujourd’hui. Il y a une sorte de fringale d’immédiateté, qui est sans doute la conséquence de la malnutrition dont est responsable l’idéalisme allemand. Au caractère abstrait de la pensée idéaliste, incapable de s’approcher de la réalité par quelque médiation que ce soit, on oppose la manifestation spontanée de l’existence concrète que serait le reportage. Mais un reportage, qui dans le meilleur des cas parvient à offrir une reproduction de ce qui existe, ne suffit pas à le rendre présent. Le reportage était une réaction légitime contre l’idéalisme ; rien de plus. Car il ne fait que s’égarer dans la vie que ce dernier ne manque tout à fait, et qui échappe à l’un comme à l’autre. Cent reportages sur une usine sont impuissants à restituer la réalité de l’usine, ils sont et restent pour l’éternité cent instantanés de l’usine. La réalité est une construction. Certes, la vie ne peut apparaître qu’à partir d’observations. Mais elle n’est nullement contenue dans les séries d’observations plus ou moins aléatoires des reportages, on ne la retrouvera que dans la mosaïque que constituent des observations particulières au fur et à mesure que l’on appréhende leur teneur. Le reportage donne une photographie de la vie : l’image de la vie, quant à elle, c’est une mosaïque de ce genre qui nous l’offrirait.

Siegfried Kracauer, Les Employés

Cependant Elisabeth ne savait pas que tout collectionneur, par l’absolu d’une collection sans lacune, jamais atteint, jamais accessible mais toujours opiniâtrement poursuivi, va par delà les objets rassemblés aborder à l’infini et que, disparaissant dans sa collection, il en espère la conquête de son propre absolu et l’abolition de sa mort. Elisabeth ne le savait pas, mais parmi toutes ces belles choses mortes assemblées et amoncelées autour d’elle, parmi tous ces beaux tableaux, elle pressentait pourtant qu’on pendait ces tableaux comme dans le dessein de raffermir les murs, elle voyait que toutes ces choses mortes avaient tout l’air de porter en leur cœur quelque chose de bien vivant, le cachaient aussi peut-être et le protégeaient, un quelque chose à quoi elle se sentait si intimement liée qu’un nouveau tableau apparaissant lui faisait parfois évoquer un petit frère, un être demandant des soins et que ses parents soignaient comme si leur existence commune en dépendait : elle pressentait l’angoisse qui se dissimulait là et qui s’efforçait d’étourdir le quotidien, c’est-à-dire le vieillissement, dans le rythme des fêtes, angoisse contrainte de s’assurer incessamment — surprise sans cesse nouvelle — qu’ils étaient vivants et bien au monde et définitivement réunis et leur cercle à jamais fermé.

Hermann Broch, Les somnanbules

Joachim et Ruzena lui paraissaient de ces êtres qui ne relèvent de l’époque où ils vivent, de l’âge qu’ils ont que pour une toute petite part d’eux-mêmes tandis que l’autre, la plus grande, vit ailleurs, peut-être sur un autre astre ou dans une autre époque, ou peut-être simplement dans l’enfance. Bertrand s’étonnait de voir tant d’hommes d’époques différentes vivre simultanément et même réussir à avoir le même âge : de là sans doute leur inconsistance à tous et les difficultés qu’ils éprouvaient à s’entendre rationnellement ; et chose curieuse, il y avait néanmoins quelque chose comme une communauté humaine et une entente par-dessus les siècles.

Hermann Broch, Les somnanbules

Obscurément le voyageur devine que ces considérations l’élèvent au-dessus de l’existence banale et il aimerait les imprimer en lui pour le reste de ses jours. Car, en accordant à de telles considérations une portée humaine très générale, il faut dire que les voyageurs, notamment ceux d’humeur irascible, y sont plus ouverts que les sédentaires, lesquels ne pensent rien, alors même qu’ils montent et descendent tant et plus leurs escaliers au cours de la journée. Le sédentaire n’aperçoit pas qu’il vit entouré d’œuvres humaines et que ses pensées elles-mêmes ne sont qu’œuvre humaine. Il dépêche des pensées à travers le monde, comme des voyageurs sûrs et habiles aux affaires, et il s’imagine ployer ainsi le monde aux dimensions de sa chambre et de ses propres affaires.

Hermann Broch, Les somnanbules

Le style d’une période est tout aussi présent dans sa pensée que dans toute action qui est implantée par les hommes de cette période. Et c’est seulement cette donnée, nécessairement telle, parce qu’il ne peut en être autrement, qui permet d’expliquer un fait surprenant : pourquoi ce sont précisément les actions qui se manifestent dans l’espace qui ont pris une signification si extraordinaire, une signification évidente, au vrai sens du mot. Peut-être serait-il oiseux d’y réfléchir, si derrière ne se cachait pas le problème qui seul légitime toute philosophie : l’angoisse du néant, l’angoisse du temps qui conclut à la mort. Et peut-être toute cette inquiétude inspirée par la mauvaise architecture et qui fait que je me recroqueville dans mon logement, peut-être toute cette inquiétude n’est-elle rien d’autre que cette angoisse. Car, quoi que l’homme fasse, il le fait pour anéantir le temps, pour le supprimer, et cette suppression s’appelle l’espace. Même la musique, qui est uniquement dans le temps et qui remplit l’espace, transmue le temps en espace, et la théorie qui possède la plus grande vraisemblance, c’est que toute pensée représente un amalgame d’espaces logiques à multiples dimensions, indiciblement compliqués.

Hermann Broch, Les somnambules

Depuis que Heinrich Wendling avait annoncé sa permission, plus de trois semaines s’étaient écoulées. Et bien qu’elle continuât à rester plus longtemps au lit, le matin, Hanna ne croyait plus guère que Heinrich pût encore réellement arriver. Mais soudain, il fut là ; ni le soir, ni le matin, mais dans la pleine lumière de la mi-journée. Il avait passé la moitié de la nuit à la gare de Coblentz, puis il avait remonté lentement la Moselle avec un train militaire. Pendant qu’il racontait cela, ils se tenaient face à face sur les dalles de l’allée du jardin : le soleil de midi dardait ses rayons brûlants au milieu de la pelouse, à côté de la chaise longue où elle s’était étendue le parasol de jardin jetait un flamboiement vermeil, on sentait l’odeur brûlante du coton rouge, et le livre qui avait glissé des mains d’Hanna, tournait ses feuillets dans la brise de midi. Le revenant ne la toucha pas, il ne lui avait même pas tendu la main, mais la regardait fixement, en plein visage, sans détourner la tête et elle, sachant qu’il fallait que Heinrich cherchât l’image qu’il portait avec lui depuis plus de deux ans, elle se tenait immobile sous son regard scrutateur, et elle aussi dirigeait ses regards vers le visage qui lui était offert, elle aussi elle cherchait, mais, il est vrai, l’objet de sa recherche n’était pas l’image qui l’avait accompagnée, car elle n’était plus habitée d’aucune image : l’objet de sa recherche, c’étaient les traits pour lesquels elle avait jadis aimé ce visage.

Hermann Broch, Les somnambules

Où voulais-je donc m’installer pour écrire ? La question se posait. Je pouvais très bien rester au deuxième étage dans la chambre de Lincoln (il y avait un secrétaire), choisir le salon bleu ou vert du premier, ou encore le salon des porcelaines ou la salle des cartes du rez-de-chaussée, sans écarter définitivement la possibilité de me réfugier, à ce niveau, dans la bibliothèque. J’optai pour cette dernière solution, prévoyant qu’en cas de panne sèche, je pourrais toujours ouvrir un roman de Mark Twain, de Henry James, ou me promener près d’un lac dans la prose vigoureuse de Thoreau, voire me plonger dans le torrent des Feuillets d’herbe de Walt Whitman. « Vous avez tout à fait raison de choisir la bibliothèque, vous y serez tranquille, personne ne va jamais vraiment par là », m’avoua Barak Obama avant de s’échapper sans avoir omis de me souhaiter une belle nuit, et un bon séjour.

Jean-Paul Chabrier, Un rapport de stage

Johann August Suter est accablé. Sa vie, sa misère, ses privations, son énergie, sa volonté, son endurance, son travail, sa persévérance, ses espoirs, tout a été inutile. Ses livres, ses papiers, ses instruments, ses armes, ses outils, ses peaux d’ours et de pumas, ses fourrures, ses défenses de morses, ses fanons de baleine, ses oiseaux empaillés, ses collections de papillons, ses panoplies indiennes, ses échantillons d’ambre gris, d’ambre véritable, de sable aurifère, de pierres précieuses, de minerais de toutes sortes forment un tas de cendres chaudes.

Tout ce qu’il a de plus cher, tout ce qui représente la vie et l’orgueil d’un homme s’est envolé, cendres et fumée.

Le général Johann August Suter ne possède plus rien en propre, sauf ce qu’il a sur le dos, son viatique de voyage et son Apocalypse en poche.

Lui qui pensait devenir l’homme le plus riche du monde !

Blaise Cendrars, L’Or

Il n’avait pas déjeuné, aussi se rendit-il au café Syd’s pour s’acheter un hot dog. Il prit la précaution de marcher à l’ombre, à l’opposé du côté où rien n’échappait à la lumière aveuglante du soleil et où il croyait voir des vagues de chaleur miroiter au-dessus du trottoir. La plupart des gens qui étaient venus faire leurs courses avaient disparu. C’était l’une de ces journées d’été écrasantes où le thermomètre montait, de façon stupéfiante, jusqu’à près de trente-huit degrés et où, si le terrain de jeu avait été ouvert, il aurait écourté les jeux de softball et encouragé les élèves à se servir des échiquiers et des damiers et des tables de ping-pong installées à l’ombre de l’école. Un grand nombre d’élèves prenaient des tablettes de sel que leurs mères leur avaient données contre la chaleur, et ils voulaient continuer à jouer sans tenir compte de la température, si élevée fût-elle, même lorsque l’asphalte devenait spongieux et transmettaient le chaleur à la semelle de leurs tennis, même lorsque le soleil était si chaud que, plutôt que de brunir votre peau nue, vous pensiez qu’il allait vous décolorer complètement avant de vous consumer sur place.

Philip Roth, Némésis

Mon père, au milieu d’un cercle de bourgeois et de fonctionnaires, était assis à l’extrémité opposée de la salle à manger. Le coiffeur était debout à côté de la table et s’intéressait à la conversation. Mon père était

particulièrement en verve ce soir-là. Il racontait l’histoire d’une combat auprès d’un village dont j’ai oublié le sonore nom italien. Je ne crois pas que ces histoires de guerre, que mon père avait coutume de raconter, étaient inventées d’un bout à l’autre, bien plus, je crois qu’il les avait entendues de la bouche d’officiers qui les avaient réellement vécues. Car je ne crois pas que mon père ait possédé une fantaisie et une puissance d’imagination suffisantes pour inventer de telles descriptions. Venaient seulement de lui les enjolivements, souvent impertinents de son récit, comme l’incarnation de sa propre personne dans le héros du souvenir guerrier.

Hermann Ungar, Enfants et meurtriers (traduit de l’allemand par G. Fritsch-Estrangin)

La génialité même est indissolublement liée à la bêtise ; et l’interdiction, sous peine de passer pour bête, de trop parler de soi, l’humanité a su la tourner de façon originale : en inventant l’écrivain. Lui, a le droit, au nom du sens de l’humain, de raconter qu’il a bien mangé, que le soleil brille dans le ciel, il a le droit de s’extérioriser, de divulguer des secrets, de faire des confidences, de livrer brutalement des bilans personnels — du moins nombre d’entre eux y tiennent-ils ! — ; tout cela comme si l’humanité s’autorisait là exceptionnellement tout ce qu’elle s’interdit ailleurs.

Robert Musil, De la bêtise

La pluie tambourinait sur le toit de tôle. Pendant les deux heures qui suivirent, il fut ma Patagonie.

La pièce était sombre et poussiéreuse. Dans le fond, des étagères faites de planches et de caisses ployaient sous le poids de livres, d’échantillons minéraux, de vestiges indiens et d’huîtres fossiles. Sur les murs un coucou voisinait avec une lithographie d’Indiens Pampas et une autre du gaucho Martin Fierro. (…)

; le Pays pourpre de William Henry Hudson et les Chants de l’innocence de Blake qu’il affectionnait tout particulièrement bien.

Son bureau était jonché de coquilles d’amandes et de ses livres favoris ; les Tristes d’Ovide, les Géorgiques de Virgile,Walden de Thoreau, le Voyage de Magellan de Pigafetta,Feuilles d’herbe de Whitman, le Poème de Martin Fierro

Bruce Chatwin, En Patagonie

Parfois nous parlons de Klamm, moi je ne l’ai pas encore vu — tu sais que Frieda ne m’aime guère et jamais elle ne m’aurait accordé de le voir —, mais naturellement son allure physique est connue au village, quelques-uns l’ont vu, tous en ont entendu parler et cette apparence, ces ouï-dire et certains propos inexacts en ont dégagé une image qui pour l’essentiel doit être juste, mais seulement pour ce qui est des traits essentiels. Pour le reste, elle est changeante — quoique moins changeante, peut-être, que ne l’est le véritable aspect physique de Klamm. Il paraît qu’il a une allure tout à fait autre lorsqu’il vient au village, et autre encore quand il le quitte, autre avant qu’il ne boive de la bière et après, il est autre à l’état de veille et autre quand il dort, autre seul et autre dans la conversation. Et ce qui est compréhensible, presque totalement autre encore en haut au château. Et à l’intérieur même du village, il existe des différences sensibles, différences de taille, d’attitude, de grosseur, de barbe, ce n’est qu’à l’égard du vêtement que les descriptions, heureusement, sont toutes les mêmes : il porte toujours le même vêtement, une jaquette noire à longs pans.

Kafka, Le château (trad. Georges-Arthur Goldschmidt)

Aussi continua-t-il à avancer mais le chemin était long. La route en effet, la rue principale du village, ne menait pas jusqu’à la montagne du château, elle s’en approchait seulement, mais alors, comme exprès, elle s’en écartait et même si elle ne s’éloignait pas du château, elle ne s’en approchait cependant pas. Sans cesse K. s’attendait que la route enfin s’infléchisse vers le château, et parce qu’il s’y attendait, il continuait son chemin ; c’était la fatigue de toute évidence qui l’empêchait de quitter la route, de plus, la longueur du village l’étonnait, il ne prenait pas fin, sans cesse de petites maisonnettes au vitres recouvertes de glace, rien que la neige et nul être vivant nulle part à la ronde.

Kafka, Le château (trad. Georges-Arthur Goldschmidt)

La table et les chaises de la salle à manger, elles les retrouvèrent chez une voisine qui les avait gardées en attendant leur retour (leur dit-elle). Mais elles ne surent jamais ce qu’étaient devenus ni le bureau ni la bibliothèque en palissandre du cabinet d’avocat, ni la baignoire. La disparition de tous les livres les affligea davantage que celle des fauteuils, des lits, du linge ou de la vaisselle.

Michèle Audin, Cent vingt et un jours

La pensée en roue libre retourne toujours à certains lieux du passé qui n’ont pourtant rien de bien remarquable et où nous n’avons pas souvenir avoir rien vécu non plus d’extraordinaire. Ce peut être un hall d’entrée, une allée, un bout de jardin ou de rue…, des endroits assez neutres vaguement déprimants. Ce sont des ornières du chemin dans lesquelles inexplicablement notre pied est resté coincé, autant de tombes déjà où nous semblons condamnés à demeurer enfouis éternellement.

Éric Chevillard, L’autofictif n° 2136

Il s’en raconte des histoires sur les gens qui commettent des crimes graves. Tout d’un coup, ils décident de faire des aveux complets, de se livrer à la police et de décharger leur conscience de tout ce fardeau, de se laver de ce mal, de cette honte, de ce dégoût de soi, avant d’aller en prison. Comme s’il n’y avait rien de pire que la culpabilité à leurs yeux.

Or moi, je serais tenté de dire que la culpabilité a moins à voir qu’on se le figure dans l’affaire. L’insupportable, c’est plutôt que tout se brouille subitement : la voie du retour au passé s’encombre, on ne peut plus la suivre. On ne se retrouve plus soi-même. Alors le temps change de consistance : les heures du jour et de la nuit se mettent à battre la breloque ; d’abord elles courent, ensuite elles stagnent. Et puis l’avenir devient aussi confus et impénétrable que le passé lui-même. Cette situation paralyse ; on est piégé dans le présent qui s’étire à l’infini, insoutenable.

Qui ne voudrait y mettre un terme, s’il avait le choix ? Obliger le présent à céder à l’avenir, quel qu’il soit ou presque. Qui n’avouerait tout ou presque pour desserrer l’étau de ce présent terrible ?

Richard Ford, Canada (trad. Sophie Kamoun)

Il fait le calcul que dix-huit ans et cinq mois font deux cent vingt et un mois ou à peu près six mille six cent trente jours. Nota bene : six mille six cent trente jours et six mille six cent trente nuits, car il faut faire la distinction, les jours et les nuits sont choses différentes. Mais arrivé à ce point de calcul, il ne voit et comprend plus rien, il n’a plus en face de lui qu’un chiffre qui ne lui dit rien du tout et c’est comme s’il se trouvait devant une fourmilière et qu’il se disposât à en compter les bestioles grouillantes. Il veut se représenter ce que cela signifie six mille six cent trente jours pour en avoir une idée précise. Il imagine alors une maison avec un escalier de six mille six cent trente marches, c’est trop difficile. Une boîte d’allumettes avec six mille six cent trente allumettes ; une bourse qui contienne six mille six cent trente pièces, cela ne va pas. Un train de six mille six cent trente wagons, impossible à imaginer. Un livre de six mille six cents feuillets (notez bien ceci, il faut que ce soit des feuillets, non des pages, les deux pages de chaque feuillet correspondant alors au jour et à la nuit). Ici, il peut arriver à une représentation concrète : il va chercher une pile de livres sur le rayon ; le premier a cent cinquante feuilles, le deuxième cent vingt-cinq, le troisième deux cent dix, aucun n’en a plus de deux cent soixante, il les avait surestimés ; il fait une pyramide de vingt-trois volumes et n’arrive qu’au nombre de quatre mille deux cent vingt feuillets. Alors il y renonce, gardant une stupeur dans les yeux. Et penser avec cela que chaque heure qui s’écoulait pour lui en ajoutait une autre là-bas ! Sa propre existence comptait à peine cinq mille neuf cents jours et pourtant comme elle lui paraissait longue, comme elle s’écoulait lentement !

Jakob Wassermann, L’affaire Maurizius

Il avait toujours soutenu cette opinion qu’une représentation trop vivante trouble le jugement objectif. Toute espèce de participation de l’imagination était jugée par lui méprisable ; remarquait-il chez les autres la plus légère tendance dans ce sens que sa méfiance s’éveillait. Jamais, depuis qu’il exerçait, il ne lui était arrivé de « voir » les choses et les gens. Était-ce cet état pareil à celui que produirait l’opium qui le contraignait à « voir » la vie passée de son enfant au lieu de la « connaître » seulement comme il avait toujours fait. Y avait-il ici, et là, derrière la réalité, comme une autre réalité plus mystérieuse et en même temps plus vraie ?

Jakob Wassermann, L’affaire Maurizius

L’expérience prouve que la plupart des gens, alors même que leurs sentiments s’émoussent ou s’éteignent, les conservent en un recoin particulier de leur âme d’où ils peuvent les tirer quand ils le désirent, ce ne sont plus alors que des fantômes qui ne rappellent l’être vivant que comme la défroque vide, le corps qui la portait, cependant que les lieux et les choses disparaissent complètement de leur mémoire et, lors d’un revoir, leur causent une surprise que seule leur rend sensible le lien entre leur personnalité actuelle et celle de jadis. Tout se passe alors comme si l’on avait pendant ces dix ans écoulés conservé intacte son ardeur, et pourtant le monde concret, celui qui frappe les yeux, dans lequel elle se retrouvait soudain, ressuscitait le passé avec une puissance qui l’écrasait et surtout obnubilait toute notion de temps, qui réduisait l’idée d’avoir vieilli, d’être devenu plus âgé à une duperie incompréhensible de la nature ; toutes choses n’étaient-elles pas, en effet, telles qu’elles avaient toujours été ? Entre dix ans et une semaine, la différence est purement fictive. Voici la marche, la troisième, la troisième après le palier, qui grinçait déjà sous le pied il y a dix ans ; voici, à gauche, au-dessus de la fenêtre de l’escalier, la tache pâle, jaunâtre, sur le plâtre brun (…)

Jakob Wassermann, L’affaire Maurizius

En février et mars 1938, plus d’un émigré put constater avec regret, mais aussi avec fierté, que cinq ans étaient déjà passés. Y a-t-il vraiment cinq ans, pouvait-ils se dire, que quelque part dans une petite ville allemande nous nous apprêtions à partir ? On dirait que c’était hier… Nous nous disions alors : ce ne sera que pour une courte durée ; dans quelques mois nous serons revenus. Ah, tout ce qu’il nous a fallu subir ! Notre exil, une longue suite d’espoirs et de déconvenues ! La mémoire a une façon bien curieuse de jouer avec le temps. Il n’y a rien de plus trompeur, de plus capricieux que le temps. Nous faisons un effort pour nous souvenir et voilà que cinq ans deviennent une journée. Cinq ans pourtant, c’est l’éternité…

Étranges cinq années ! Qu’elles aient passé vite ou lentement, elles ont transformé vos vies ; elles sont devenues une partie de votre vie. Peu importe qu’au départ, vous ayez cru que cette situation nouvelle était provisoire, que vous l’ayez vécue comme une aventure, et même que vous l’ayez choisie. Mais le provisoire est devenu quotidien et l’aventure s’est à ce point stabilisée qu’il y a déjà longtemps que beaucoup d’entre vous ont renoncé à se rappeler ses débuts ou à envisager l’issue. Bien sûr, quelque part dans la région secrète du cœur, l’espoir subsiste. Tout cela, pensez-vous, prendra fin une jour de façon aussi inattendue que cela a commencé. Alors l’exil n’aura été qu’un simple épisode ; vous retrouverez une patrie enfin remise de sa maladie, désormais saine et qui vous accueillera. Vous serez à nouveau chez vous, et le souvenir du séjour à l’étranger s’estompera exactement comme maintenant commence à s’estomper le souvenir du pays natal.

Klaus Mann, Le Volcan

Dois-je avouer que je lisais bien souvent sans comprendre ? Cela m’arrive encore, évidemment. Mais je m’obstinais et, à défaut de recueillir un sens intelligible, je me gorgeais de vocables neufs et de tournures imprévues qui entretenaient ma curiosité. Tant pis si je n’avais été conquis que par l’atmosphère du Soleil de Satan, sa ténébreuse histoire, qui me dépassait. Mes parents ne se souciaient pas assez de moi pour surveiller mes lectures. Je leur dois cela aussi, dont ils étaient ignorants. Je leur dois d’avoir ouvert tous les livres, sans m’apercevoir trop que la chair est triste. Quelle exaltation, au contraire. Quelle fébrilité devant les rayons de la bibliothèque.

J’ai dix ans, onze, ans, et bientôt je m’en irai vers la Hollande, où je serai plongé davantage encore dans l’énorme corpus littéraire que j’aurai le devoir de déchiffrer peu à peu, comme un catéchumène se gorge (ou se lasse) des textes saints.

Jean-Claude Pirotte, Brouillard

Ma sœur et moi avons pris place sur une terrasse, à l’écart de la rue ; nous sirotons un Perrier, les yeux dans le vague. Il fait très beau, la ville grouille en tous sens, l’énergie circule, mais l’évocation de Majorana nous a plongés dans une curieuse mélancolie. Nous savons trop bien, l’un et l’autre, ce que signifient les disparitions aussi soudaines qu’un claquement de doigts, et dont l’écho se prolonge loin dans le cœur et l’esprit. C’est un sentiment irrésolu, un de ceux qui vous poursuivent sans cesse et dont on ne sait que faire.

Après un long silence, je lui dis que, par rebond, les aventures de Majorana me rappellent la phrase de l’écrivain David Garnett, au tout début de La Femme changée en renard, un de mes livres préférés, et je lui cite en vrac : « Les faits merveilleux ou surnaturels ne sont pas aussi rares qu’on le croit ; il faudrait plutôt dire qu’ils se produisent sans ordre. »

« Oui, sans ordre », répète ma sœur en allumant une cigarette ; la fumée se dissipe dans le vent et, à cet instant précis, elle ressemble à une petite fille.

Fabio Viscogliosi, Apologie du slow

Je ne cherchais rien de particulier, ou trop de choses à la fois, et les références s’engluaient dans ma mémoire. Pour justifier ma présence, je me suis mis en quête d’un Kafka qui m’échappait depuis longtemps — Amerika ou le Disparu —, mais j’ignorais où se trouvait le rayon Kafka. J’ai arpenté la salle, scrutant les étiquettes sur les étagères : Espagne, Italie, Suisse, Albanie, Autriche, Belgique, Bulgarie, Pologne, tout le monde était là, jusqu’à l’Allemagne, enfin, où je me suis décroché les yeux sur les volumes alignés. Mais pas de Kafka. Et pas non plus chez les Tchèques. Le Disparu avait disparu de la bibliothèque corps et âme. Il était bien sûr inconcevable que Kafka fût absent de ces rayons même si, en fin de compte, cela l’aurait probablement réjoui. Je voulais en avoir le cœur net. je me suis dirigé vers une bibliothécaire, une femme d’une cinquantaine d’années qui travaillait en silence derrière son ordinateur. Je commençais à transpirer et, d’une voix toute molle, je lui ai demandé des nouvelles de Franz Kafka.

« Vous le trouverez au rayon Autriche », m’a-t-elle répondu en plissant les lèvres.

Fabio Viscogliosi, Apologie du slow

En réalité, je n’ai pas cherché à cacher mon âge à personne excepté à moi. C’est le seul moyen de pouvoir rester jeune, de pouvoir se défendre contre la vieillesse, surtout de ne plus pouvoir être embêté par les classifications et les comptabilités des gens qui savent ce que c’est que le temps et qui ont une montre qui marche. Moi, je ne veux pas avoir de montre qui marche parce que le temps m’ennuie. Je ne veux pas avoir davantage 25 ans que 90 ans ; ça m’est absolument égal pourvu que je me porte bien, que je pense librement et surtout que je ne sois pas emprisonné par des âges.

Gus Bofa, Le poste parisien, 23 septembre 1954, cité par Emmanuel Pollaud-Dulian, Gus Bofa l’enchanteur désenchanté (éditions Cornélius)

L’un des amas de décombres monte, dans l’intérieur, jusque auprès de la fenêtre du second étage. Celui qui le gravit découvre un spectacle qui, bien qu’il soit dans un contraste absolu avec le deuil des objets environnants, éveille cependant l’impression qu’on a trouvé là le trait final où les sentiments confusément éprouvés jusqu’alors se parachèvent ; par-dessus les cimes des noirs sapins, une perpective immense s’ouvre de tous côtés à vos yeux, qu’elle emplit, qu’elle accable presque de sa splendeur. Votre regard stupéfait, déconcerté, s’en va par-delà des sommets et des sommets verts qui flottent dans les vapeurs ensoleillées, rencontre une bande bleuâtre — c’est le pays prospère d’au-delà du Danube avec ses pentes où pousse le blé et ses vergers — et se heurte enfin à cet immense demi-cercle fermant l’horizon : les Alpes nordiques.

Adalbert Stifter, Les grands bois

La longue-vue fut déballée et assujettie au tronc d’un bouleau rabougri, mais les regards ne l’avaient pas attendue pour courir au lointain ; le ciel serein s’étendait comme un brillant désert par-delà les forêts étalées en énormes vagues sombres, que seul bordait, tout au fond de l’horizon, un pâle ruban à peine visible — les champs de blé des hommes, déjà mûrissantes — et qu’enfermait enfin une frange vaporeuse s’évanouissant en plein ciel… Voyez, le cher petit cube est là, il flotte tel un point bleu sur la ligne de sa crête ! Le cœur de Johanna se gonfla de joie et de chagrin. Clarissa cependant s’était agenouillée devant la longue-vue, qu’elle bougeait et manœuvrait ; elle voyait bien que l’appareil était infiniment meilleur que celui de son père, mais elle ne parvenait cependant à rien découvrir ; tout devant ses yeux se rapprochait comme par enchantement, dans un précision à faire peur, mais elle ne reconnaissait rien. Des crêtes hasardeuses, des lignes, des promontoires, passaient dans le champ de la lunette comme des rêves — puis des couleurs en éclair — puis l’azur, l’azur, encore l’azur… Elle tourna la vis afin d’allonger l’appareil, elle lui fit suivre le bord d’un ruban sombre, et soudain poussa un faible cri : la maison paternelle tout entière était là, tremblant dans le cercle du verre merveilleux, petite et fine, comme peinte, mais dont l’œil stupéfait reconnaissait les murailles, les balcons, les toits ; il n’était pas jusqu’aux fenêtres mêmes qu’on ne pensât voir distinctement. Johanna regarda à son tour ; la maison se dressait claire, intacte, avec son toit brillant, dans la tranquillité du ciel. Oh ! le beau, le doux spectacle !

Adalbert Stifter, Les grands bois

Mon fils, comme je vous l’ai dit, m’a fichée dans le milieu de Cléopâtre, et je l’achève ; cela est d’une folie dont je vous demande le secret. J’achève tous les livres, et vous les commencez. Cela s’ajusterait fort bien si nous étions ensemble, et fournirait même beaucoup à notre conversation. Ah ! ma bonne, c’est dommage que nous n’y sommes quelquefois au moins, par quelque espèce de magie, en attendant le printemps qui vient. (…) Je reviens à nos lectures. C’est sans préjudice de Cléopâtre que j’ai gagé d’achever ; vous savez comme je soutiens mes gageures. je songe quelquefois d’où vient la folie que j’ai pour ces sottises-là ; j’ai peine à le comprendre. Vous vous souvenez peut-être assez de moi pour savoir que je suis blessée des méchants styles ; j’ai quelque lumière pour les bons, et personne n’est plus touchée que moi des charmes de l’éloquence. Le style de La Calprenède est maudit en mille endroits : de grandes périodes de roman, de méchants mots, je sens tout cela. J’écrivis l’autre jour une lettre à mon fils de ce style, qui était fort plaisante. Je trouve donc qu’il est détestable, et ne laisse pas de m’y prendre comme à de la glu.

Madame de Sévigné (8 & 12 juillet 1671)

Ce n’est pas à l’hôtel de l’Éléphant que s’installera Wittgenstein, avait dit Goethe, alors qu’il était étendu sur son lit de mort, mais dans ma maison, juste à côté de ma chambre. Nul autre que lui ne saurait convenir mieux. Je veux avoir Wittgenstein à mes côtés ! avait dit Goethe directement à Riemer, toujours selon ce dernier. Lorsque Goethe avait fini par mourir, le vingt-deux mars précisément, je m’étais dit : quelle coïncidence que Goethe eût invité Wittgenstein à Weimar justement ce jour-là.

Thomas Bernhard, Goethe se mheurt

Sur le chemin de la tour, j’avais, comme si ce geste était le seul et l’unique qui pouvait me sauver, tiré un livre des rayons de la bibliothèque, plongée dans l’obscurité la plus totale, sans la moindre idée de quel livre il pouvait bien s’agir, sinon que je me disais qu’il s’agissait sans doute d’un livre philosophique, dans la mesure où les miens, depuis des siècles, avaient pour coutume d’entasser du côté gauche de la bibliothèque les livres qu’on appelle philosophiques, et c’est en parfaite connaissance de cause que je ne m’étais pas servi à droite de la bibliothèque, même si, lorsque j’avais tiré l’ouvrage du côté gauche, je n’avais pas pu deviner de quel livre philosophique au juste il s’agissait, car naturellement j’aurais tout aussi bien pu tomber sur un autre livre que celui de Montaigne, sur Descartes, Novalis ou Schopenhauer.

Thomas Bernhard, Montaigne. Un récit.

C’est un endroit (sous cet arbre !) et à ce moment précis que j’ai découvert il y a plus de vingt-cinq ans que commencer à réfléchir est la plus grande des folies. J’ai toujours aimé ce paysage de collines, derrière lequel on devine à peine la haute montagne. Presque tout reste à explorer, comme par exemple un lac dans lequel on peut tomber et se noyer, un ruisseau dans lequel on peut tomber et se noyer, un ruisseau dans lequel on peut tomber et se noyer, un homme qui pourrait vous tuer, une forêt dans laquelle on se perd inexorablement, et ainsi de suite.

Thomas Bernhard, L’immortalité est impossible

Il n’y a peut-être pas de jours de notre enfance que nous ayons si pleinement vécus que ceux que nous avons cru laisser sans les vivre, ceux que nous avons passés avec un livre préféré. Tout ce qui, semblait-il, les remplissait pour les autres, et que nous écartions comme un obstacle vulgaire à un plaisir divin : le jeu pour lequel un ami venait nous chercher au passage le plus intéressant, l’abeille ou le rayon de soleil gênants qui nous forçaient à lever les yeux de sur la page ou à changer de place, les provisions de goûter qu’on nous avait fait emporter et que nous laissions à côté de nous sur le banc, sans y toucher, tandis que, au-dessus de notre tête, le soleil diminuait de force dans le ciel bleu, le dîner pour lequel il avait fallu rentrer et où nous ne pensions qu’à monter finir, tout de suite après, le chapitre interrompu, tout cela, dont la lecture aurait dû nous empêcher de percevoir autre chose que l’importunité, elle en gravait au contraire en nous un souvenir tellement doux (tellement plus précieux à notre jugement actuel que ce que nous lisions alors avec tant d’amour), que, s’il nous arrive encore aujourd’hui de feuilleter ces livres d’autrefois, ce n’est plus que comme les seuls calendriers que nous ayons gardés des jours enfuis, et avec l’espoir de voir reflétés sur leurs pages les demeures et les étangs qui n’existent plus.

Marcel Proust, Sur la lecture

Sans doute je n’ai que trop prouvé par la longueur et le caractère du développement qui précède ce que j’avais d’abord avancé d’elles : que ce qu’elles laissent surtout en nous, c’est l’image des lieux et des jours où nous les avons faites. Je n’ai pas échappé à leur sortilège : voulant parler d’elles, j’ai parlé de tout autre chose que des livres parce que ce n’est pas d’eux qu’elles m’ont parlé. Mais peut-être les souvenirs qu’elles m’ont l’un après l’autre rendus auront-ils peu à peu amené, tout en s’attardant dans ces chemins fleuris et détournés, à recréer dans son esprit l’acte psychologique original appelé Lecture, avec assez de force pour pouvoir suivre maintenant comme au-dedans de lui-même les quelques réflexions qu’il me reste à présenter.

Marcel Proust, Sur la lecture

Les pays traversés étaient différents, ce qui ôtait toute monotonie à notre errance. Je m’éveillais chaque matin plein d’impatience. Il m’arrivait aussi de regretter le campement que nous avions quitté la veille. Cela venait de ce que j’étais, de nature et de formations, un sédentaire. Rupa me reprochait ces crises de mélancolie. J’étais un petit imbécile. On chérit d’autant mieux le souvenir d’un lieu qu’on s’en éloigne. Seule compte la minute présente. Les Rom vivent dans un présent perpétuel. Les moments heureux qu’ils ont vécus comme ceux auxquels ils aspirent ont leur source dans le présent. Sans présent, il n’y a pas d’« avant », de même qu’il ne peut y avoir d’« après ». Rupo me disait qu’aux yeux des Lovara une bougie n’est pas faite de cire, elle n’est que flamme.

Jan Yoors, Tsiganes

En plein milieu de l’arroyo, au pied du promontoire, les scrapeurs, les pelleteuses et les camions à plateau de 80 tonnes déchargeaient leurs déblais, comblant ce creux à mesure que les autres engins creusaient leur voie. Épure de Lalanne, lissage de la courbe des déblais et des remblais, inlassablement, tout l’après-midi. L’objet à quoi tout ce monde travaillait était une autoroute moderne à grande vitesse visant à l’agrément de l’industrie du fret routier, sans aucune pente d’un gradient supérieur à 8 %. Pour commencer. L’objet idéal ultime serait créé plus tard. Le rêve des ingénieurs était un objet à la sphéricité parfaite, une Terre ploie de toutes ses irrégularités, une planète lisse comme une bille de verre sur quoi ils n’auraient plus qu’à peindre les lignes des autoroutes. Évidemment, les ingénieurs ont encore un sacré bout de chemin à faire, mais ce sont des petits gars patients et inlassables. Ils n’arrêtent pas de s’activer comme des termites dans un termitorium.

Edward Abbey, Le Gang de la clef à molette, traduit de l’américain par Jacques Mailhos

Située sur les hauteurs de Ménilmontant la librairie le Chemin oublié dominait la ville. Le regard de monsieur Lhôm devinait sous les toits les dix-neuf autres libraires qui participent de la géographie secrète de la ville. Dans chaque arrondissement du jeu de l’oie que constitue Paris se trouve une librairie qui n’est autre qu’un « clou de fondation ». Les Babyloniens plantaient à la base des murailles de leurs villes de leurs villes des clous à l’image de leurs dieux, les Parisiens ont ouvert vingt librairies. Dans le premier arrondissement la librairie Au Pendu est située rue de la Vieille-Lanterne. L’escalier oblige les passants à découvrir la vitrine par degrés. Mais la librairie est fermée, le libraire n’est pas là. D’ailleurs il n’est jamais dans sa librairie, il sillonne Paris et ses alentours. Tout Paris est sa librairie. Ses clients, des habitués, connaissent ses trajets et l’abordent dans la rue de jour comme de nuit. Ils vont dans un café et le client passe commande d’un livre vu dans la vitrine. Ils discutent et prennent rendez-vous pour un autre jour. Le jour dit, dans une autre rue, dans un autre café, le client reçoit sa commande. Mais le libraire est parfois saoul ou délirant. Et le client a la surprise de découvrir un livre qu’il n’a pas commandé. Sachant à qui il a affaire, le client ne dit rien, lit le livre et n’est jamais déçu par cette lecture inattendue. Ni des discussions avec le libraire, qui aime à raconter ses rêves et ses visions avant de disparaître dans les rues de sa librairie, oscillant entre folie et ivrognerie.

David B., Les incidents de la nuit 2 (L’Association, 2013)

Un exemplaire de l’album photographique Les dix ans de l’Ouzbékistan, dans lequel Aleksandr Rodtchenko avait photographié différents membres du parti arrêtés durant les purges, fut retrouvé dans la bibliothèque privée de l’artiste des années après sa publication. L’illustre constructiviste avait immortalisé ces hommes sur des photographies et les avait publiées dans un livre en 1934 pendant la Terreur, puis de sa propre main il avait recouvert leurs visages d’une couche d’encre noire afin d’éliminer l’image de ces hommes. Cet acte « orwellien » d’autocensure, accompli dans le refuge de sa bibliothèque personnelle, est le reflet de la censure de la mémoire collective dans la vie publique du Pays des Soviets.

Tomasz Kizni, La Grande terreur 1937-1938 (éditions Noir sur blanc, 2013)

K… s’avançait déjà vers l’escalier quand il s’arrêta tout à coup en s’apercevant qu’il y en avait encore trois autres, sans compter un petit passage qui devait mener à une seconde cour. Il s’irrita de voir qu’on ne lui avait pas précisé la situation du bureau où il devait se rendre ; on l’avait vraiment traité avec une négligence étrange ou une indifférence révoltante ; il avait l’intention de le faire remarquer haut et ferme. Il finit tout de même par monter le premier escalier, jouant en pensée avec l’expression de l’inspecteur Willem qui lui avait dit que la justice était « attirée par le délit », d’où il suivait que la pièce cherchée se trouverait forcément au bout de l’escalier que K… choisissait par hasard.

Franz Kafka, Le procès (traduit de l’allemand par Alexandre Vialatte)

Les livres dont il s’agissait étaient de vieux bouquins usés ; l’un d’entre eux avait une reliure presque en lambeaux dont les morceaux ne tenaient plus que par des fils.

— Que tout est sale ici ! dit K… en hochant la tête.

La femme épousseta les livres du coin de son tablier avant que K… mît la main dessus. Il prit le premier qui se présenta, l’ouvrit et aperçut une gravure indécente. Un homme et une femme nus étaient assis sur un canapé ; l’intention du graveur était visiblement obscène, mais il avait été si maladroit qu’on ne pouvait guère voir là qu’un homme et une femme assis avec une raideur exagérée, qui semblaient sortir de l’image et n’arrivaient à se regarder qu’avec effort par suite de l’inexactitude de la perspective. K… n’en feuilleta pas davantage ; il se contenta d’ouvrir le second livre à la page du titre ; il s’agissait là d’un roman intitulé Tourments que Marguerite eut à souffrir de son mari.

— Voilà donc, dit K…, les livres de loi que l’on étudie ici ! Voilà les gens par qui je dois être jugé !

Franz Kafka, Le procès (traduit de l’allemand par Alexandre Vialatte)

Le peintre sortit de dessous le lit un tas de toiles encore sans cadres recouvertes d’une telle poussière que, lorsqu’il souffla sur la première, K… en resta un bon moment dans un nuage, la respiration coupée.

— C’est une lande, dit-il à K… en lui tendant le tableau.

La toile représentait deux grêles arbres posés sur une herbe sombre à une grande distance l’un de l’autre. Au fond, le soleil se couchait dans un grand luxe de couleurs.

— Bien ! dit K…, j’achète ça.

Il avait parlé trop sèchement, aussi fut-il content quand il vit que le peintre, loin de se formaliser, lui présentait un second tableau.

— Voilà, dit-il, le pendant du premier.

C’était peut-être bien conçu comme le pendant du premier, mais on ne remarquait pas la moindre différence ; il y avait encore des arbres, l’herbe et le coucher de soleil. Mais cette similitude importait peu à K…

— Ce sont de beaux paysages, dit-il, je vous les achète tous deux et je les prendrai dans mon bureau.

— Le motif a l’air de vous plaire ! dit le peintre en prenant un troisième tableau. Cela tombe bien, car j’ai encore ici une toile du même genre.

La toile n’était pas du même genre, c’était exactement la même. Titorelli exploitait parfaitement cette occasion de vendre ses vieux tableaux.

— Je prends celle-là aussi, dit K… Quel est le prix des trois ?

— Nous en parlerons une autre fois, dit le peintre.

Franz Kafka, Le procès (traduit de l’allemand par Alexandre Vialatte)

Dans l’enfance (…), nous avons donné les noms du lointain aux quelques endroits favoris et le ruisseau au bord du pré où nous faisions rôtir les pommes de terre, sous la pluie, s’appelait-il, peut-être, Lethé ou Fleuve de l’Oubli, les quelques maigres lianes pendaient de l’Amazone et le rocher derrière la maison était un contrefort de la Sierra Nevada, avec ses lys sauvages, couleur d’Indiens, au-dessus d’elle l’ouverture dans la haie du jardin menait à notre Nouveau Monde. Et nous aussi, nous sommes maintenant adultes et aucun des noms de ce temps-là, aucun, sans exception, n’est plus en vigueur. Nous aussi, nous avons maintenant une histoire et nul nouveau baptême ne pourra rénover ce qui fut en ce temps-là. Je ne crois pas que ce temps puisse se répéter — même si ce ruisseau s’était vraiment élargi en rivière et si ces lianes étaient devenues indéchirables, entre-temps, et si à la place des lys, tout à coup, un Apache s’était trouvé à portée de main, là-haut sur l’éperon rocheux.

Peter Handke, L’absence (traduit de l’allemand par Georges-Arthur Goldschmidt)

Comme si… il n’y avait pas un seul Destin, suppute Mason, mais bien plutôt un choix parmi une profuse quantité de Destins possibles, dont le nombre diminue régulièrement chaque fois qu’un choix est effectué, jusqu’à se trouver “réduit” aux événements qui nous arrivent bel et bien, à mesure que nous les traversons, dans un Temps irréversible, — exactement comme une lentille, oui, qui reçoit toute la Lumière de quelque vaste Étendue céleste et qui la réduit à un seul point.

Thomas Pynchon, Mason & Dixon

Les Faits ne sont que des Jouets des hommes de loi, — Toupies et Cerceaux qui sans cesse tournoient… Hélas, l’Historien ne peut se complaire dans pareille Rotation oisive. L’Histoire n’est pas la chronologie, car cela est le fait d’homme de loi, — et pas davantage la Remémoration, car cette remémoration appartient aux individus. L’Histoire ne peut pas plus prétendre à la Véracité de l'une que revendiquer le Pouvoir de l’autre, — ses Praticiens, afin que de survivre, doivent bientôt apprendre les Arts du curieux, de l’espion et du pilier d’estaminet, — pour perpétuer à jamais plus d’une Ligne de sauvetage lancée vers un Passé dans lequel nous risquons, chaque jour, de perdre nos Pères, — non pas une Chaîne, de Maillons uniques, car un seul Maillon brisé entraînerait alors notre perte à tous, — mais bien plutôt un grand enchevêtrement désordonné de Lignes, longues et courtes, solides ou fragiles, disparaissant dans la Profondeur mnémonique et ayant pour seul point commun leur Destination.

Révd Wicks Cherrycoke, Le Christ et l’Histoire

Thomas Pynchon, Mason & Dixon (traduit de l’anglais — États-Unis — par Claro et Brice Mathieussent)

Je ne saurais, non vraiment je ne saurais insister assez énergiquement sur les dangers inhérents à la lecture de ces histoires écrites, — en particulier celles intitulés “Romans”. Et à bonne entendeuse, salut. L’Asile Anglais de Bedlam tout comme la Salpêtrière Française sont peuplés d’un nombre inquiétant de jeunes gens, la plupart de sexe féminin, séduits au-delà du seuil de la Folie par ces narrations irresponsables, qui refusent de distinguer entre les faits et l’imagination. Comment pourraient en juger ces Esprits fragiles ? Hélas, chaque lecteur de “Roman” doit être considéré comme une Âme en péril, — car elle a conclu un pacte avec le D…e, et gaspillé son Temps très-précieux en échange de rien de plus que les espèces les plus viles et les plus honteuses d’excitation mentale. La “Romance”, déjà assez pernicieuses en son Temps, paraît saine en comparaison.

Thomas Pynchon, Mason & Dixon

Le 29 mai, ils repartent vers l’Est, mesurant les compensations et les notant au fil du trajet. Ils commencent maintenant leurs journées par une visée du Soleil, et le soir ils observent leurs propres ombres. Géomètres, Trépied et Instruments s’allongeant devant eux, en quelque sorte vers le Passé, vers des Incarnations plus juvéniles d’eux-mêmes. Aller vers l’Ouest, ne serait-ce que jusqu’à la Susquehanna, vivre selon les simples Rythmes Diurnes, — aller toujours avec le Soleil, n’était pas la même chose que d’aller contre lui. « Oui, vraiment très différent », fait remarquer Dixon.

Thomas Pynchon, Mason & Dixon

Pendant qu’on promulguait les lois racistes de Nuremberg, la UFA produisait des films intitulés Toujours quand je suis heureuse ou Deux fois deux dans un lit à baldaquin. En plein effort d’armement et sous le slogan « La force par la joie », qui ferait pâlir d’envie toute agence de publicité d’aujourd’hui, on organisait des voyages et des croisières pour « les travailleurs du front et du poing ». Au demeurant, la dictature se heurtait aussi, dans ces années trente et quarante, à des limites techniques. Les possibilités de surveillance qui font aujourd’hui partie de la vie quotidienne dans les sociétés les plus démocratiques étaient encore inimaginables à l’époque. Cela explique peut-être l’impression étonnante de franchise et d’imprudence que nous donnent beaucoup de journaux intimes et de lettres de ces années-là, et l’impunité relative de la « rouspétance » générale. La principale source qu’exploitait la Gestapo, ce n’était pas un système omniprésent et de surveillance, c’était le phénomène épidermique de la dénonciation.

Hans Magnus Enzensberger, Hammerstein ou l’intransigeance

Ils partirent en direction de la crête, de nouveau exposés au vent. Roy luttait pour rester à la hauteur de son père et ne pas être séparé de lui. Il savait que s’il le perdait de vue l’espace d’une minute, son père ne l’entendrait pas crier, qu’il s’égarerait et ne retrouverait jamais le chemin de la cabane. Observant l’ombre noire qui bougeait devant lui, il prit conscience que c’était précisément l’impression qu’il avait depuis trop longtemps ; que son père était une forme immatérielle et que s’il détournait le regard un instant, s’il l’oubliait ou ne marchait pas à sa vitesse, s’il n’avait pas la volonté de l’avoir là à ses côtés, alors son père disparaîtrait, comme si sa présence ne tenait qu’à la seule volonté de Roy.

David Vann, Sukkwan Island

Brusquement, un type tout aussi perdu que vous-même apparaissait devant vos yeux et jamais on n’avait vu un visage aussi distinct, aussi gros. Il fallait faire un tel effort pour accommoder sa vue que les moindres détails étaient dix fois plus nets que d’habitude, a tel point que l’on était forcé de détourner le regard. Quand un homme surgissait ainsi au cœur de la brume, on s’efforçait de ne pas le regarder en face, et il en faisait autant parce que la vision était si claire que l’on avait l’impression pénible de voir l’autre à l’intérieur. Mais aucun des deux n’avait pourtant envie de détourner les yeux et de perdre entièrement son compagnon. C’était un choix à faire : ou bien l’on s’astreignait à regarder en face les choses émergeant de la brume, même si c’était douloureux ; ou bien on s’abandonnait et l’on se perdait dans le brouillard.

Ken Kesey, Vol au-dessus d’un nid de coucou

Comme on voit qu’une personne dont on a longtemps été séparé a changé alors que ce changement, parce qu’il est progressif, échappe à ceux qui sont en contact vingt-quatre heures sur vingt-quatre avec elle. Tout au long de la route menant à la côté, ce qu’avait accompli le Système depuis la dernière fois où j’étais venu dans la région se révélait par de multiples signes. c’était, par exemple, un train entrant en gare pour déposer comme autant d’œufs une cargaison d’hommes vêtus du même complet brillant, coiffés du même chapeau piqué à la machine, couvée d’insectes identiques vomis du dernier wagon, choses qui n’étaient vivantes qu’à demi ; et puis la locomotive sifflait, le convoi repartait en chuintant à travers la campagne saccagée pour mettre bas, un peu plus loin, le lot suivant.

D’autres détails encore : cinq mille maisons semblables fabriquées à l'emporte-pièce et qui s’alignaient sur les hauteurs, dominant la ville, livrées depuis si peu de temps par l’usine qu’elles étaient encore attachées les unes aux autres comme un chapelet de saucisses ; (…) cinq mille gosses vêtus d’une chemise blanche, de pantalons verts en velours côtelé et d’un sweater également vert qui faisaient une sarabande sur le gravier de la cour ; la colonne tournevirait, opérait de brusques crochets, ondulait à la manière d’un serpent et, à chaque saccade, un petit enfant était éjecté, précisément comme un toton contre le grillage. Chaque fois. Et c’était toujours le même petit garçon. Les cinq mille enfants habitaient les cinq mille maisons appartenant aux types qui étaient descendus du train. Des maisons tellement semblables que, régulièrement, les gosses se trompaient de demeure et de famille. Nul ne s’en apercevait. Ils dînaient, ils allaient au lit.

Ken Kesey, Vol au-dessus d’un nid de coucou

La première chose à faire quand on veut étudier ce livre est de le lire dès le principe de façon exhaustive et avec persévérance, en se disant bien qu’une connaissance parfaite ne se réduit pas ici à lire le livre jusqu’au bout, si cette lecture reste en-deçà d’une exacte compréhension de l’ouvrage, car il n’est alors d’aucune utilité ni d’aucun intérêt à celui qui le lit.

Ibn Al-Muqaffa’, Le livre de Kalila et Dimna (traduit de l’arabe par André Miquel)

Comme c’est le cas pour la plupart des chercheurs, la bibliothèque de Max Sebald était partagée entre son domicile et son bureau, bien qu’on imagine aussi un va-et-vient assez fluide de l’une à l’autre. Dans l’ensemble, les livres situés sans son bureau à l’Université étaient principalement liés à l’enseignement et aux projets récents ou en cours. En plus des ouvrages de référence ([…]) et les manuels réchappés de l’ancienne bibliothèque de la section d’Allemand qui se trouvait dans le bureau du secrétaire Beryl Ranwell, cette collection contenant essentiellement des œuvres d’écrivains allemands de l’après-guerre ou de l’époque contemporaine, des volumes de l’histoire allemande du XXe siècle, ainsi que des classiques de la fiction en prose du début du XXe siècle : Kafka et Döblin, bien sûr, mais aussi, par exemple, un exemplaire du Doktor Faustus de Thomas Mann, marqué par l’usage. […]

Au domicile de Sebald, The Old Rectory, il y avait assez d’espace

pour une bibliothèque plus étendue, elle aussi parfaitement rangée et dépourvue de tout élément superflu, avec, dans le bureau principal du rez-de-chaussée, la littérature autrichienne à gauche de la cheminée, et la littérature allemande à droite (et, sous les volumes autrichiens, une étagère de plus en plus remplie par les éditions de ses propres livres). Dans le salon voisin, où le souci esthétique dans la disposition des livres était encore plus évident, les étagères murales étaient plus visiblement dévolues aux classiques, aux littératures étrangères (particulièrement la littérature française), aux livres dédicacés par des mais et collègues, et aux « collections ».

Jo Catling, Bibliotheca Abscondita, Europe, mai 2013

— Comment brûle une bibliothèque ?

— Eh bien, les livres ne font que fumer. Et cela sent très mauvais.

— Ils ne jettent pas d’étincelles ?

— Non.

— Je comprends. On trouve une véritable étincelle dans si peu de livres.

Dezső Kosztolányi, Portraits, Le sapeur-pompier

Nous déambulons à pas lents dans la ville de livres. Combien de battements de cœur, combien de cerveaux éparpillés, cendres d’une fièvre jaillissante. Il y a des livres partout, inventoriés, étiquetés, des livres de vivants et de disparus, de vivants qui sont peut-être littérairement morts depuis longtemps et de disparus, morts avant l’ère chrétienne , qui continuent toujours à vivre. Côte à côte le trésor et la camelote, le bricoleur et le génie, sans aucune dispute. Il fait un silence de mort. Mais de la couverture de chaque livre, un cri désespéré jaillit en direction du ciel, comme des portails des cimetières : « Résurrection ! » Seigneur, donne-nous des tombeaux anonymes que la mauvaise herbe et le chardon recouvrent ! Fais que l’on oublie nos mets que les fous des siècles à venir puissent au moins mettre en lambeaux nos livres et les écorner à force de les lire.

Dezső Kosztolányi, Portraits, Le bibliothécaire

(…) le bataillon savait déjà ce qu’il fallait prendre dans ces bouquins, je veux dire quelle partie. Faut vous dire que ces bouquins étaient en deux parties. La première partie à part, la deuxième partie à part. De ma vie, j’ai rien vu d’aussi drôle, car j’ai déjà lu beaucoup de livres, mais jamais j’ai commencé par la deuxième partie. Et lui, il me dit encore un coup : voilà la première partie, voilà la deuxième partie. Et messieurs les officiers savent déjà quelle partie ils doivent lire. Alors, je me suis dit qu’ils devaient tous être soûls, vu qu’un livre faut le lire du commencement et qu’un roman comme celui que j’ai apporté sur ces « Sünden der Väter », vu que je sais aussi l’allemand, faut le commencer par la première partie, vu que nous ne sommes pas des Juifs et que nous ne lisons pas à l’envers. C’est pourquoi, mon lieutenant, je vous ai aussi demandé au téléphone, lorsque vous êtes rentré du cercle et que je vous ai fait rapport sur ces bouquins si par hasard, maintenant qu’on est en guerre, on aurait tout chambardé et si les livres ne se lisent pas à l’envers, d’abord la deuxième partie et ensuite seulement la première partie. Et vous m’avez traité de crétin et de chlâsse qui ne sait même pas que dans lePater, y a d’abord le « notre père » et après seulement le « amen ».

Jaroslav Hašek, Dernières aventures du brave soldat Chvéïk

Avant de poursuivre ensemble plus avant, je crois bon, cher lecteur, de t’avertir que j’ai l’intention de me lancer dans des digressions tout au long de ce récit et aussi souvent que j’en verrai l’occasion, ce dont je suis moi-même meilleur juge que n’importe quel pitoyable critique ; et je profite de cette circonstance pour prier tous ces critiques de s’occuper de ce qui les regarde et ne les concernent en rien ; car, tant qu’ils n’auront pas justifié de l’autorité qui les érige en juges, je ne plaiderai pas devant leur juridiction.

Henry Fielding, Histoire de Tom Jones

De telles histoires sont, en réalité, très semblables à un journal, qui contient exactement le même nombre de mots, qu’il y ait de grandes nouvelles ou non. On pourrait aussi les comparer à la diligence qui, vide ou pleine, fait constamment le même trajet. L’écrivain semble, en fait, se croire obligé de suivre le train du temps, dont il est le secrétaire ; et, comme son maître, il voyage avec la même lenteur tout au long de ces siècles de stagnation monacale, où le monde semble avoir été dans un long sommeil, que dans cette époque brillante et active […] Mon lecteur ne devra donc pas s’étonner si, dans le cours de cet ouvrage, il trouve certains chapitres très courts et d’autres tout à fait longs ; certains qui ne comprennent que le temps d’un seul jour, et d’autres des années ; bref, si mon récit semble parfois piétiner sur place et d’autres fois voler. Ce dont je me considérerai comptable devant aucun tribunal du ressort de la critique : car, étant en réalité le fondateur d’une nouvelle province littéraire, j’ai toute liberté d’édicter les lois qu’il me plaît dans cette juridiction.

Henry Fielding, Histoire de Tom Jones

De même, si de temps en temps au cours de cet ouvrage je me suis permis quelque plaisanterie pour te divertir, j’y renonce ici. D’ailleurs, la quantité de choses que je serai obligé de faire tenir dans ce livre ne laissera aucune place pour ces observations facétieuses que j’ai faites en d’autres endroits et qui t’ont peut-être empêché parfois de faire un somme au moment où tu commençais à succomber. Dans ce dernier livre, tu ne trouveras rien (ou presque rien) de ce genre. Tout y sera simple narration ; et, en fait, quand tu auras lu jusqu’au bout tous les grands événements qu’il offrira, tu trouveras le nombre de pages qu’il contient à peine suffisant pour conter l’histoire même.

Henry Fielding, Histoire de Tom Jones

Il dévisage Esther et se demande s’il ne s’est pas trompé, s’il n’a pas oublié quelque chose en route. Il a l’impression que le but de son voyage est resté quelque part en rade.

Il ne reprend ses esprits que lorsqu’il voit trembler les épaules d’Esther, désormais plus larges et plus rondes.

Il s’aperçoit que de tout ce temps elle a gardé la tête enfouie dans les épaules, comme une enfant effrayée.

Son visage aussi, il le voit à présent, s’est arrondi, plus rond et plus pâle, il a perdu sa transparente matité d’autrefois.

Seule une ombre de nuit reste suspendue sous ses yeux (il lui semble qu’ils étaient un peu plus grands autrefois !). La peau sous ses yeux est chagrinée et rougie, comme une plante étiolée de n’avoir jamais vu le soleil.

Il reconnaît seulement son sourire sur la peau tendue de son visage, interrogatif. Mais il demande à son souvenir s’il a jamais vu en son sourire question si effrayée.

Si elle ne tirait pas ainsi ses cheveux pour les rendre lisses, elle aurait toujours les mêmes boucles gracieuses et échevelées qui lui donnaient autrefois un air de rabbin…

Alter Kacyzne, Entre-monde (traduit de yiddish par Batia Baum)

En ce moment, je passe en revue le passé, je le fais revivre. À mon âge, on ne croit plus tout ce qu’on vous raconte. Je crains qu’ayant constamment versé dans l’introspection, je ne sois aujourd’hui pétri d’idées reçues. Lorsque je me retourne sur mes douze ans, ceux-ci se révèlent être une version fabriquée par moi lorsque j’en avais vingt-cinq. Et — plus compliqué — il y a aussi l’idée reçue prémonitoire : ce qui m’est arrivé lorsque j’avais vingt-cinq ans, je l’ai imaginé quand j’en avais douze. Les femmes, boire du côte-rotie à Paris et tout ce qui s’ensuit. Enfin, ces choses-là arrivent, croit-on, mais quelle part en revient au gamin de douze ans qui les choisit d’avance ? Je ne crois pas à l’archéologie truquée de ma première période. Je jonglais avec les faits quand j’avais douze ans. La nuit, je somme mon père à comparaître et je lui demande : que s’est-il vraiment passé ? Je suis sidéré par tout ce que j’ai compris de travers. Alors parfois je tombe sur des choses, je découvre, par exemple, que j’ai admiré telle personne depuis toujours parce qu’elle était sincère. Maintenant, à ma seconde visite, ma connaissance d’aujourd’hui, ma sagesse d’aujourd’hui me permettent de me rendre compte que l’individu en question manquait complètement de tact et ne disait pas la vérité. Je me heurte à ces erreurs. Curieux, inquiétant même, le manque de compréhension dont j’ai fait preuve pour ce qui m’est arrivé dans ma vie. Pour moi, l’instrument fiable par excellence est le nez. Freud a fait un mauvais choix en laissant tomber le nez pour le sexe. Quand je retourne, la nuit, dans la maison de mon enfance, et que j’essaie de renifler le passé, je laisse mes émotions nasales me dire la vérité. Je découvre que je suis dans une maison. Dans la chambre et le salon se trouvent mes meilleurs amis et mes nombreux parents : les sens ; les yeux, le nez, la langue, les doigts… plongés dans des conversations et des émotions constantes.

Saul Steinberg, interview recueillie par Adam Gopnik,Égoïste, 1992

Nous frappâmes plusieurs fois au heurtoir, un onduleux corps de poisson en cuivre rouge, sans que rien ne bouge à l’intérieur. Nous reculâmes d’un pas ou deux. Les vitres des fenêtres à douze carreaux semblaient de sombres miroirs teintés. On eût dit que personne ne vivait ici. Me revint à l’esprit ce logis charentais que j’avais visité à partir d’Angoulême, devant lequel deux frères fous, l’un député et l’autre architecte, en plusieurs décennies de conception et de réalisation, avaient fait ériger une réplique de la façade du château de Versailles, entreprise totalement inutile mais qui de loin créait un impressionnant décor aux fenêtres tout aussi brillantes et aveugles que celles de la demeures devant laquelle nous nous trouvions maintenant. Nous serions certainement repartis bredouilles si un furtif échange de regards ne nous avait mutuellement incités à jeter un œil sur le jardin.

W. G. Sebald, Les émigrants (trad. Patrick Charbonneau)

Mon expérience avec les Iroquois a renforcé chez moi le sentiment déjà bien ancré de la difficulté qu’il y a à transposer d’une langue à l’autre la signification des coutumes et formes de vie traditionnelles, des formules et des symboles religieux, et même des concepts politiques. Nous sommes déjà conscients de cette difficulté dans nos rapports avec l’Union soviétique ; mais il est pour le moins surprenant de découvrir que dans les communautés iroquoises de l’État de New York et du Canada, qui comprennent sans doute quelques 20 000 personnes — c’est-à-dire, le double, peut-être, de l’estimation faite par Sir Williams Johnson en 1763 — il y a beaucoup d’individus de la vieille génération qui parlent à peine anglais, et beaucoup de jeunes qui ne le parlent pas couramment. Cela signifie qu’un grand nombre d’Iroquois vivent encore dans l’univers indien et que pour eux, le Grand Esprit, le Tadodaho, Deganawida et Hayowent’ha sont plus réels que la Trinité chrétienne, le président des États-Unis, Georges Washington et Thomas Jefferson.

Edmund Wilson, Pardon aux Iroquois

Une grande agitation s’empara de la ville de Niagara. La construction de la nouvelle centrale et tous les systèmes de canalisations et de raccordements afférents devaient entraîner un bouleversement du tracé des rues et le déplacement d’un grand nombre de maisons particulières. Il y a beau temps que la ville de Niagara Falls a cessé d’être cette volière où venaient s’ébattre les nouveaux mariés et rien, aujourd’hui, ne la distingue de Gary, Indiana. Les cendriers, les fanions et les éventails avec vues des chutes en couleur — et quelles couleurs ! — semblent toutes appartenir à des temps révolus. La dame de porcelaine qui se prélasse toute nue et dont les seins sont des verseurs de sel et de poivre, détachables et leurs supports, n’aurait guère pu être offerte à la vente au début du XIXe siècle, et cependant, elle aussi, appartient à l’ère de la pantoufle persane de Sherlock Holmes.

Edmund Wilson, Pardon aux Iroquois

Écoute cette bonne histoire bien que brève : tu te souviens de Meïr-Méchoulam et de sa fille Chprintsl, solide, d’une santé de fer, un peu mûre, mais encore plaisante à regarder. Un colporteur qui fait des prêts de livre a pris l’habitude de venir la voir. Chprintsl s’est jeté sur ses romans comme sur un trésor, et en a avalé, dit-on, plus de cent. Elle est devenue — Dieu m’en préserve — un peu folle : elle parle un langage étrange, plein de mots incompréhensibles. Elle prétend qu’elle ne s’appelle pas Chprintsl mais « Berthe », et qu’elle attend la venue d’un certain « lord », son « protecteur », qui l’enlèvera par la fenêtre et l’emmènera quelque part, au diable vauvert, jusqu’à Londres, et de Londres à Stamboul. Tous ces cerveaux fêlés, qui inventent de telles histoires sans queue ni tête, ne méritent-ils pas d’être maudits ?

Cholem Aleichem, Menahem-Mendl le rêveur

[…] nous déjeunâmes chez Bernard Shaw. G. B. m’emmena dans sa bibliothèque — rien que lui et moi — laissant Lady Astor et les autres invités dans le salon. La bibliothèque était une pièce claire et gaie qui donnait sur la Tamise. Et voilà que je me trouvai devant un rayonnage de livres de Shaw au-dessus de la cheminée et, comme un imbécile, n’ayant guère lu Shaw, je m’approchais en m’exclamant : « Ah, toutes vos œuvres ! »

Charlie Chaplin, Ma vie

Les faïences « bleu ancien », que nous accrochons à nos murs en guise d’ornements, étaient de vulgaires ustensiles ménagers d’il y a quelques siècles ; les bergers roses et les bergères jaunes que nous présentons à l’admiration de nos amis, et sur lesquels ils font semblant de s’extasier, étaient des bibelots de cheminée sans valeur, qu’une mère du XVIIIe siècle aurait donnés à sucer à son petit enfant pour l’apaiser quand il pleurait.

En sera-t-il de même dans l’avenir ? les trésors précieux d’aujourd’hui seront-ils les bagatelles bon marché de la veille ? Verra-t-on des rangées de nos assiettes à fleurs s’aligner au-dessus des marbres de cheminées chez les gens cossus de l’an 2000 et quelques ?

Jerome K. Jerome, Trois hommes dans un bateau

Sans bouger, il la regardait à travers ce voile. Elle semblait nager vers lui. Son visage estompé par ces traînées nébuleuses, transparent comme une lointaine lune dans les eaux peu profondes d’une rivière, ses joues ondoyant dans cette liquidité factice. Une brise semblait en plisser la surface. Les nattes coupées allaient et venaient chacune de leur côté, portées par le flot. À cet instant il comprit que l’autre Macha n’était plus là. Elle s’était écoulée avec le temps. Elle avait disparu sans même être affectée par l’extermination. Il était de l’autre côté du temps qui gonflait devant lui comme un ballon monstrueux. Le ballon transparent se posé à ses pieds pour atteindre bientôt son menton ; il remplissait maintenant tout l’espace de la pièce. Il savait que jamais il ne pourrait l’enjamber. De l’autre côté du ballon flottait le reflet de la nouvelle Macha, liquéfiée par la pellicule translucide. On ne pouvait que deviner son visage vieilli. La nouvelle Macha ne l’atteignait pas. Elle se souvenait de lui comme d’un rêve lointain. Cela faisait longtemps qu’elle en était sortie. Lui seul en était resté prisonnier. Les pieds pris dans le piège.

Leïb Rochman, À pas aveugles de par le monde (traduit du yiddish par Rachel Ertel)

L’avocat souhaitait lire les lamentations de deuil écrites en yiddish. Le Tribunal était prête, mais les œuvres restaient au sol et refusaient de s’approcher de la tribune. On disait qu’elles n’étaient pas malades, mais atteintes de folie. Elles se condamnaient elles-mêmes à rester muettes. Elles savaient que la durée des livres n’est pas éternelle : ils disparaissent aussi. Les bibliothèques et les archives ne sont que de grands cercueils. Viendra le jour où personne ne les ouvrira.

L’avocat tenta de toucher leur pages, mais il sentit une brûlure au bout des doigts. […] Un souffle d’espoir passa dans les livres. Ils se disaient que même si on les détruisait tous jusqu’au dernier, ils ne mourraient pas définitivement. Ils renaîtraient à partir de lui. De nouvelles générations de livres viendraient. Ils rempliraient l’espace du monde. Tous les jours, l’aleph-beth donnerait naissance à de nouvelles œuvres. Cela n’a jamais cessé et ne cessera jamais.

Leïb Rochman, À pas aveugles de par le monde (traduit du yiddish par Rachel Ertel)

Certes, je travaillais. Tout au long des dizaines d’années que j’avais passées à travailler, j’avais acquis la faculté de me concentrer, quoi qu’il arrive, sur ma tâche. En outre, d’ordinaire, quand mon esprit était occupé par un livre, c’était toute ma vie qui était remplie par mon travail, et pas seulement les heures pendant lesquelles je travaillais effectivement, de sorte que je rattachais tout ce que je voyais, entendais, lisais, vivais, au livre que j’étais en train d’écrire. Mais à cette époque-là, mon esprit a cessé de se préoccuper de ma tâche au moment même où j’arrêtais de travailler, et l’attente de ce qui allait venir a pris la place qu’aurait dû occuper mon livre.

Lion Feuchtwanger, Le diable en France

Il ne put s’empêcher […] de raconter […], avec plaisir, l’histoire du rabbin et de la querelle autour du veau.

Se présentent devant le rabbin qui faisait fonction de juge les membres de la communauté Reb Mendel et Reb Leeser. Reb Mendel prétend que le veau lui appartient, Reb Leeser prétend que c’est à lui qu’il appartient. Le rabbin se fait exposer le cas en détail par Reb Mendel et en arrive à la conclusion : « Tu as raison, Reb Mendel. » Ensuite, il se fait exposer le cas par Reb Leeser et en arrive à la conclusion : « Tu as raison Reb Leeser. » Alors Menuchim, l’élève du rabbin, intervient et il dit : « Rabbi, si Reb Mendel a raison, alors Reb Leeser ne peut pas avoir raison lui aussi. » Sur quoi le rabbin en arrive à la conclusion : « Tu as raison toi aussi, Menuchim. »

Lion Feuchtwanger, Exil

J’étais plongé dans mon travail, mais je ne pus m’empêcher de dresser l’oreille. Je reconnus là un « petit caillou ». J’appelais ainsi, depuis mon enfance, les choses qui entrent par la fenêtre ouverte de notre mémoire et qui s’y fixent durablement, peut-être même pour toujours.

En général, nous ne maîtrisons pas tellement notre mémoire. Les événements et les objets y laissent des encoches sans nous demander notre avis. Des choses importantes s’effacent, des broutilles s’accrochent pour toujours. À cette époque, ma vie était comme un champ en friche jonché de cailloux. Plusieurs charrettes n’auraient pas suffi à les contenir. Or, les cailloux restaient — comme ce caillou de Polésie que j’avais choisi, je ne sais pour quelle raison, aux jours lointains de ma jeunesse, en me tenant devant la fenêtre du train, à la gare de Brest ou de Drohiczyn, sur une clairière, dans un bois de bouleaux. C’était à l’aube, une brume s’élevait au-dessus de l’herbe mouillée, les pentes du remblai étaient émaillées de boutons d’or. Notre train passait devant, et je fus saisi de regret et de désespoir à l’idée qu’il était impossible d’emporter cette vie qui s’effaçait d’instant en instant, et que chaque herbe en ces lieux perdus était condamnée, et mon regard s’accrocha pour un long moment — le temps du passage du train — à un caillou à deux mètres des rails, dont j’allais me souvenir à jamais. Avec l’espoir — que j’étais alors incapable de formuler ni d’exprimer avec des mots — que ma vie, comme ce caillou de hasard, serait arrachée à l’indifférence des choses et tomberait sous un Regard qui peut tout voir…

Julius Margolin, Le livre du retour (Le bruit du temps, traduit du russe par Luba Jurgenson)

C’était comme s’il ne s’était rien passé, comme si je n’avais pas connu sept ans d’exil : je déposai mon bagage à la consigne et sortis sur la place sans hâte.

Ma première impression : rien n’avait changé. Lodz n’avait subi pratiquement aucune destruction. C’était ici, au 6, rue Brzezna, que j’avais laissé, en septembre 1939, un appartement, une bibliothèque, des manuscrits, des tableaux aux murs… Par une sorte d’automatisme, en sortant de la gare, je pris le chemin habituel : je « rentrais chez moi ». Peu à peu, un sentiment de légèreté, d’incroyable insouciance s’empara de moi… Je ne marchais pas, je volais. En sortant dans la rue principale, j’ouvris grand mes bras, comme si je voulais embrasser les maisons, les passants, la lumière du soleil sur le pavé.

[…] Soudain je tressaillis. À la place de la synagogue gothique au centre de la ville — l’un des édifices les plus monumentaux de Lodz — il y avait un vide. C’était si fantastique que je reculai d’un pas. L’herbe recouvrait ce terrain vague, deux fiacres sommeillaient paisiblement sous le soleil d’avril. La synagogue avait disparu.

Je n’étais pas vraiment étonné, j’y étais préparé. Pourtant, un Parisien qui n’aurait pas retrouvé Notre-Dame à sa place n’aurait pas ressenti autre chose…

Julius Margolin, Le livre du retour

Je pourrais dire que j’ouvre ce livre de ma petite enfance comme un vieux volume oublié où il manque bien des pages, où bien des lettres sont effacées et les illustrations, pâlies, à peine visibles. Mais une telle comparaison est à la fois banale et inexacte : car le livre, on le tient devant soi, à l’extérieur de soi, tandis que l’enfance, c’est mon être même tourné vers le dedans par une regard intérieur. Ne vaut-il pas mieux comparer l’enfance à un puits profond ? Je suis assis sur les rondins de bois qui l’entourent et, me penchant vers l’eau, je regarde mon reflet tout au fond, le jeu des ombres et des lumières. Je descends mon seau dans ces profondeurs, mais j’ai beau y puiser de l’eau, il en restera toujours plus que je ne peux en voir. Ce puits, c’est moi-même. D’ailleurs, dans ma vie présente, il n’y a plus de puits, c’est de l’histoire ancienne. Tout comme mon passé, immémorial mais mémorable, si vivant, dont je peux dire qu’il fait partie de l’enfance de tous les enfants, de la vie de tous les hommes.

Julius Margolin, Les éclaircies, Le livre du retour

[…] à Mitla, dans la province d’Oaxaca, le merveilleux temple de la Douleur (son architecture a de quoi dérouter les archéologues et laisse pantois quiconque a fait un peu de maçonnerie) renferme les restes d’une importante bibliothèque. Nul ne sait quels livres elle possédait : ici, comme ailleurs au Mexique, les Espagnols, dans leur ardeur fanatique à anéantir le pouvoir des prêtres indigènes et leur religion, ont détruit jusqu’aux registres des bibliothécaires.

Malcolm Lowry, Le jardin d’Etla

C’était une intéressante petite bibliothèque, logée dans l’ancien bureau de l’Octroi, au-dessous du commissariat : des volumes presque tous de l’époque victorienne, des séries complètes de Howells, Mark Twain, Meredith, Mark Rutherford, un surprenant assortiment de traductions des classiques français du XIXe siècle, les Frères Goncourt, Zola, Flaubert, Crime et châtiment dans la traduction de Constance Garnett, les Aspects de la littérature américaine, de Lawrence. En revanche, les romans du XXe siècle semblaient à peine représentés, sauf par les nouveautés «nouveautés prêtées à la semaine », best-sellers du jour rangés sur un rayon au-dessus de la tête de Miss Braithwaite. Ethan se désola à l’idée que, de tous ces livres, il n’en avait sans doute pas lus quatre de bout en bout ; aucun, certes, parmi les acquisitions récentes ; et pourtant ces derniers temps il s'était efforcé de lire davantage.

Malcolm Lowry, Le feu du ciel vous suit à la trace

Ces deux dernières semaines, j’ai lu la grande et magnifique histoire des aventures de l’ingénieux gentilhomme Don Quichotte de la Manche, ce qui est bien le meilleur et le plus grand roman de la littérature mondiale. Son auteur est Miguel de Cervantes Saavedra, un Espagnol qui a vécu au XVIe siècle, qui fut soldat et qui à ce titre prit part à la célèbre bataille navale de Lépante, où il eut le malheur d’être blessé et emmené en esclavage. L’histoire de sa vie est comme un conte, et cependant, très simple. Il a travaillé pendant vingt ans sur ce roman, non pas d’affilée, naturellement, mais l’ouvrage lui a pris tout ce temps. On voit à cet exemple que les œuvres vraiment bonnes exigent énormément de temps et infiniment de peine. Les ouvrages de la plupart des écrivains d’aujourd’hui sont presque toujours expédiés et jetés sur le marché trop rapidement. En règle générale, cela se voit, et ils ne peuvent avoir qu’un effet minime. La plupart des livres sont lus et oubliés avant même d’avoir été lus jusqu’au bout, ou bien on ne les lit pas du tout, parce que dès les premières pages, ils donnent une détestable impression de superficialité. Le livre de Cervantes est comme la terre elle-même, et quand on arrive à la dernière page, on aimerait aussitôt recommencer à le lire, car on a le sentiment d’avoir séjourné dans une contrée d’une beauté merveilleuse, dans une forêt enchantée, et qu’il a fallu quitter. Tous les livres importants pâlissent devant de livre vraiment bon, d’une beauté unique. Il a été écrit par un homme et un chrétien véritable, duquel on peu bel et bien affirmer qu’il fut un noble personnage, à tous égards.

Robert Walser, lettre à Madame Mermet, 30 juin 1918

Par ailleurs, il y a là un Français, c’est-à-dire un écrivain qui vit à Paris, du nom de Marcel Proust, auquel le souffle semble ne jamais manquer, je veux parler du souffle de son esprit admirable, qui semble être à la fois un esprit européen plein de gravité, et un esprit français plein de santé. Des couples américains cherchent la proximité de ce Marcel Proust pour sentir ce qu’est l’érudition, la culture. Ainsi cela fonctionne peut-être plutôt ainsi : des couples américains se rendent dans le grand théâtre de l’humanité, à Paris, qui est à tout bien prendre la capitale du monde de l’intelligence, et là, en plus de nombreuses autres rencontres valables, ils font celle de ce Proust auquel le souffle ne vient jamais à manquer.

Robert Walser, lettre à Madame Mermet, avril-mai 1925

J’ai commencé avec deux cahiers. leur couverture était noire, en semi-toile. Ils ressemblaient à des cahiers d’écolier, avec au dos le tableau des poids et des mesures et des pièces de monnaie français. C’était ma bibliothèque.

Les trois premier mois, si je voulais lire, il me fallait écrire moi-même quelque chose. J’eus vite fait d’apprendre tous mes vers par cœur. Et même les règlements de la prison. Ce n’est qu’en novembre que je me suis aventuré à tenter l’achat d’un livre dans le magasin de la prison. C’est le livre le plus cher que je me sois jamais acheté. Cela voulait dire ne point fumer de toute une semaine, et renoncer à améliorer l’ordinaire. Je reçus l’autorisation le 28 novembre 1939, et le gardien me recommanda l’œuvre de Descartes sur la méthode. Par la suite, quand je me suis habitué à la privation au point de pouvoir renoncer aux petits conforts et joies physiques, je pus me procurer plus de livres.

Adolf Hoffmeister, La prison

Vous savez, reprit 125, mis en confiance, j’ai été, au printemps de 1938, à Pompei. J’ai regardé ces ruines, la ville, les squelettes des amants, le gâteau de fiançailles réduit en cendres. Je me suis promené dans les théâtres, à travers le marché, dans les maisons de riches et les boutiques des pauvres. Je suis entré dans le bordel et me suis assis sur les toilettes de marbre. J’ai vu là certes un héritage des plus humains, et qui avait traversé près de deux mille ans. Mais j’y étais le seul vivant. Comme enfermé dans un musée, comme un enfant qui joue avec une échoppe de marchand ou une chambre de poupées.

Adolf Hoffmeister, La prison

Mais rien ne me retient plus. J’ai tout enterré. J’ai pu me consoler d’un cœur assez léger, sauf de l’idée de perdre ma bibliothèque. Pourquoi. Je n’arrive pas à trouver la racine de ce besoin de propriété. Vous direz que nous n’avons pas ici de livres, que nous manquons d’activités intellectuelles. C’est vrai. Mais l’attachement quasi passionnel que j’éprouve pour ma bibliothèque va plus loin que le simple peur de la perdre. Je rêve de mes livres comme s’ils étaient de chair. Leurs lettres fraîches, le papier, la reliure. Le nom des écrivains et la longue rangée de volumes. l’atmosphère au milieu des livres. Jamais je ne fus un rat de bibliothèque, je devrais me passer de bien d’autres éléments de la vie plus difficilement. Je ne sais pas. Peut-être sommes-nous déjà passés par la centrifugeuse et ne nous reste plus qu’un concentré de valeurs. Sans doute notre échelle des valeurs se rapproche-t-elle ainsi de leur ordre réel. De l’ordre humain fondamental. Entendez-vous, comme l’esprit réclame sa nourriture ! Je ne lui en conteste pas le droit. Je lui rendrais une bibliothèque.

Adolf Hoffmeister, La prison

Ta conjecture concernant ma « résidence d’été » est exacte. Je reste à Paris tant que je puis m’y maintenir en quelque manière. Je n’ai cependant aucune idée précise de l’endroit où j’irai quand ce ne sera plus possible. Les mois d’hiver dans un coin perdu du Danemark où niche Brecht seraient pour moi d’autant plus difficiles à supporter que Brecht lui-même a l’habitude de partir à cette époque pour ses voyages en Russie et en Angleterre. D’un autre côté, je ne sais pas du tout combien de temps je pourrai encore rester ici. Les semaines que je goûte actuellement — relativement bien agréables, si j’oublie toute perspective d’avenir —, je les dois au fait que ma sœur a mis son appartement à ma disposition pendant son absence.

J’ai derrière moi quelques semaines de travail intensif à la Bibliothèque. Elles m’ont permis d’avancer considérablement la recherche documentaire pour mon livre. Mais je vais devoir maintenant l’interrompre pour un temps — sans l’avoir menée à son terme.

Walter Benjamin, lettre à Gershom Scholem, le 9 août 1935

[…] l’auteur bavarois Oskar Maria Graf, dont le nom avait été oublié sur les listes des proscrits, ce qu’il considéra comme une insulte infamante. Aussi écrivit-il à Hitler pour demander que cet oubli qui le déshonorait soit réparé :

Un poète expulsé, l’un des meilleurs, étudiant la liste

des livres brûlés, découvrit avec épouvante que les siens

avaient été oubliés. Il se précipité à son bureau,

La colère lui donnait des ailes, et écrivit dans une lettre aux despotes.

“Brûlez-moi !” — écrivait-il d’une plume rapide — Brûlez-moi !

N’ai-je pas

Ne me faites pas ce coup-là ! Ne me laissez pas de côté !

Toujours relaté la vérité dans mes livres ? Et voilà que

Vous me traitez maintenant comme un menteur ! Je vous l’ordonne :

“Brûlez-moi”. »

« Ni juif ni communiste, il avait été curieusement omis sur les “listes noires”. Bien plus, ses ouvrages figuraient sur les “listes blanches” parmi les “bons ouvrages”. Cela montre que les nazis ne les avaient pas lus et s’en tinrent à sa qualité de “bavarois”. L’œuvre recommandée, Wir sind Gefangene…, était une autobiographie de jeunesse, particulièrement politique et virulente, qui avait déjà fait scandale. Cet oubli est d’autant plus curieux que son appartement avait été fouillé par les SA qi lui confisquèrent ses manuscrits. Horrifié à l’idée de passer pour un représentant du “nouvel esprit allemand”, O. M. Graf écrivit cette admirable lettre où il demandait ce qu’il avait fait pour mériter un tel déshonneur. Il demandait que ses livres fussent brûlés, purifiés par les flammes et ne traînassent pas entre les mains sanglantes d’une bande d’assassins. Les nazis répondirent à sa demande en organisant un autodafé spécial pour ses livres, devant l’université de Munich, et il perdit la nationalité allemande dès juin 1933. À de nombreuse reprises, O. M. Graf s’illustra par la même insolence. Il n’hésita pas à se présenter au 1er Congrès des écrivains soviétiques en costume bavarois, à la grande joie des enfants ravis de voir ce géant en culotte courte. Quand on lui proposa de rendre visite à Lénine dans son mausolée, il se déclara enchanté de “rendre visite à Blanche-Neige dans son cercueil de verre”. En exil en Amérique, O. M. Graf continua à s’exprimer dans la seule langue qui, par sa beauté, lui semblait mériter de détrôner l’anglais comme langue de communication universelle : le dialecte bavarois. »

Jean-Michel Palmier, Weimar en exil

Je ne sais pas dans quelle mesure des hommes qui n’ont jamais été contraints de quitter leur pays peuvent se représenter la vie en exil, la vie sans argent, sans famille, sans amis et voisins, sans la langue familière, sans un passeport valide, souvent sans carte d’identité, sans permis de travail, sans un pays qui serait prêt à accepter des exilés. Qui comprend cette situation : être sans aucun droit, rejeté par son propre pays qui les persécute, les calomnie et envoie au-delà des frontières des meurtriers pour les exécuter […] Ils sont livrés sans défense à la police et la police des étrangers les expulse de frontière en frontière. »

Hermann Kesten, Deutsche Literatur in Exil, cité par Jean-Michel Palmier dans Weimar en exil

Les écrivains émigrés ont fondé à Paris, et dans d’autres capitales, une collection de livres brûlés, son nom est la « Bibliothèque de la liberté ». Il n’y a que la Bibliothèque de la liberté qui soit présentement le refuge de ce que plusieurs générations ont laissé derrière elles. Chez soi, ce n’est plus si facile de le trouver. Cette Bibliothèque a sans doute une signification pratique et historique, mais sa valeur comme symbole n’est pas moindre. Elle prouve l’essence indestructible d’une culture spirituelle qui est trop ancienne pour qu’une explosion de barbarie puisse l’anéantir. Heinrich Mann, Die Weltbühne (18 juin 1936), cité par Jean-Michel Palmier dans Weimar en exil

Mais voilà : il ne s’agit pas, via l’embellissement, ou le travestissement, de mensonge. Ce monde si paisible est en fait un monde revenu : non pas un monde retrouvé, non pas le monde retrouvé de la « douceur de vivre » disparue, mais un monde pacifié, apaisé, un monde qui est le rêve d’une pacification, un monde guéri, exactement au sens où Benjamin emploie ce mot lorsqu’il écrit des personnages de Walser que « pour désigner ce qu’ils ont de charmant et d’inquiétant, on peut dire qu’ils sont tous guéris ».

Jean-Christophe Bailly, Le Dépaysement

Ce qui est étrange, c’est qu’à propos de Fontainebleau l’image des carpes du bassin ait fait écran, éclipsant presque tout le reste et même l’escalier de la cour dite des Adieux. Aussi, y retournant, avec peu de souvenirs et n’ayant donc à l’esprit qu’une image plutôt sombre mais très floue englobant les époques en une sorte de magma incertain, ai-je été surpris de voir l’espace se feuilleter en toute une série de lieux distincts et d’épisodes séparés parfois par des siècles, le château et son parc établissant leur cohérence par cette dispersion même au long d’un parcours qui comporte à la fin quelque chose d’halluciné.

Jean-Christophe Bailly, Le Dépaysement

Le grincheux Tobias Smolett (c’est en grande partie contre lui et contre le ton renfrogné de ses Voyages à travers la France et l’Italie, parus en 1766, parus en 1766, que Sterne écrivit sonVoyage sentimental) devant ce pont déposa les armes (« si je vivais à Nîmes ou à Avignon […] en été je prendrais plaisir à venir ici en groupe pour dîner d’un repas froid sous une arche du Pont du Gard »), mais il se trompait quand il disait qu’il avait « l’air aussi neuf que le pont de Westminster », car ce n’est là qu’un manière expéditive de dire à quel point il est intact. Non, le pont, qui a donc près de deux mille ans aujourd’hui, a l’air vieux et c’est justement parce qu’il fait son âge qu’il est si extraordinaire.

Jean-Christophe Bailly, Le Dépaysement

Ce qu’on appelle l’ennui est donc, en réalité, un semblant maladif de la brièveté du temps pour cause de monotonie : de grands espaces de temps, lorsque leur cours est d’une monotonie ininterrompue, se recroquevillent dans une mesure qui effraye mortellement le cœur ; lorsqu’un jour est pareil à tous, ils ne sont tous qu’un seul jour ; et dans une uniformité parfaite, la vie la plus longue serait ressentie comme très brève et serait passée en un tournemain. L’habitude est une somnolence, ou tout au moins un affaissement de la conscience du temps, et lorsque les années d’enfance sont vécues lentement, et que la suite de la vie se déroule toujours plus vite et se précipite, cela tient aussi à l’habitude.

Thomas Mann, La Montagne magique

Peut-on raconter le temps en lui-même, comme tel et en soi ? Non, en vérité, ce serait une folle entreprise. Un récit, où il serait dit : « Le temps passait, il s’écoulait, le temps suivait son cours » et ainsi de suite, jamais un homme sain d’esprit ne le tiendrait pour une narration. Ce serait à peu près comme si l’on avait l’idée stupide de tenir pendant une heure une seule et même note, ou un seul accord, et si l’on voulait faire passer cela pour de la musique.

Thomas Mann, La Montagne magique

Mais voici qu’il va arriver quelque chose au sujet de quoi le narrateur fera bien d’exprimer sa propre surprise, afin que le lecteur ne s’en étonne pas, de son propre mouvement, outre mesure. En effet, et tandis que notre compte rendu des trois premières semaines du séjour de Hans Castorp chez les gens d’en haut (vingt et un jours du plein de l’été, auxquels, selon les prévisions humaines, ce séjour aurait en fait dû se borner) a dévoré des quantités d’espace et de temps, dont l’étendue ne correspond que trop à notre attente à demi avouée, il ne nous faudra, pour venir à bout des trois semaines suivantes de sa visite en ce lieu, qu’autant de lignes à peine, des mots et d’instants que celles-là avaient exigé de pages, de feuillets, d’heures et de journées de labeur : en un clin d’œil, nous le voyons bien, ces trois semaines vont être révolues et ensevelies.

Thomas Mann, La Montagne magique

Le soleil naissant faisait affleurer en lui toujours la même pensée : à la différence du soleil, le fils de l’homme ne se renouvelle jamais ; voilà pourquoi il est condamné à mourir. L’homme a des souvenirs, des regrets, des ressentiments. Ils s’amassent comme des grains de poussière, l’isolent, de sorte qu’il ne puisse plus accueillir la lumière et la vie qui descendent du ciel. Mais la création de Dieu ne fait que se renouveler sans cesse. Si le ciel se couvre de nuages, ensuite il s’éclaircit. Le soleil se couche mais renaît chaque matin. Il n’y a aucune tache du passé sur la lune ou sur les étoiles. La continuité de la création de la nature n’est jamais aussi évidente qu’à l’aube. La rosée se dépose, les oiseaux gazouillent,le fleuve s’incendie, l’herbe est humide et fraîche.

Isaac Bashevis Singer, I Place my Reliance on No Man (cité pas Claudio Magris, Loin d’où)

L’originalité et la grandeur révolutionnaire de l’intellectuel mitteleuropéen seront justement caractérisées par cette tension entre rupture et mémoire, entre destruction totale des idoles et des tabous traditionnels et repli obsessif dans l’espace intérieur, entre empirisme analytique corrosif et tension vers l’absolu ou plutôt vers un absolu. Ce sera le destin d’Ulrich, suspendu entre les mathématiques et le « grand amour sans patrie » ; ce sera l’effort musilien que de trouver et de fermer le cercle dont un arc apparaît fugitivement aux yeux terrestres. Le passé, dans ce cas, n’est pas le modèle conservateur d’une époque ou d’une civilisation historique à restaurer, mais le chiffre de l’intériorité ; l’absolu total de l’âme pour laquelle tout est contemporain et rien ne doit être oublié ou dépassé. Le passé, en d’autres termes, devient l’utopie négatrice de tout présent et de toute norme ou système dominant. […] Ainsi dans un conte du ghetto de Prague de Salomon Kohn l’action, qui se déroule en 1830, est encore projetée en arrière avec ces deux figures de vieillards, Schachner et Schmerling, pour lesquels tout reste immobile et présent dans le temps qui s’enfuit, depuis leur disputes à propos de leurs idées respectivement pronapoléoniennes et antifrançaises jusqu’à leurs vêtements datant de quatre-vingts ans, depuis leur mépris pour les « nouvelles » modes de trente ans auparavant jusqu’à l’air de supériorité avec lequel Schachner, qui a quatre-vingt-quatorze ans, considère toujours Schmerling, âgé de quatre-vingt-onze ans, comme le jeune homme qui à dix-huit ans était encore célibataire alors que lui avec ses vingt et un était déjà chef de famille […]

Claudio Magris, Loin d’où (traduit de l’italien par Jean et Marie-Noëlle Pastureau)

Les livres confèrent à une pièce une identité particulière qui peut, dans certains cas, remplacer celle de leur possesseur — propriété bien connue de grossiers personnages qui demandent à être représentés devant une mur tapissé de livres, dans l’espoir que cet arrière-plan leur prêtera un lustre d’érudition. Sénèque se moquaient des lecteurs ostentatoires qui comptaient sur de tels murs pour les parer d’une prestige intellectuel ; il prônait la possession d’un nombre limité de livres et non « des interminables bibliothèques dont les ignorants décorent leurs salles à manger ».

Alberto Manguel, La bibliothèque, la nuit

Lorsque les nazis commencèrent à piller et à détruire les bibliothèques juives, le responsable de la bibliothèque Sholem-Aleichem à Biala Podlaska décida de sauver les livres et, jour après jour, lui et collègue en emportèrent autant qu’ils pouvaient en charrier, en dépit de sa conviction que très bientôt « il ne resterait pas un lecteur ». Deux semaines plus tard, le fonds avait déménagé en secret dans un grenier où le redécouvrit, longtemps après la fin de la guerre, l’historien Tuvia Borzykowski. À propos de l’action du bibliothécaire, Tuvia Borzykowski écrivait qu’elle avait été menée « sans même envisager l’éventualité que quelqu’un puisse un jour avoir besoin des livres sauvés » : c’était un acte de sauvetage de la mémoire en soi. L’univers, pensaient les anciens kabbalistes, ne dépend pas de notre lecture ; seulement de la possibilité que nous le lisions.

Alberto Manguel, La bibliothèque, la nuit

[…] la bibliothèque de Geneytouse, dans le Sud-Ouest de la France, installée dans un cabanon de neuf mètres carrés, sans eau, sans chauffage et sans électricité et fondée par Étienne Dumont Saint-Priest, un fermier local passionné de littérature et de musique, qui avait longtemps rêvé d’offrir à son village un lieu où lire et échanger des livres.

Alberto Manguel, La bibliothèque, la nuit

Ce qui fut plus grave, ce dont j’eus le plus de mal à me défaire (je m’étonne d’y être finalement parvenu en partie) ce fut l’ambiance quotidienne dans laquelle il me fallut vivre auprès de mes parents dont les semonces, les rebuffades et les mesquineries (si déprimantes !) allaient de pair avec des préoccupations, des calculs et des entreprises ayant uniquement trait à l’argent. J’ai encore peine aujourd’hui aujourd’hui à imaginer qu’il puisse exister des familles si bassement dévorées par de tels appétits, où les conversations et les actes soient à ce point altérés par l’envie de la fortune d’autrui, par l’ambition obtuse et forcenée d’en acquérir une semblable, par la facilité à juger tout le monde d’après soi, par la méfiance et le mépris à l’égard de tout ce qui pouvait être noble ou désintéressé, sentimental ou généreux.

Raymond Guérin, Quand vient la fin, Après la fin

Ivan Grigoriévitch passa trois jours à Léningrad. Il flâna à deux reprises autour de l’université et alla à Okhta, à l’institut polytechnique. Il cherchait les rues et les maisons où avaient vécu ses amis. Il ne retrouvait plus les rues qui avaient été détruites pendant le siège et lorsqu’il retrouvait des maisons, aucun nom connu ne figurait sur la liste des locataires.

En se promenant dans ces lieux familiers, il était calme et distrait : il était entouré de compagnons invisibles, de ses compagnons de misère, il réentendait les conversations du camp. Mais, parfois, des souvenirs de sa jeunesse l’assaillaient, il s’arrêtait devant une maison, s’attardait à un carrefour qu’il reconnaissait. Il alla à l’Ermitage et en ressortit avec une sensation d’ennui et de froid. Comment était-il possible que ces tableaux eussent conservé leur beauté durant toutes ces années où il se métamorphosait, lui, en vieux bagnard ? Pourquoi n’avaient-ils pas changé ? Pourquoi les admirables visages de ces madones n’avaient-ils pas vieilli ? Pourquoi les pleurs n’avaient-ils pas aveuglé leurs yeux ? Peut-être l’éternité, l’immuabilité de ces œuvres étaient-elles leur faiblesse et non leur force. Peut-être est-ce ainsi que l’art trahit l’homme qui le crée.

Vassili Grossman, Tout passe (traduit du russe par Jacqueline Lafond)

— Réfléchissez, vous n’êtes pas seulement aveugle, vous êtes presque mort. La ligne, ce tracé divin, cette souveraine de l’univers, vous échappe à jamais. Nous marchons tous les deux dans un jardin enchanté, dans l’indicible splendeur d’une forêt finlandaise. Nous ne connaîtrons rien de plus beau jusqu’à notre dernière heure. Et vous, vous ne voyez pas les bords roses et glacés de la cascade là-bas, près de la rivière. Et ce saule pleureur qui s’incline sur la cascade, vous ne voyez pas ses ciselures japonaises. Les troncs rouges des pins sont saupoudrés d’une neige qui fourmille d’une scintillement grenu. Cela commence par une ligne figée qui épouse l’arbre et, à sa surface, cela ondule comme une ligne de Léonard de Vinci, couronné par le reflet des nuages flamboyants. Et le bas de soie de Fröken Kirsti, et la ligne de sa jambe déjà formée ? Achetez-vous des lunettes, Alexandre Fiodorovitch, je vous en conjure…

— Mon enfant, a-t-il répondu, ne gaspillez pas votre salive. Le seul demi-rouble que je me refuse à dépenser, c’est celui que coûtent des lunettes. Je n’en ai pas besoin, de votre ligne, elle est sortie comme la réalité. Vous ne vivez pas mieux qu’un professeur de trigonométrie, alors que moi, je suis environné de merveilles, même à Kliazma. Qu’ai-je besoin, de taches de rousseur sur le visage de Fröken Kirsti, alors qu’en la distinguant à peine, ej devine dans cette jeune fille tout ce que je désire y deviner ? Qu’ai-je besoin de nuages dans ce ciel de Finlande, alors que je vois au-dessus de ma tête un océan tumultueux ? Le monde entier est pour moi un gigantesque théâtre dans lequel je suis le seul spectateur sans lorgnette. L’orchestre joue l’ouverture du troisième acte, la scène est très loin, comme dans un rêve, mon cœur se gonfle de ravissement, je vois le velours écarlate sur Juliette, la soie mauve sur Roméo, et pas une seule fausse barbe… Et vous voulez m’aveugler avec des lunettes à un demi-rouble…

Isaac Babel, La ligne et la couleur, Œuvres complètes, trad. Sophie Benech (Le Bruit du temps)

Dès que les instants de l’aube étaient passés, il pouvait espérer un certain calme malgré les douches, les fouilles, les menottes, la soupe ; le moment critique était passé : celui du réveil, avec l’appel des prisonniers pour le tribunal ou les interrogatoires. Quand cette énorme conque de Fresnes se taisait à nouveau, retrouvait son silence haché du bruit de bottes, le prisonnier attendait le passage des « ordures » et surtout sa demande de papier qui lui servait pour les usages que l’on devine ; mais ces morceaux de papier étaient très importants pour lui car il arrivait à y lire quelques nouvelles assez fraîches de la guerre ou de la politique ou des chapitres dépareillés de romans ; il avait ainsi un présent. L’envoûtement des caractères d’imprimerie était illimité ; j’ai pu vivre plusieurs semaines dans une cellule grâce à une poche en papier d’épicier où étaient imprimés le mot « Excelsior » et une adresse bordelaise. Mais tout cela nous éloigne du sujet. Je raconte seulement ces quelques faits pour créer, comme on dit aujourd’hui, l’«ambiance ».

Jean Cayrol, Lazare parmi nous (Seuil-La Baconnière, 1950)

Aucun musée, aucune église ne saurait me dédommager du sinistre spectacle que m’offre, par exemple, la devanture d’une librairie dans une petite ville. L’on y trouve une telle abondance représentative de bêtise, de dilettantisme lyrique, d’art régionaliste et de fausses idylles, d’attachements verbeux à une glèbe de papier journal ou de carton, tout juste bonne à empaqueter un chapeau haut de forme, et totalement dépourvue de tout sentiment, graine ou semence ! De cette grisaille de sépulcre, répandue sur des millions de “camarades”, voilà que surgit, à la lumière du jour, une littérature d’écrivains-fantômes qui jouissent de gros tirages et se moquent des lois sur l’immortalité et la pornographie parce qu’ils sont pour devise la “chasteté”, la “virilité” barbue, et ouvrent ainsi la voie à un autre grandiose sous le signe du Troisième Reich. Quelle énorme quantité de poison dans ces calices d’un bleu de violette ! De la face énergique du dictateur welche au regard noblement tourné vers le nord, et au menton qui fait songer à un casque d’acier renversé, à la figure d’un Adolf Hitler dont les grimaces ont devancé celle de ses électeurs, et où chaque partisan peut constater, comme dans un miroir, que tout est déjà là : les Dinter et les Lauff, la bête immonde et son âme, le doré sur tranche et le filet de sang. Que l’on mette la table ! Que le petit âne se couche ! Que l’on sorte les matraques ! (…)

Joseph Roth, Lettre du Hartz, 14 décembre 1930, Frankfurter Zeitung (trad. Jean Ruffet, in Croquis de voyage, Seuil)

Mes souvenirs, dans ces moments où je suis bien encastré dans la paix compacte de la Famille, c’est curieux comme ils perdent de leur mordant et de leur autorité. Ils sont sans force, ils n’ont même plus l’air vrai. Pas moyen de croire à ça quand on regarde Ginette servir le café en prenant soin de ne pas tacher la nappe. Quand on regarde Merlanchon, le Vétérinaire, l’Oncle. Existences indiscutables et invincibles comme celle des choses. Comme celle du petit berger de bronze sur son napperon de dentelle — la même dignité, la même puissance sourde. Cette solidité repousse et nie les souvenirs. Au contact de la réalité des dimanches familiaux, l’humiliation et le désespoir ne font plus qu’un jeu d’ombres improbables, une espèce de cinéma absurde. J’en suis sorti, à présent, et une fois dehors ça ne colle plus au reste, ça ne se raccorde plus.

Georges Hyvernaud, La peau et les os

« Une vie, la vie, c’est devenu des signes sur du papier, des sillons de cire, du noir et du blanc sur dix mille écrans, des mots tombant en plus sur cinquante millions de demeures. Notre destin de chair est absorbé par notre destin d’ombre. Une mythologie puissante, confuse et baroque, naît sur les murs des villes, dans les pages des quotidiens, dans la nuit des cinémas, dans la foule ameutée des meetings. Les mêmes mécaniques publicitaires lancent une marque d’apéritif et propagent les mots d’ordre du dictateur. Des visages de boxeurs, de grues, de chefs d’État, obsèdent pêle-mêle les mémoires, nourrissent l’exaltation quotidienne. Tout s’égalise, se confond dans la même réalité émouvante. On ne peut plus distinguer les valeurs, les tailles, les rangs. Staline ou Mussolini participent de la même existence stellaire que Greta Garbo. Un bombardement à Madrid, une grève à Changhaï revêtent le caractère fabuleux d’une irruption de gangsters dans un film de la Fox Movietone. »

Georges Hyvernaud , La Peau et les os, 1949

Le sujet de Maus c’est la récupération de la mémoire et, en fin de compte, la création de mémoire. L’histoire de Maus n’est pas seulement l’histoire d’un fils ayant des problèmes avec son père, et ce n’est pas seulement l’histoire de ce qu’un père a dû endurer. C’est l’histoire d’un dessinateur de BD qui essaye de visualiser ce que son père a vécu. C’est l’histoire de choix qui se font, il s’agit de trouver ce qu’on peut dire, ce qu’on peut révéler, et ce qu’on peut révéler au-delà de ce que l’on est conscient de révéler. Ce sont les éléments qui confèrent une force élastique réelle à l’œuvre — mettre les morts dans des petites boîtes. Donc on peut dire que plus Maus sera réussi au plan cinématographique, illusionniste, plus il sera mensonger.

Art Spiegelman, MetaMaus

Quelque chose me submergea alors que j’avançais dans la librairie avec Leila vers la sous-section de la littérature appelée « Classiques ». C’était peut-être le souvenir de toutes les librairies et bibliothèques de ma vie. Une sensation de quasi-vertige fit non pas tant tourner la boutique autour de moi que tournoyer mon esprit dans ma tête, formant un petit tourbillon de livres, au centre duquel je distinguai, comme dans une vision, un minuscule point de clarté absolue.

Si Dieu devait se révéler maintenant et avec lui une poignée de vérités incontestables, presque tous ces livres disparaîtraient.

La section « Philosophie » disparaîtrait.

Tous les livres de la section « religion» seraient retirés des étagères.

Adieu, la physique et l’astrophysique. Adieu les sciences et la section « Sciences ». Une poignée de vérités venant de Dieu rendraient tous les livres jamais écrits sur les sciences totalement superflus.

La section « Voyages » resterait.

Les grands livres, les grands livres traitant des grandes questions métaphysiques, disparaîtraient parce que ces grands questions n’existeraient plus.

Il n’y aurait plus aucun rôle pour l’humanité et la civilisation, si la vérité venait à être révélée. Comme si l’humanité était une sorte de réponse biologique à l’absence de vérité.

Steve Tesich, Karoo

traduit de l’anglais (États-Unis) par Anne Wicke

Le lendemain à son réveil, Victor fut saisi par la terrifiante beauté du paysage qui s’offrait à lui : au fond, la Grisel se dressait, étincelante de lumière, et alors que la nuit elle lui avait semblé la plus haute des montagnes, elle se trouvait à présent dominée par d’autres sommets qu’il n’avait pu voir dans l’obscurité et qui luisaient maintenant d’un bleu tendre, montrant par places, nichés dans les creux, des névés d’une blancheur de cygne. Tout semblait fondu en mille éclats de lumière. Les grands arbres devant la maison étaient tout humides, au point qu’il ne se rappelait pas avoir jamais vu pareille rosée ; les herbes dégouttaient, partout couraient de grandes ombres ; et tout ce spectacle, reflété, se répétait dans le lac qui, débarrassé de tout reste de brouillard, s’étendait comme le plus brillant des miroirs. Victor avait ouvert ses fenêtres et passé son frais visage entre les barreaux. Son étonnement était extraordinaire. Le silence où se trouvait plongée l’énorme masse des montagnes formait un contraste extrême avec le remue-ménage de lumière et de couleurs. On ne voyait nulle part âme qui vive, pas même devant la maison ; parfois seulement quelques oiseaux gazouillaient dans les érables. Les hauteurs pouvaient bien, de l’autre côté, retenir d’une grand vacarme matinal ; elles étaient beaucoup trop loin pour qu’on en perçût rien. Victor avançait la tête entre les barreaux entre les barreaux aussi loin qu’il le pouvait afin de regarder tout autour de lui. Il voyait une bonne partie du lac. Des pentes abruptes l’entouraient de toutes parts, et il n’arrivait même pas à reconnaître l’endroit où il avait accosté. Le soleil de son côté s’était levé en un point fort différent de ce que Victor attendait, c’est-à-dire derrière la maison, si bien que ses fenêtres étaient encore dans l’ombre, ce qui ne faisait qu’aviver l’éclat des parois qu’il avait en face de lui. Pour la lune aussi, il s’était trompé : avec son faible éclat, il l’avait prise la veille pour un maigre quartier, et c’était bel et bien une demi-lune qu’il y avait encore au ciel à cette heure au-dessus des dents de la montagne. Victor n’avait jamais eu l’occasion d’observer les effets de la lumière en montagne. En avait-il fallu, se disait-il, des flots de lumière sur ces lointaines murailles pour les éclairer autant que le clocher de son village qui se dressait toujours si clair et d’un blanc si lumineux dans l’air bleu de la nuit. Bien que le soleil fût déjà assez haut, l’air qui entrait par les fenêtres était encore d’une fraîcheur et d’une humidité qu’il n’avait jamais connues chez lui ; mais cela ne le gênait pas, au contraire il sentait vivifié par ces souffles piquants et forts.

Adalbert Stifter, L’Homme sans postérité (trad. Georges-Arthur Goldschmidt)

Donc Victor était toujours à la maison. L’oncle avait bien une bibliothèque, mais on ne lisait plus ici depuis fort longtemps ; aussi tous les ouvrages étaient-ils pleins de poussière et de mites. Il donna la clé de cette pièce à Victor, qui s’en réjouit beaucoup. Jamais celui-ci n’avait vu une telle collection de livres, si ce n’était celle de la ville, où il n’avait pas, ce qui va de soi, le droit de fouiller. Il mit d’abord l’échelle contre les rayons, commença à nettoyer tous les livres, puis il lut, regardant textes et images dans l’ordre où ils lui tombaient sous la main ou selon l’attrait qu’ils exerçaient sur lui.

Adalbert Stifter, L’Homme sans postérité (trad. Georges-Arthur Goldschmidt)

Je déballe ma bibliothèque. Voilà. Elle n’est donc pas encore dressée sur les étagères, le léger ennui du classement ne l’a pas encore enveloppée. Je ne peux non plus marcher le long de ses rangées pour les passer en revue, accompagné d’auditeurs amis. Tout cela, donc, vous n’avez pas à le redouter. (…) Parmi toutes les façons de se procurer des livres, la plus glorieuse, considère-t-on, est de les écrire soi-même. Maints d’entre vous se rappelleront ici avec plaisir la vaste bibliothèque que, dans sa pauvreté, le petit maître d’école Wuz, chez Jean Paul, s’était constituée à la longue en écrivant lui-même, faute de pouvoir les acheter, tous les ouvrages dont les titres l’intéressaient dans les catalogues de foire.

Walter Benjamin, Je déballe ma bibliothèque, un discours sur l’art de collectionner (trad. Philippe Ivernel)

Telle était l’histoire que Momik a trouvée dans le journal, et, dès le moment où il commencé à la recopier dans son Cahier-Espionnage, il a su que c’était l’histoire la plus palpitante jamais écrite, et la page avait une odeur d’environ mille ans, c’est sûr, et elle ressemblait à une page de la Torah, et les mots étaient comme ceux de la Torah, et Momik savait déjà que, même s’il les lisait mille fois, il ne comprendrait pas tout, évidemment, parce que pour comprendre des histoires comme ça il faut des commentaires comme ceux, disons, de Rashi ou de quelqu’un qui comprend vraiment la langue, parce que aujourd’hui personne parle comme ça, sauf grand-père Anschel peut-être. Mais même sans comprendre vraiment, Momik savait que cette page était en fait le commencement de toute chose et de tous les livres du monde, et que tout ce que les écrivains avaient écrit dans leurs livres après ça n’étaient que pâles imitations de cette page que lui, Momik, avait eu la chance de découvrir comme on trouve un trésor, il était clair pour lui que s’il l’apprenait il saurait tout, il n’aurait même plus besoin de retourner à l’école. Il s’est mis alors à l’apprendre par cœur, et, comme il en avait dans la tête, Dieu merci, au bout d’une semaine, il la savait entièrement (…).

David Grossman, Voir ci-dessous : amour (Momik)

Ultime vérité cristalline. Bruno la cherchait partout : chez les gens qu’il rencontrait, dans les bribes de conversations qui parvenaient à ses oreilles, portées par le vent, dans les coïncidences, en lui-même ; dans les livres qu’il lisait, il cherchait la phrase sans pareille, la perle rare qui lance l’écrivain dans un périple long de centaines de pages. La morsure de cette vérité, il l’avait rarement ressenti. Dans la plupart des livres, il n’y avait pas de telles phrases. Un chef-d’œuvre en contenant parfois deux ou trois qu’il notait dans son carnet. Ce qu’il recueillait ainsi, à force de persévérance et d’effort, c’étaient les éclats d’une preuve intangible grâce auxquels il pourrait un jour reconstituer la mosaïque originelle. La vérité. Plus tard, relisant toutes ces phrases, il ne savait plus toujours qui en était l’auteur. Il pensait parfois que telle phrase lui appartenait, puis il s’avérait qu’il s’était trompé. Elles étaient si semblables. Ce n’était pas étonnant, se disait-il : elles proviennent toutes de la même source.

David Grossman, Voir ci-dessous : amour (Bruno)

(…) il est impossible à qui que ce soit de raconter ou de décrire quoi ce soit d’une façon objective, (…), sauf dans des traités scientifiques comme par exemple d’anatomie ou de mécanique ou de botanique (encore que ce serait à discuter), il n’existe pas de style neutre ou comme on l’a aussi prétendu d’écriture « blanche » ce qui revient d’une façon assez naïve à entretenir le mythe d’un romancier dieu présenté comme un observateur impassible au regard détaché, « le monde comme si je n’étais pas là pour le dire » ironise déjà Baudelaire (…)

Claude Simon, Le Jardin des plantes

… à quoi j’ai répondu par retour que si le contenu des milliers de bouquins de cette irremplaçable bibliothèque avait été précisément impuissant à empêcher que se produisent des choses comme le bombardement qui l’a détruite, je ne voyais pas très bien quelle perte représentait pour l’humanité la disparition sous les bombes au phosphore de ces milliers de bouquins et de papelards manifestement dépourvus de la moindre utilité. Suivait la liste détaillée des valeurs sûres, des objets de première nécessité dont nous avons beaucoup plus besoin ici que tout le contenu de la célèbre bibliothèque de Leipzig, à savoir : chaussettes, caleçons, lainages, savon, cigarettes, saucisson, chocolat, sucre, conserves, gal…

Claude Simon, La Route des Flandres

Padilla me fit toute une histoire à propos du Merz parce que je mettais longtemps à le finir et qu’un professeur d’histoire le lui réclamait sans cesse : « Tu n’as qu’à te servir de ma carte et le sortir de la bibliothèque », me dit-il. Mais, je ne sais pas pourquoi, ce n’était pas pareil. Exactement comme, je le suppose, c’est une chose de manger un repas qu’on s’est préparé et une autre de manger la pitance qu’on vous distribue, même si calories pour calories, la valeur en est la même ; peut-être que le corps l’assimile-t-il différemment aussi.

Saul Bellow, Les Aventures d’Augie March

J’ai le don de voir certaines choses sans avoir l’impression qu’elles viennent de loin dans le passé, un peu comme les oiseaux ou les chiens qui ne partagent pas la condition humaine mais vivent toujours au même âge, le même aux pieds de Charlemagne que sur un chaland du Missouri, que dans un terrain vague de Chicago. Et c’est souvent ainsi que les arbres, l’eau, les routes, l’herbe peuvent me revenir, verts, blancs ou bleus, avec leur escarpement, leurs taches, leurs rides, leurs veines ou leurs odeurs, si bien que je puis faire remonter mon souvenir jusqu’à une fourmi dans les plis d’une écorce, que je peux me rappeler la graisse dans un morceau de viande ou un fil de couleur dans le col d’un corsage.

Saul Bellow, Les Aventures d’Augie March

Et surtout, de nouveau, un déménagement (…) avec de singulières difficultés, même si elles sont de la nature la plus courante et, dans une telle situation qui la favorise, une rébellion des objets tout autour de moi ; à commencer par une grève de l’ascenseur, puisque je vis au septième étage, suivi par un exode massif des quelques biens auxquels je tiens, et culminant avec la disparition d’un très beau porte-stylo, que je considère comme irremplaçable. C’était une singulière misère.

Walter Benjamin à Margarete Steffin, octobre 1935

Cette promenade nocturne qui semblait promettre une telle abondance d’impressions mélodieuses d’insouciance, de tristesse murmurante — (car le souvenir, qu’est-il, sinon l’inspirateur des impressions ?) — en réalité se révélait terne, sans incidents notables, et ne dura qu’un moment, comme il arrive lorsqu’on traverse dans le noir un site connu à fond et que les fractions multicolores du plein jour cèdent la place aux nombres entiers de la nuit.

Vladimir Nabokov, Invitation au supplice

(…) Beaucoup de gens ne comprennent pas. Ils disent « pourquoi n’allez-vous pas en acheter un neuf ? Vous pouvez le trouver dans toutes les librairies — il doit toujours être disponible. Pourquoi vous donner la peine de le recouvrir de papier cadeau ? Pourquoi perdre votre temps à remettre les feuilles dans l’ordre à chaque fois que vous l’attrapez pour le lire ? Pourquoi dépendre d’un bout de scotch pour garder en semble les 400 pages de ce chef-d’œuvre ? » Mais voyez-vous, cet exemplaire est un héritage inattendu, acheté sur un coup de tête par ma grand-mère au terminal du bus de la douane portuaire en 1958, sur la route pour le lac Oswaldo : c’était sa lecture de l’été. Elle n’en a lu que la moitié mais l’a toujours considéré comme son livre préféré. Il est resté des années sur l’étagère de dessous de sa table de nuit et, à sa mort, il est devenu la propriété de ma mère, qui l’a lu quatre fois lors de sa convocation dans un jury populaire au début des années 70. Ma sœur l’a préféré aux lectures exigées par ses études universitaires ; le début de chapitre trente-trois était alors déjà manquant. Moi, ça ne m’intéressait pas, j’étais trop pris par la télévision. Mais maintenant que j’ai fini mes études, je sens qu’il est grand temps de faire le grand saut et de faire voir par moi-même ce qui a fait que ce livre précis a traversé les âges alors que les aures étaient perdus et oubliés.

Ben Katchor, Le Quartier des Marchands de beauté, Rackham 2011 (à compléter par les dessins)

Quand vous aurez reçu [votre tableau], je vous supplie, si vous le trouvez bon, de l’orner d’un peu de corniche, car il en a besoin, afin que, en le considérant en toutes ses parties, les rayons de l’œil soient retenus et non point épars au dehors, en recevant les espèces des autres objets voisins qui, venant pêle-mêle avec les choses dépeintes, confondent le jour. Il serait fort à propos que ladite corniche fût dorée d’or mat tout simplement, car il s’unit très doucement avec les couleurs sans les offenser.

Nicolas Poussin, lettre à son ami Chantelou à propos de La Manne, 1639

(…) On peut comparer cela à la façon dont les jeunes gens accueillent les influences intellectuelles : quand on est jeune, on n’accepte pas non plus n’importe quelle vérité, seulement celle à quoi quelque chose en nous correspond, celle qui, par conséquent, dans un certain sens, ne fait que s’éveiller, de sorte qu’on la connaît déjà au moment où on la découvre. À cet âge, il y a des vérités qui nous sont destinées et d’autres pas. Des découvertes sont vraies aujourd’hui, fausses demain, des pensées s’illuminent ou s’éteignent, — non pas parce que nous changeons d’opinion, mais parce que nous sommes liés par toute notre vie à nos pensées et que, nourris aux mêmes sources invisibles, nous montons et descendons avec elles. Elles sont vraies quand, dans l’instant où nous pensons, nous nous sentons monter, et elles sont fausses quand nous nous sentons retomber. Il y a en nous et dans le monde quelque chose d’inexprimable qui s’en trouve alors accru ou diminué. Plus tard, cela change : la disposition des sentiments cristallise, l’intelligence devient cet outil extraordinairement mobile, ferme, incassable que nous connaissons quand nous ne nous laissons influencer par aucune espèce de sentiment. À ce moment-là, le monde s’est déjà divisé : d’un côté le monde des objets et des sensations sûres à leurs propos, des jugements et, en quelque sorte, des pensées ou des volontés reconnues ; de l’autre, le monde de la subjectivité, c’est-à-dire de l’arbitraire, de la croyance, du goût, du pressentiment, des préjugés et de toutes les incertitudes envers lesquelles on se comporte comme on peut, selon un code privé qui ne prétend à aucune reconnaissance officielle. Quand cette division s’est produite, que l’activité personnelle flaire ou accueille en soi tout ou rien, il est bien rare que dans l’âme tannée par le soleil, les parois puissent encore s’étendre et se déplacer sous le feu de l’impression.

Robert Musil, L’Homme sans qualités

À quelle peinture imaginable pourrait mieux qu’au Départ du vapeur de Folkstone s’appliquer ces termes de Proust, faisant d’un vaisseau « quelque chose de citadin de construit sur terre » ! Cette déception de l’attente obtenue en supprimant la ligne de démarcation habituelle avait une valeur plus générale dans l’esprit de Proust qui écrit : « C’est ainsi qu’il m’arrivait à Paris, dans ma chambre, d’entendre une dispute, presque une émeute, jusqu’à ce que j’eusse rapporté à sa cause, par exemple une voiture, dont j’éliminais alors les vociférations aiguës et discordantes que mon oreille avait réellement entendues, mais que mon intelligence savait que des routes ne produisaient pas. » Dans l’esprit de l’écrivain, comme celui du peintre, le passage se faisait semblablement de la réponse stable de l’intellect au glissement, où l’impression, la sensibilité seule l’emportait sur la pauvre nécessité du passage contraire, qui va de la sensibilité à l’intelligence. Dans les deux cas, calculées ou d’instinct, il s’agissait d’une magie efficace, d’un procédé actif, par la subtilité duquel revenir à l’innocence et à la fraîcheur de l’impression.

Georges Bataille, Manet (Skira 1955)

Il se souvint d’avoir lu avec passion naguère, au début de sa vie intellectuelle, la description de sensations analogues dans toutes sortes de livres qu’il ne finissait jamais, parce que l’impatience et une volonté d’autorité personnelle l’en empêchaient : pourtant, ou peut-être à cause de cela, il en était bouleversé. Puis, il n’avait pas mené la vie qu’on aurait pu attendre. Lorsqu’il reprit quelques-uns de ces livres (il le faisait maintenan volontiers), revoir ces vieux témoiganages fut pour lui comme s’il entrait silencieusement par une porte qu’il avait autrefois fermée avec dédain. Sa vie semblait s’étendre, irréalisée, derrière lui, ou peut-être encore devant lui. Les projets irréalisés sont parfois comme les bien-aimées dédaignées dans les rêves, demeurées belles pendant des années alors que celui qui revient, surpris, se retrouve ravagé : dans une curieuse extension de puissance, on croit rajeunir à leur contact, et c’était dans cette humeur flottant entre la hardiesse et le doute, entre la flamme et la cendre, qu’Ulrich se trouvait le plus souvent. Il lisait beaucoup. Agathe aussi.

Robert Musil, L’Homme sans qualités

J’ai bien cherché à former un tableau cohérent de ce qu’il m’a été donné de voir de mon demi-frère aux jours de mon enfance, disons entre 1910 (l’année où j’ai eu toute ma connaissance) et 1919 (l’année où il nous quitta pour aller en Angleterre). Mais pour cette tâche, la matière me glisse entre les mains. L’image de Sebastian ne m’apparaît ni comme faisant partie de mon enfance et, partant, indéfiniment susceptible de choix et de développement, ni comme une suite de visions familières ; mais elle se présente à moi fragmentairement, réduite à quelques apparitions sous éclairage intense, comme s’il n’eût pas été un membre constant de notre famille, mais quelque errant visiteur qui traverse une salle illuminée et disparaît à nouveau pour longtemps dans la nuit. Cela s’explique, je pense, non tant par le caractère puéril de mes amusements excluant toute intimité avec quelqu’un qui n’était ni assez jeune pour m’être un compagnon, ni assez âgé pour m’être un guide, — que par le fait que Sebastian constamment demeurait distant, ce qui, bien que je l’aie tendrement aimé, a condamné mon affection à rester ignorée et sans aliment. Je pourrais peut-être décrire sa façon de marcher, de rire ou d’éternuer, mais tout cela ne serait pas plus significatif que des bouts divers de film coupés au hasard et sans lien avec le drame essentiel.

Vladimir Nabokov, La vraie vie de Sebastian Knight

à vingt ans c’est déjà l’automne on dit je n’irai pas plus loin (le vent frais la saison des pommes et le frémissement du vin) déjà comme le vieil homme que jamais on ne deviendra on rumine et l’horloge sonne plus sévère de soir en soir et dans les plis de la mémoire on cherche un refuge on s’étonne de ne rencontrer que de noires silhouettes qui se détournent on ne voit que cette ombre qui efface le doit et l’avoir

Jean-Claude Pirotte, l’autrefois

Tel un fleuve silencieux, une neige de fleurs sans éclat tombant d’un groupe d’arbres en train de se faner flottait dans le soleil ; le souffle qui la portait était si doux qu’aucune femme ne bougeait. Nulle ombre qui en descendît sur le vert des pelouses : celui-ci semblait s’assombrir de l’intérieur comme un regard. Tendrement et généreusement vêtus de feuilles par le jeune été, les arbres et les buissons qui se dressaient de chaque côté ou composaient l’arrière-plan du jardin semblaient des spectateurs déconcertés qui eussent participé, surpris et figés dans leur costume joyeux, à ces funérailles et à cette fête de la nature. Le printemps et l’automne, le langage et le silence de la nature, la magie de la vie et de la mort se mêlaient dans cette image. Les cœurs comme arrêtés, comme retirés de la poitrine semblaient s’associer dans l’air au silencieux convoi. « Alors le cœur me fut enlevé de la poitrine », a dit un mystique. Agathe s’en souvint. Elle savait aussi qu’elle avait lu à Ulrich ce passage d’un de ses livres. Cela s’était produit dans ce même jardin, non loin de l’endroit où ils se trouvaient maintenant. Le souvenir se compléta. D’autres passages qu’elle avait rappelés à son frère lui revinrent : « Est-ce toi, ou n’est-ce pas toi ? Je ne sais où je suis, et je ne veux pas le savoir ! »

Robert Musil, L’Homme sans qualités

Orcières-Merlette. — Cette minute, toute ronde et nette, qui séparait Eddy Merckx de Luis Ocaña au départ de Grenoble, on ne savait pas encore très bien si elle constituait la fameuse minute de vérité en soi ou, plus simplement, celle d’une vérité épisodique que le lendemain se chargeait de démentir. L’opinion la plus communément répandue était que le champion belge promettait de célébrer le centenaire de Marcel Proust à sa façon en se lançant avec une délectation féroce à la recherche du temps perdu.

Antoine Blondin, Tours de France

Mais le visage d’Agathe était plus limpide encore que l’air qui l’encadrait et jouait avec sa chevelure, lorsqu’elle lui répondit par une citation. « Pas plus que je ne sais où je suis, je ne me cherche ; je n’en veux rien savoir, je n’en veux point être informée. Je suis immergée dans la source de son amour comme si j’étais sous les eaux de la mer et ne pouvais rien voir ou sentir de toutes parts que l’eau. — D’où tires-tu cela ? » demanda Ulrich avec curiosité. Alors seulement, il vit entre les mains d’Agathe un livre qu’elle avait trouvé dans la bibliothèque. Agathe ne le lui laissa pas prendre et lut à haute voix, sans répondre : « J’ai surmonté tous les pouvoirs sauf la force obscure. Alors j’entendis sans aucun son, alors je vis sans aucune lumière. Puis mon cœur n’eut plus de fond, mon âme plus d’amour, mon esprit plus de forme ; ma nature plus d’essence. »

Robert Musil, L’Homme sans qualités

Il y a des lectures préméditées, elles sont infiniment respectables, et d’ailleurs la chose la mieux partagée : la préméditation suppose un fauteuil, une lampe, la stabilité dans l’espace et dans le temps, une harmonie retrouvée entre liberté de penser et confort bourgeois (c’est ainsi que le fauteuil est individuel, secret et inaliénable, qu’il est un apanage du roi à disposition de la plèbe). Préméditer la lecture ne la rend pas plus veule, c’est seulement une marque de prudence, et malgré ça un immense appétit, peut-être même de l’impatience ; on consacre la soirée à l’exercice de la lecture, le livre rend à son lecteur le soin qu’il lui apporte, tout cela n’a même pas l’air d’un pacte (les pactes semblent crapuleux), c’est une entente — et à chaque page qu’elle tourne, telle lecture peut croire être le meilleur moyen d’échapper à la tyrannie.

Pierre Senges, Fragments de Lichtenberg

La bibliothèque de la première enfance est le compagnon de l’homme pour toute sa vie. La disposition de ses étagères, le choix des livres, la couleur des dos sont perçus comme la couleur, la hauteur, la disposition de la littérature mondiale elle-même. Oui, les livres qui ne se se trouvaient pas dans votre première bibliothèque ne trouveront jamais leur place dans la littérature mondiale, comme dans l’univers. Qu’on le veuille ou non, dans la première bibliothèque, chaque livre est un classique et aucun dos ne peut en être éliminé.

Ossip Mandelstam, Le Bruit du temps

Mille dates en magasin

rayon « médiévale »

1074 Affligem (bière d’abbaye, anno)

1125 St Feuillien (bière d’abbaye, anno)

1128 Grimbergen (bière d’abbaye, anno)

1134 Averbove (Abdij-Abbaye, anno)

1135 Grana Padano (inimitable depuis)

1229 Université Toulouse Capitole (universitas magistrorum & scolarium)

1240 Leffe (abbaye de Abdij van)

1264 Fabriano (papier, dal)

1275 Amsterdam (since)

1276 Darguner klosterbrau (seit)

1295 St. Stefanus

1308 Aktien Brauerei Baufbeuren (seit)

1328 J. W. (Augustiner Bräu München, gegründet)

1340 Brand (Bierbrouwerij, anno)

1353 Fattigauer Bier (seit)

1366 Stella Artois (anno)

1369 Houden Carolus (belgisch bier met traditie, anno)

1386 Universität Heidelberg (zukunft seit)

1411 Braurecht (seit)

1429 Das Original (gold blue)

1431 Université de Poitiers

1445 Hoegaarden (anno)

1462 Ecker Brau Brauerei Eck

1470 Fürstenberg Brauerei Abfüllung (seit)

1472 Monte Paschi (Banca dal)

1475 La Rochère (cristallerie)

rayon « moderne »

1492 Moulin à papier d’Arches (Lorraine, fondé en l’an)

1502 Holnstein (Schlossbrauerei seit)

1517 Fabrica de Ceramica Granadina (desde)

1525 Disaronno (Italy)

1527 Philipps Marburg Universität (sigilium scholae marpurgensis)

1530 Brauerei Kneitinger Regensburg (seit)

1530 Collège de France

1531 H (Privat Brauerei seit)

1534 Québec (Fournisseur d’émotions depuis)

1556 Brauerei Malsach (gerg.)

1557 Canson

1559 Saint-Vivant (armagnac)

1575 Bols (Erven Lucas, anno)

1578 Kurfürst Ruprecht Gymnasium (Neustadt)

1579 Hebendanz Bier (wer Probt-der Lobt seit)

1582 Tour d’argent (quai de la Tournelle, Paris, petit musée de la table, maison fondée en)

1584 Gosset (La plus ancienne maison de champagne, Aÿ)

1584 Hahnemühle (The Art of Expression since)

1585 Auerbahn-Brau Schlitz (seit)

1587 Bischberger Quatitatsbier (aus Tradition Gutl hopfer und Mlaz Gott erhalt’s, seit)

1590 Lana (manufacture de papier)

1591 Les Anis de Flavigny (depuis)

1596 Gogginger Marke (Bier-Spezialitaten seit)

1597 Gold Ochsen (Handwerkliche Braukunst seit)

1597 Gresham College (founded)

1602 Vals (vivaraise, eau minérale naturelle gazeuse, depuis) 1603 Heidelberger

1603 Pilsener

1608 Bushmills (Irish Whiskey)

1612 H B (Hofbrauhaus Traunstein seit)

1615 Grandauer Grafing (seit)

1615 Grolsch (premium Pilsner, since)

1620 Paul Kubler (Grands Vins d’Alsace, Vignerons depuis)

1624 Haselbacher (Schlossbrau seit)

1630 Graf Arco (Krone der Braukunst seit)

1630 Le cheval blanc (Bellac, depuis)

1637 16-37 (Sélection de tabacs de Garonne et d’Adour)

1643 Cire Trudon (rue de Seine, Paris, anciennement manufacture royale de cire, maison fondée en)

1645 BHB (Bier, seit)

1645 Yamasa (Naturally brewed soy since)

1649 Bischofshof (Bier Regensburg bayern)

1649 Falter Privatbrauerei Regen (seit)

1649 Fiskars (outils coupants, since)

1650 Chateldon (Source sergentale)

1650 Drachselsrieder (r. Bruckmayer kg, seit)

1650 Verney-Carron (Faiseur de fusils depuis)

1653 Koninklijke porceleyne fles (Royal Delft, anno)

1664 Kronenbourg (Brasseurs depuis)

1664 Old Holland (since)

1667 Ye Olde Cheshire Cheese (Londres, rebuilt)

1670 J. Herbin (Encre violette pensée, administrative, depuis)

1672 Tucher (bier, seit)

1674 333 (seit)

1674 Zindorfer (Landbier, seit)

1678 Cristallerie royale de Champagne (Dayel)

1679 Eichbaum (est.)

1679 Tripel Karmliet

1680 Comédie-Française

1680 Dentleiner Bier (seit)

1682 La Coste en Provence

1683 Brill (tuta sub aegide pallas)

1684 De Dietrich (objets de valeur depuis)

1686 Le Procope (cour du Commerce St André, Paris, café restaurant, fondé en)

1686 Mort subite (Anno)

1688 Lambertz (pâtisseries, seit)

1689 Königsbacher Pils

1692 Dammann frères (15, place des Vosges, marchand de thés à Paris depuis)

1701 Rouyer (cognac)

1703 Mount Gay Rum (since)

1705 Cherry Rocher (depuis)

1706 Braurecht (seit)

1706 Twinings (established)

1707 Dorotheum (marchand d’art, Bruxelles, depuis)

1707 Gutmann (bier, seit)

1708 Stock (Éditeur depuis)

1710 Kilkenny (Irish beer)

1711 Morland of Abington (brewers since)

1715 Martell (fondée en)

1715 Opéra comique (maison fondée en)

1716 À la civette (rue Saint-Honoré, Paris, tabac, maison fondée en)

1719 8.6 Bavaria (anno)

1720 Lefranc & Bourgeois (fondé en)

1722 Carl Kühne (Un goût unique, depuis)

1730 Ammerndorfer Bier (Privatbrauerei, seit)

1730 Champagne Chanoine (depuis)

1731 Amarelli (Liquirizia, dal)

1731 Bouchard père & fils (grands vins de bourgogne depuis) 1731 Zwilling (couteaux, since)

1734 Lloyd’s List and Shipping Gazette (established)

1735 Blancpain (horloger)

1736 Tsarine, champagne chanoine (depuis)

1740 Bourgeois-L’ingénieur Chevalier (maison fondée en )

1744 Glaabsbrau (Seligenstadt Spitzenbiere seit)

1744 Sotheby’s (est.)

1745 Moët et Chandon (à Épernay, fondée en)

1747 Maille

1748 Tollens (depuis)

1748 Villeroy & Bosch

1750 English Tea (First Selection, since)

1751 Ferreira (porto Tawny, estd.)

1753 Maison du café (douwe Egberts, anno)

1753 Vilmorin

1754 Pouret (Limoges, linge de maison, maison fondée avant) 1755 Lomonosov Moscow State University (was established in)

1755 Marie Brizard (depuis)

1755 Vacheron Constantin (manufacture horlogère, Genève, depuis)

1756 Fossier (maison mère des biscuits de Reims, maison fondée en)

1757 Cinzano (fondato nel)

1759 Guinness (estd.)

1760 Banque Courtois (Toulouse, depuis)

1760 Lanson (champagne, depuis)

1761 Bombay Sapphire (Grain Neutral Spirit)

1761 Faber Castell (since)

1761 Méert (rue Elzévir, Paris, voyage en gourmandises, maison fondée en)

1763 Saaga (vodka)

1764 Baccarat (maison fondée en)

1765 Hennessy (maison fondée en)

1765 Saint James (rhum agricole des plantations, depuis)

1766 Christie’s

1766 Reeves (pastels, since)

1766 Rutgers College (The State University of New Jersey)

1769 Dubuisson (bière, anno)

1769 Follador (Winemakers since)

1771 Manufacture La reine (porcelaine de Limoges)

1772 Alma de magno (bodega osborne)

1772 Veuve Clicquot Ponsardin (maison fondée en)

1773 Little Greene (Paint & Paper)

1774 Birkenstock (chaussures, tradition seit)

1774 L. T. Piver (lavande des princes, à Paris depuis)

1775 Breguet (montres, depuis)

1776 Bolshoi (Théâtre)

1777 Badger (Legendary Tangle Foot)

1777 Belin (éditeur indépendant depuis)

1778 Badoit Saint-Galmier

1778 Boddington (bitter, estd)

1779 Bowmore (the Originaly Islay since)

1780 Baker’s (chocolat, since)

1780 Jameson (Irish Wiskey, established since)

1781 City of Los Angeles (founded)

1782 Morrells (Traditional Oxford Ale, est.)

1783 Franchi Sementi (qualità e tradizione dal)

1783 Daler-Rowney (Artists’, est.)

1783 Schweppes

1785 Graines Tézier (maison fondée en)

1785 Heidsieck & co (maison fondée en)

1787 Courage (Directors bitter, est)

rayon « contemporaine »

1789 Bagelstein (Beaux & Frères, The Old-Fashioned Homemade Bagel, depuis)

1789 Bellot (minotier dès)

1789 La distillerie du Centre (fabrique artisanale fondée en) 1789 La pasta di Gragnano (dal)

1789 The Department of the Treasury

1789 United States Marshal

1790 Koh-i-noor Hardtmuth (pencils since)

1790 Tête noire (vinaigre de vin de bordeaux, depuis)

1790 Vignobles Guy Saget (depuis)

1791 Au petit Suisse (Rue de Vaugirard + Rue Corneille, Paris, fondée en)

1791 Brauwel Kwak (anno)

1791 John Power & son (Irish whiskey, estd.)

1791 Nederburg (vins, since)

1791 Vignobles de Beaulieu (Malaville, Charente, fondé en) 1793 Bonhams (galerie d’art)

1794 Kwak (anno)

1794 Oban (West Highland malt)

1795 Churchill (porcelaine, est )

1795 Conté (à Paris depuis)

1795 Otard (du château de Cognac, depuis)

1796 Get 27 (menthe, maison fondée en)

1796 Mulot & Petitjean (le pain d’épice de Dijon, fondée en) 1796 Riz la + (quality papers rolling since)

1797 Louis Latour (bourgogne, maison fondée en)

1797 Martin Pouret (maître vinaigrier à Orléans depuis)

1797 Royal Limoges (porcelaine, depuis)

1798 Brigand (bier)

1798 Duval (pastis de Marseille, maison fondée en)

1798 Hoepfner Plisner (seit)

1799 Green King (fine ale)

1800 Dudson (finest vitrified, Stoke-en-Trent)

1803 Devineau (Nantes, cirier depuis)

1803 Edouard Artzner (foie gras de Strasbourg depuis)

1804 Babaevsky (chocolat russe)

1804 Château Coulonge (propriété familiale depuis)

1804 Marbrerie Jouandou (Limoges, depuis)

1805 Pernod (fondée en)

1805 Rabenhorst (qualité since)

1806 Eristoff (Prince Nicolai Alexandrovitch)

1806 Lyra (matériel de dessin, Germany, since)

1806 Puynis (cacahuètes, since)

1807 Franken Brau Riedbach (seit)

1808 Brun de Vian-Tiran (100 % Mohair)

1808 BVT (Brun de Vian-Tiran, manufacture lainière depuis)

1808 Henriot (champagne, maison fondée en)

1809 Bodega Lazo

1809 Distillerie Meunier (l’art d’extraire la quintessence, depuis) 1809 Jardin (champagne, depuis)

1810 Oldlager mützig (depuis)

1811 Ackerman-Laurence (saumur, caves fondées en)

1811 Charles de Cazenove (champagne, fondé en)

1811 Fewel (Alsace, fromage)

1812 Laurent-Perrier (depuis, since)

1814 Colman’s of Norwich (original english mustard, estd.) 1814 John de Kuyper (Genuine Holland, since)

1815 Ardberg (scotch whisky, established)

1816 Port-Salut (depuis)

1817 Arpin (lainages, L’esprit alpin, depuis)

1817 Bitburger (seit)

1817 The University of Michigan

1818 Billecart-Salmon (champagne, maison fondée en)

1818 Mc Clelland’s (Single Malt Scotch Whisky, estd)

1818 Ron Pujol (dorado, desde)

1819 Cailler (of Switzerland, depuis)

1819 Parapluie à l’épreuve (depuis)

1819 Sabarot (morilles, depuis)

1820 Académie de médecine (fondée en)

1820 Le Croissant (rue Montmartre, café historique, depuis) 1820 W. & J. Graham’s (porto, established)

1821 Fischer (brasseur d’idées depuis)

1821 Gien France (faïence, depuis)

1821 Père Magloire (calvados, depuis)

1822 À l’olivier (maison fondée en)

1822 La Géographie (Terre des hommes, depuis)

1822 Lindemans Faro (Lambic beer, anno)

1822 Nicolas (le spécialiste du vin depuis)

1822 « pharmacie » (rue du Temple, Paris, pharmacie depuis) 1823 Giovanni Ferrari (parmiggiano, dal)

1824 Agnesi (pâtes, imperia)

1824 Angostura (Rum, estd)

1824 Cardhu (the Cardhu Distillery established)

1824 Guénard (huiles)

1824 The Macallan (est.)

1824 Rödel & fils frères (fondée en)

1824 Veltins (bier, seit)

1824 W. Goedecke & co (Döllnitzer Rinerguts, seit)

1825 Edradour (Scotland’s Smallest Distillery, established)

1825 Theodore (peintures, depuis)

1826 Deshouillères France

1826 Le Gorafi (toute l’information de sources contradictoires, depuis)

1826 Suchard (chocolatier depuis)

1827 Ballantine’s (est.)

1827 Buitoni (dalla casa)

1827 G. H. Mumm & cie (fondée en)

1827 Grand Marnier (maison fondée en)

1827 Tharaud Union limousine (Saint-Yrieix-la-Perche, depuis)

1827 Theakston (traditional brewers est.)

1828 Réseau Veritas

1828 Springbank (Scotch Whisky, established)

1828 Van Houten (since)

1829 Gmund (Papierkultur seit)

1829 La revue des deux mondes (revue fondée en)

1829 Ruinart

1830 Bailly (depuis)

1830 Baume & Mercier (Genève)

1830 Charvin (Paris, Maison de haute couleur)

1830 Famille Badon (fromagère depuis)

1830 Jean-Luc Baldès (cahors, domaine Fénelon)

1830 Filature du Valgaudemar (au service des tricoteuses depuis)

1830 Massepains Petitjean (Saint-Léonard-de-Noblat, depuis)

1830 Pastis Berger (depuis)

1830 PG (Tips, est. since)

1830 St Raphaël (depuis)

1830 Talisker (estd)

1830 Teacher’s Highland Cream (established)

1830 Woolrich (est.)

1831 Pedrocchi (Padoue, caffè Ristorante Eventi)

1832 Café parisien (Saulieu, café historique d’Europe, depuis)

1832 Longines (L’élégance du temps depuis)

1832 Waechtersbach (vaisselle, Germany, since)

1833 Bohin France (depuis)

1833 De Koninck (bière)

1833 Glengoyne (unhurried since)

1833 Martin & Co (guitares, est.)

1833 Mendiburutegia (fondée en)

1834 Combier (Distillateur et maître liquoriste depuis)

1834 Charles Laffite (successeur de la maison George Goulet fondée en)

1834 Ginger Danish Spread (est.)

1834 La boutique K. Sabatier (couteliers depuis)

1834 La Vieja Fabrica (autentica marmelada, fundada en)

1834 Nerchau (Farben aus Nerchau. seit)

1835 Lea & Perrins (The Original Worcestershire sauce, since)

1836 Calmann Lévy (éditeur depuis)

1836 Maison Vital-Ainé (Madeleines et biscuits depuis)

1836 Medard de Noblat (Manufacturier de Limoges, depuis)

1836 St. Paul School (New York, founded)

1837 Arnaud Soubeyran (nougat de Montélimar, maison fondée en)

1837 Caisse d’épargne de Château-Thierry (fondée en)

1837 De Venoge (champagne depuis)

1837 Histoire d’or (joaillier depuis)

1837 Little, Brown and Company (éditeur, Boston, New York, Toronto, London)

1837 Picon (depuis)

1837 Seagram’s (Distillers since)

1837 Tetley (thé, depuis)

1838 Champagne Deutz (fondé en)

1938 Charvet (place Vendôme, fondée en)

1838 Ricqlès (la menthe forte qui réconforte depuis/l’original depuis)

1839 Denoix (Maître liquoristes à Brive depuis)

1839 Moutarde violette de Brive (depuis)

1839 Privat (Une tradition de libraire depuis)

1839 Richardson Sheffield (coutellerie, since)

1840 Cassa di risparmio di Ravenna (fundata nel)

1840 Delaunay Léveillé (biscuits)

1840 Dourthe (Les grands vins de Bordeaux depuis)

1840 Edmond Fallet (moutarde, produit de France depuis) 1840 Godin (Le spécialiste du chauffage et de la cuisine depuis)

1840 Pimm’s (estd)

1840 Reine Dijon (depuis)

1840 Simonnet-Fabre (à Chablis depuis)

1840 Société coopérative (La Trimouille)

1841 Armand Thiery (since)

1842 Franz Bier Rastatt (seit)

1842 Gloth Dormeuil (Royal Qiviuk)

1842 Haviland (manufacture française de porcelaine, Limoges)

1842 Klincksieck (éditeur de sciences humaines depuis)

1842 Wiener Philarmoniker

1843 Fuchs saveurs (vinaigre, depuis)

1844 Alpina (polenta, depuis)

1844 Le Conservateur (expert en gestion d’avenir depuis)

1845 Bijou (madeleines de Saint-Yrieix-la-Perche)

1845 Lempertz (Cologne, galerie d’art, established)

1845 Lindt & Sprüngli (maître chocolatier suisse depuis)

1846 BBGR (Fabricant Français de verres optiques. Qualité et Performance depuis)

1846 Comptoir des chemises et accessoires (depuis)

1846 Deville (maison fondée en)

1846 Dubonnet (depuis)

1846 Gasthaus Zenglein Brauerei (Oberschleichac seit)

1846 Huguet (Fg Saint-Antoine, Paris, ameublement de qualité depuis)

1846 Lu (depuis)

1846 Peroni, la birra italiana (tradizione e qualità dal)

1846 Rummo (maestri pastai in benevento dal)

1846 S & F (matelas, Stearns & Foster, founded)

1847 Badens Schonste Krone (seit)

1847 Fil au Chinois (ets. Toulemonde successeurs, fil de qualité, fabriqué en France depuis)

1847 Jules Gautret (pineau des Charentes, maison fondée en)

1847 Limoujoux (Corrèze, charcuterie, depuis)

1848 Buissière (chocolaterie à Limoges)

1848 Buttner Brau (seit)

1848 Le Croquet de Charost (maison fondée en)

1848 Le Petit Mouzillon (artisan pâtissier depuis)

1848 Maltagliati (dal)

1848 Moulin Producteur du Jura (fondé en)

1848 Pâtisserie Beurlay (maison fondée en)

1848 Poulain

1848 Savini (Salsa di noci, dal)

1848 University of Mississippi

1849 Raynaud (porcelaine depuis)

1849 William Lawson’s (Scotch Whisky estd.)

1850 Biscuiterie Jeannette (depuis)

1850 Brause (Kalligraphie, seit)

1850 J. R. Brillet (cognac, depuis)

1850 Cains (Traditional bitter, first established)

1850 Drouault (linge de maison, depuis)

1850 Guillet (peintres depuis)

1850 Jacques Bâtard (huilerie)

1850 La Mie câline (une famille du marais breton vendéen (…) depuis)

1850 Levi’s (America’s Finest Jeans, since)

1850 Ourson (couvertures en laine, Fabrique depuis)

1850 Paul Beuscher (la référence à Paris depuis)

1850 Pharmacie H.H Swann (Paris, rue de Castiglione, since)

1850 René Neymann (pain azyme, depuis)

1851 Amaretti di saronno

1851 Arrow (vêtements, USA)

1851 Bally (since)

1851 Bouvet (saumur, maison fondée en)

1851 Charles Heidsieck (depuis)

1851 Kiehl’s (parfums, since)

1851 Gimel (coutellerie, depuis)

1851 Legal (créé en)

1852 Delage (Angoulême, déménagement garde-meubles, depuis)

1852 Ghirardelli (chocolat, S. Francisco, founded in)

1852 Mourlot (galerie d’art, Paris)

1852 Racing club de France (depuis)

1853 Aigle

1853 Connétable (depuis)

1853 Le Chat (depuis)

1853 Levi’s (America’s Original Jean since)

1853 L’univers (Nantes, café jazz)

1853 Ramirez (Sardinhas, desde)

1853 Scheltema (Boekverkopers sinds)

1853 Tissot (Swiss Watches since, horloger depuis)

1854 Campisi (Saporidella terra del Mare de Sicilia)

1854 Mariage frères (rue des Grands-Augustins, Paris, salon de thé, maison fondée en)

1854 McSorley’s Old Ale House (established)

1854 Mulliez (confection)

1854 Taylor of Old Bond Steet (est.)

1854 Vittel (depuis)

1855 À la grâce de dieu (Limoges, maison fondée en)

1855 Jordans (since)

1856 Burberry (of London, established)

1856 Emanuel Lang (Créé et tissé en France depuis)

1856 Eterna Grenchen (Uhrenfabrik, gebründet)

1856 Gallo (risotto, dal)

1856 Georgsmarienhütte Edelstahl (sei)

1856 Hiro Leonhardt (Feine Federn für Kunst & Kalligraphie, seit)

1856 Kirschen (outils de sculpture, depuis)

1856 Klaus (chocolat, gourmand depuis)

1856 Mc Ewan’s (Scotch Ale, since)

1856 Murphy’s (Irish Stout, est.)

1857 Negrita (rhum, depuis)

1857 Pastilles Leone (depuis)

1857 Pharmacie Necker (bd du Montparnasse, Paris, fondée en)

1857 Puget

1858 Alsfelder (bier, seit)

1858 Cafe Tortoni (Buenos Aires, casa fundada en)

1859 Brinks (La sécurité depuis)

1859 Duval-Leroy (champagne, maison fondée à Vertus en)

1859 Farmacia Suiza (Buenos Aires, fundada in)

1859 Fléchet (chapelier, Paris)

1859 Pagès (tisanes, maison française depuis)

1859 Wikestrøm & Krogius (Finlande, on the movie since) 1860 Amaretti Virginia (Rinomata e premiata, dal)

1860 Badie (Perpignan, déménagement)

1860 Le Delaville (Paris, maison Marguery depuis)

1860 Déménagements spécialisés Bardon (Limoges, depuis) 1860 Deschamps (La Couronne, feutrier, depuis)

1860 Fabianelli (dal)

1860 Maison Gramard (quincaillerie, Paris, rue de la Chapelle, fondée en)

1860 Marbrerie Mourier (Guéret, fabricant depuis)

1860 Mère Lalie (charcutière depuis)

1860 Petitcollin (poupées, depuis)

1860 Phénix (anis, distillerie fondée en)

1860 Rivoire & Carret (maison fondée en)

1860 Strega Alberti (dal)

1860 Tag Heuer (since)

1861 Fleixenet (Barcelona, depuis)

1861 Museum Fodor (Amsterdam, anno)

1862 Bacardi (Casa fundata en Cuba estd.)

1862 Charbonnel (L’artisanat d’art, fondé en)

1862 Gulden’s (Spicy brown Mustard, est.)

1862 Ladurée (Fabricant de douceurs, Paris, maison fondée en )

1862 Le couvent des Minimes (Rituel de soin pour les mains) 1862 Roger & Gallet (Paris, depuis)

1862 Testulat (Champagne)

1863 Geslin (boulangerie à Angoulême, maison fondée en) 1863 Martini & Rossi (Torino)

1863 Moretton (chapeaux, depuis)

1863 Petitjean (quenelles, depuis)

1863 Roode Pelikan-Pélican rouge (koffie-café, anno)

1863 Société (roquefort, depuis)

1863 Stoke City F. C. (The Potters)

1863 Tramier (Confiseur d’olives depuis)

1864 George Killian’s (Maître brasseur depuis)

1864 Moyet (Cognac, fondée en)

1865 Bath (rugby)

1865 Bertolli (pâtes, dal)

1865 Donq (Puerto Rico’s Premium Rum, since)

1865 Ganter Privatbrauerei Freiburg (seit)

1865 Fromagerie Bel (maison fondée en)

1865 JM Coutin (Chaussures, Rochefort-sur-Mer, depuis)

1865 Langlois (Blois, manufacture de tapisserie, fondée en)

1865 La Revue générale (mensuel fondé en)

1865 L. Rose & Co LTD (since)

1865 Saint-Louis (sucre)

1865 Stetson (Originaly Hats since)

1865 Villa Navarre (Pau, l’art de vivre à l’anglaise depuis) 1865 Zenith (Swiss)

1866 Carbonell (huile d’olive, fundado en)

1866 Jack Daniel’s (est. & reg. in)

1866 Le calisson par Lilamond (à Saint-Rémy-de-Provence depuis)

1866 Nestlé (depuis)

1866 Saint-Omer (brasserie, depuis)

1866 Vidéosphère (Bd Saint-Michel + rue de l’Abbé de l’Épée, Paris, anciennement 50 & 52bis Boulevard du Montparnasse, maison fondée en)

1867 Château Jourdain (vin de Bordeaux)

1867 Delhaize (Belgique, depuis)

1867 Ercuis (argenterie, Paris)

1867 Kusmi Tea (Paris)

1867 & 1889 Stern (passage du Panorama, Paris, graveur) 1867 Old England (Paris)

1867 Sidonis (tout vous sourit même les prix depuis)

1868 Amos (Artisan brasseur depuis)

1868 Martinelli’s (Apple juice, since)

1868 Nicolas Alziari (huile d’olive)

1868 Trappe (Échourgnac, affiné en Périgord depuis)

1869 Berkeley University of California

1869 Caledonian Shilling (est.)

1869 Christian Pellet (chausseur depuis)

1869 Dr. Brown’s (soda, since)

1869 Heinz (estd.)

1869 Henninger H B (seit)

1869 Landskron Brauerei Gorlitz

1869 Louis Nys (Tourcoing, fermetures, volets, stores)

1869 Picard (rue Bonaparte, Paris, éditions, librairie, depuis) 1870 Caramels Bu-Bu (in Keko el Mago de Carlos Nine, qualité garantie depuis)

1870 Casa Milo

1870 Ghigi (pâtes)

1870 Madère Cruz (depuis)

1870 Syracuse University (founded a.d.)

1871 Duvel (anno)

1871 Fraisse (Miroitier depuis)

1871 Kressmann (Sauterne)

1871 Lucky Strike (estd)

1871 Malivaud & Cie (Limoges, graveur - imprimeur depuis) 1871 NRA (National Rifle American)

1871 Reading Football Club (est.)

1872 Arcus (rue de Rennes, depuis)

1872 Baron de Bron (Champagne, depuis)

1872 Berliner Kindl (Weisse original Wesse, seit)

1872 Café Prunier (place de la Madeleine, Paris, depuis)

1872 Eku (Brauerei-Tradition, seit)

1872 Floranis (Anisette Gras)

1872 Le Havre football club

1872 Lepetit (Camembert, depuis)

1872 Lillet (maison fondée en)

1872 Liverpool Football Club (est.)

1872 Matusalem (Rum, est)

1872 Mercier (passage du Panorama, Paris, graveur imprimeur depuis)

1872 Mongomery Ward (Improving American Home since) 1872 Nemiroff (Ukrainian Flavored Vodka)

1872 Normand S.A. (Centre régional de chauffage, La Ville-du-Bois, maison fondé — sic — en)

1872 St-Diery (Source des volcans d’Auvergne, depuis)

1872 Station biologique de Roscoff

1872 S T Dupont (Maître orfèvre, laqueur & malletier depuis) 1873 Heineken (est.)

1873 Lapin Kulta (bière finlandaise)

1873 Morgan’s Pomade (since)

1873 Ottweiler Pils

1873 Romeo y Julieta (cigares, depuis)

1873 Scotland (équipe nationale de football, est.)

1873 Studio Lebeault (Limoges, photographe depuis)

1874 Champagne Barnaut (maison fondée en)

1874 Heart of Mildlotian F. C.

1874 Léonard Parli (Calissons d’Aix, maison fondée en)

1874 Maître Kanter

1874 Southern Comfort (established)

1875 Audemars Piguet (Le maître de l’horlogerie depuis)

1875 Biscuiterie de îles, les galettes de Belle-Isle (fabricant depuis)

1875 Braastad (cognac, established)

1875 Bulova (montres, since)

1875 Casa Ferrer (construccion de Guitarras, fundata en)

1875 Keens Steakhouse (est.)

1875 Rougié (Foie gras et gastronomie depuis)

1876 Abbaye du Ry Ternel (Bière belge de tradition, anno) 1876 A. Schwab (Memphis, in Mystery Train de Jim Jarmusch, established)

1876 Aux couleurs modernes (droguerie, rue Montsigny, Paris, maison fondée en)

1876 Double Diamond (Original Burton Ale, since)

1876 Duceau (Angoulême, Le palais du chocolat, depuis)

1876 Estrella (Tradicio damm cervesera)

1876 Hermann éditions (depuis)

1876 Lancel (French légèreté since)

1876 Middlesbrought Football Club

1876 Raynal & Roquebrune (depuis)

1876 Sapo (Crème nutritive pour sellerie)

1876 Sapporo beer (since)

1876 Spigol (cepasco, depuis)

1877 Ashers (made in the Highlands by Ashers Family Bakers since)

1877 Caruso (Hustenbonbons Stark, nach original Rezeptur von)

1877 Heldrich Brauerei Edelsfeld (seit)

1877 La Mode (Buttons, The Fashion Choice since)

1877 Mac Arthur’s (select scotch whisky, est.)

1877 Quaker Oats (est.)

1878 Brauerei Diebels Issum Niederrhein

1878 Daum (Art is the Ultimate Luxury, since)

1878 Dugan’s (Bakers for the Home, since)

1878 Everton

1878 Havana Club (fundado en)

1878 Librairie historique Clavreuil-F. Teissèvre (rue St André-des-Arts, Paris, maison fondée en)

1878 Pågen (Krisprolls, est.)

1878 Saint-Alban (Eau minérale depuis)

1879 Aberlour (Highland Single Malt Scotch Whisky, estd) 1879 Absolut (Country of Sweden since)

1879 Academy of Cape Albertus (founded)

1879 Mulligan’s (in La saison des flèches de G. Trouillard & S. Stento, tradition since)

1880 Cachou Lajaunie (créé en … par Léon Lajaunie pharmacien à Toulouse)

1880 Duponia (bier, seit)

1880 Épices Rabelais (appréciées depuis)

1880 Folliet (torréfacteur, depuis)

1880 Fonty (tricotez l’amour, since/depuis)

1880 Franck Vignot (Poitiers, maison fondée en)

1880 J. Fournier (Limoges, chausseur, depuis)

1880 Maison Pécou (dragées)

1880 Marius Morel (lunettes)

1880 Premier (moules, Kwaliteit uit yerseke)

1880 Scott’s (Makers of Fine Foods since)

1880 Verlet (rue Saint-Honoré, Paris, cafés, thés, torréfacteur depuis)

1881 Cerruti

1881 Château Chadenne (fronsac, depuis)

1881 Girondins de Bordeaux

1881 T. Leclerc (L’expert du teint)

1881 Leprechaun’s Corner (Dublin, bar & lounge est.)

1881 Schmincke (pastels, Meliora cogito, gegr.)

1882 Van Laack (est. in Berlin)

1882 Chocolat Weiss (depuis)

1882 Clément Faugier (Crème de marron d’Ardèche, depuis) 1882 Le Coq sportif

1882 Le Chateaubriand (Saint-Malo, depuis)

1882 Racing club de France (depuis)

1883 Barral (olives, depuis)

1883 Côte d’Or

1883 Domaine Listel Estate (depuis)

1883 H. Parmentier (sardines, depuis)

1883 Lucchese (bottes, since)

1883 Monerris Planelles (Fabrica de turrones y dulces, desde)

1884 Anthon Berg (by Appointment to the Danish Court, since)

1884 Chocolat Bonnat (Voiron Isère depuis)

1884 Dabur (Dentifrice d’herbes, depuis)

1884 Salvetat

1885 Assi (Beyrouth, since)

1885 Barnier (Confiseur depuis)

1885 Delouis (moutarde de Dijon, depuis)

1885 Einsiedler Weissbier (seit)

1885 Giffard (liqueur)

1885 Huilerie Richard (Goût & tradition, fondée en)

1885 Jacobs (Crackers, est.)

1885 Langlois-Château (saumur)

1885 Lightbody (Pâtissiers et confiseurs depuis)

1885 Longhorns (Lammes Candies since)

1885 Menuiserie Dubois (Magnac-Bourg, depuis)

1885 Papier d’Arménie (depuis)

1885 Tennent’s of Scotland (Scotland Finest Beer)

1885 Sainte-Lucie (Origines saveurs)

1885 Salers Gentiane Labouroux (depuis)

1885 Wilkin & Sons Ltd Tiptree (since)

1886 Brauerei Kanone Schaittach (seit)

1886 Coca Cola (depuis)

1886 De Cecco (pasta, dal)

1886 Heineken (Recette originale depuis)

1886 Hendrick’s (Gin, Distilled & Bottled est.)

1886 Jules Destrooper (Biscuiterie, since)

1886 Lu (Véritable petit beurre, depuis)

1886 Soubirac (Tradition France)

1886 Taylor of Harrogate (Family Tea Merchants est.)

1886 Voilerie Roumegous (La Tremblade, depuis)

1887 Ararat (Armenian Brandy, since)

1887 Charcuterie ardéchoise (maison Crouzet fondée en)

1887 Couleurs du Quai Voltaire (depuis)

1887 De Cecco (spaghetti, dal)

1887 Demoncy Vergne (chocolatier Paris)

1887 Filson (Might as Welle have the Best)

1887 Glenfiddich (est.)

1887 La Perle des Dieux (Conserverie depuis)

1887 Mitsu-Bishi (established)

1887 Porto Cruz

1887 Sennelier (moderne depuis)

1888 American Mathematic Society (founded)

1888 Black Sheep (Föroya bjór dark lager, since)

1888 Celtic Football Club (Glasgow)

1888 Coulaud (Charcutier depuis)

1888 Davelaar (Jodenkoeken, sinds)

1888 F. Brauerei Feldschlosschen Ag (seit)

1888 Four Roses (Made in America since)

1888 Gold (Eichener Brauerei seit)

1888 Fedrigoni (papier)

1888 Katz’s Delicatessen (205 E. Houston Avenue NYC, established)

1888 Les Sablés de la mère Poulard (Le Mont-Saint-Michel) 1888 Mc Vitie’s (since)

1888 Pago (since)

1888 Vandermeulen (Always Fresh & Tasty, By J. Doop, since)

1889 Cholvy-Artige (Crème de marrons de l’Ardèche, anciens établissements, maison fondée en)

1889 DBU (Dansk Boldspil Union)

1889 E. S. J. (École supérieure de journalisme, la première école de journalisme fondée en)

1889 Lolmède (biscuiterie à Angoulême)

1889 Paul (Maison de qualité fondée en)

1889 Recheis (pâtes, seit)

1889 Surgères (depuis)

1889 Suze (depuis)

1889 Villa Vittoria (since)

1890 Borjomi (Georgian Mineral Water, established)

1890 Delpeyrat (charcuterie)

1890 Hachez (Chocolatier, est.)

1890 Hunt’s Tomatoes (since)

1890 Joseph Favrichon (fabricant depuis)

1890 La Viennoise (Besançon, maison fondée en)

1890 Maser (formaggi dal)

1890 Opinel (depuis-since)

1890 Servette de Genève F. C.

1891 Anker(brot) (das Beste von Wien seit)

1891 Delacre

1891 J. M. Weston (Manufacture de chaussures depuis)

1891 Montondon (Champagne)

1891 Ortiz (El velero, conservas, desde)

1891 Sir Edward’s (Finest Scotch Wiskhy registered since)

1891 Soplica (Szlachetna wódka, A.D.)

1891 Universitas Gothobugensis (Göteborgs Universitet)

1891 Welsh Farm’s (since)

1892 Abercrombie & Fitsch (New York, established)

1892 Anaclet (horloger joailler orfèvre à Angoulême, depuis) 1892 Ayam (sauces, since)

1892 Cafés Richard (fondée en)

1892 Castelli (parmigiano, dal)

1892 Complices Eagle

1892 Hamilton (Shaping Time, The American Brand since) 1892 Holland Hopjes (since)

1892 Itasca County Fair (Grand Rapids, Minnesota, since)

1892 Jean Rozé (la viande par passion depuis)

1892 Léonce Blanc (confitures biologiques de tradition, depuis)

1892 Liverpool Football Club (est.)

1892 Mc Vities (since, When … created the Originale Digestive Recipe)

1892 Mähler-Besse (Saint-émilion, fondée en)

1892 Napoléon (Tradition depuis)

1892 Tourte et Petitin (Photographie scolaire depuis)

1892 Rohrer & Klingner (vernis, Leipzig-Co., seit)

1892 Russian & Turkish Baths (268 E. St. 10th NYC, since) 1893 Carapelli (dal)

1893 Chez Émile (Maître gourmand depuis)

1893 Ferrarelle (Acqua minerale effervescente naturale dal) 1893 Léon de Bruxelles

1893 Pedersen (cycles)

1893 Wenger (The Genuine Swiss Army Knife, since)

1894 Breitling

1894 Biscuiterie des Flandres Eugène Blond (La véritable gaufrette amusante, fondée en )

1894 Hershey’s Cocoa (since)

1894 Manchester City

1894 Sainte Marguerite (Sources La Chapelle, depuis)

1895 Coutot et Roerig (recherche d’héritiers, généalogie)

1895 Gaumont

1895 Geyer frères (soda, maison fondée en)

1895 Jean Brunet (charcuteries, depuis)

1895 Lorina Victor Geyer (limonade)

1896 Boulangerie Thomas (Brioches & Gâches, qualité tradition terroir)

1896 Bohmisch (bier, seit)

1896 Borges (Maestros Aceiteros desde)

1896 (-2001) La Bibliothèque (Limoges, bar, brasserie)

1896 Hanover 96

1896 J. J. Pinson (Pâtissier, depuis)

1896 Le père Benoît (boudin, depuis)

1896 Le Travail (Couzeix, S. C. O. P., maçonnerie…, depuis) 1896 Lux (lunetier)

1896 Maline Thomas (Famille boulangère depuis)

1896 Rao’s Homemade (pâtes, since)

1896 Texas Sons Confererate Veterans

1896 Udinese Calcio

1896 Walkers (Product of Scotland, established)

1897 ABC (Carpets & Holme, since)

1897 Alsa (Le véritable sachet rose, depuis)

1897 Dardenne (Ludovic, pharmacien-chocolatier)

1897 Filson (Might as Welle have the Best, since)

1897 Gaastra (Saint Tropez Newport Porto Cervo, since)

1897 Jacq (coquilles saint-jacques, depuis)

1897 Juventus (Turin, since)

1897 M. C. Gasseling (Amsterdam, Nieuwe Spiegelstraat, Antiquair sinds)

1897 Pelletier (Maison fondée en)

1897 Queen (Food Colouring, est)

1897 Tanguy (Biscuiterie depuis)

1897 Voisin (Lyon, chocolaterie depuis)

1897 Yvon Mau (Négociant de bordeaux, depuis)

1898 Antésite (depuis)

1898 Avon & Ragobert (charcuteries, en Sologne depuis)

1898 Berner Sportclub Young Boys

1898 Brasserie Grain d’orge (depuis)

1898 Dalwhinnie Distillery (estd.)

1898 Gerard (camembert de France Soft Cheese, depuis)

1898 Henri Bardouin (pastis en Provence depuis)

1898 Frico (fromage, Old Dutch Master, anno)

1898 Knockando (Single Malt Scotch Whisky, estd)

1898 Le Tanneur (Maroquinier depuis)

1898 Ligue des droits de l’Homme (fondée en)

1898 Marquise de Sévigné (rue de Seine, Paris, chocolatier depuis)

1898 Palmolive (Savonnier depuis)

1898 Pasta Zara (dal)

1898 Roland (laitier-glacier, depuis)

1898 The Benriach (Single Malt Scotch Whisky, established) 1898 Veuve Ambal (crémant de Bourgogne, depuis)

1898 William Saurin (Traiteur depuis)

1899 A. S. V. E. L. rugby (Villeurbanne)

1899 Milan (A. C.)

1899 Pall Mall (Rolling since)

1899 San Pellegrino

1899 Tejas Borja (unicos desde)

1900 Albert Lhuissier (rillettes, depuis)

1900 André (soulier de mode depuis)

1900 La Noisetière (Aubusson, artisan boulanger pâtissier, depuis)

1900 Maison Vincent (La Ferté-Saint-Aubin, boulanger pâtissier, depuis)

1900 Marius Fabre (Maître savonnier depuis)

1900 The Daily Texan (Serving the University of Texas at Austin since)

1901 Casino (produits de qualité depuis)

1901 Claude Galien (depuis)

1901 Lagostina (Omegna Italia, batteries de cuisine)

1901 Meguiard’s (nettoyants automobiles, since)

1901 Quezac (eau minérale, depuis)

1901 Stade rennais (F. C.)

1901 UE (Universal Edition, Musiknoten seit)

1901 Villars (Maître chocolatier suisse depuis)

1902 Bisson (créateurs de biscuits biologiques depuis)

1902 Cérébos (depuis)

1902 Claude Dezorme (Thiers, fabricant français depuis)

1902 Festina (montres depuis)

1902 Kuretake (Japon, est.)

1902 U. S. A. L. (Limoges rugby)

1902 Wolfberger (crémant d’Alsace, fondée en)

1903 Besiktas J. K. (Istambul)

1903 Anconetti (chaudières, Limoges, signature de qualité depuis)

1903 Daigueperce (Limoges, boulangerie pâtisserie depuis) 1903 Dumazaud (Limoges, depuis)

1903 Établissements Burnouf (biscuitier-chocolatier, fondés en)

1903 Grêmio F. B. P. A. (Porto Alegre)

1903 Les Dieux (sardines, depuis)

1903 New York Yankees (since)

1903 Pourchet (L’esprit maroquinier)

1903 Tsingtao (bière chinoise, since)

1903 Yazami (Casablanca, maître fromager traiteur depuis) 1904 Canada Dry (since)

1904 Joaillerie Landauer (rue du Temple, Paris, fondée en) 1904 La Dunkerquoise (La véritable gaufre, biscuiterie fondée en)

1904 OGC Nice (despi)

1904 Oris (Swiss made Watches since)

1904 Schalke 04 1904 Thermos (since)

1904 Thermos (since)

1905 Detaille (parfums, depuis)

1905 Galatasaray Sports Club

1905 Galette St Michel

1905 Leclerc (biscuits, Québec, depuis)

1905 Miel Besacier (famille d’apiculteurs depuis)

1905 Monique Ranou (Charcuterie depuis)

1905 Sporting club de Bastia

1906 Adams (Pranks Magic since)

1906 Bellizzi (Fior di miele)

1906 Cocagne (sardines, maquereaux, since)

1906 Cordonnier Pailler (Limoges, 31 bis boulevard Garibaldi, quatre générations prennent soin de vos chaussures depuis)

1906 Kuoni (depuis)

1906 Lancia (dal)

1906 Maira’s (Belts & Buckles, a Houston Tradition since)

1906 Maison Larzul (langue de bœuf)

1906 Papillon (Roquefort, depuis)

1906 Racing club de Lens (depuis)

1906 Thoquino (Cachaçà, fundada em)

1906 Torino F. C.

1906 Decitre (libraire depuis)

1907 Fenerbahçe Spor Kulbürü

1907 Hénaff (pâté, depuis)

1907 Madrangeas Vialle (Qualité fait ma force, depuis)

1907 Pural (fondée à Paris en)

1907 Prulière (Chignat, Puy-de-Dôme, négociant en vin depuis)

1907 Ets Rondinaud (créateur de charentaises depuis)

1907 Koska (Turkish Delight)

1907 Löwenthal (poêles, seit)

1908 Carr’s (Biscuits of Distinction, established)

1908 Contesse du Barry (fondée en)

1908 French Bakery (established to London)

1908 Inter (Milan)

1908 Laboratoires Guigoz (depuis)

1908 La Nouvelle Revue Française (fondée en)

1908 Lee Cooper (Innovation since)

1908 Louis Couderc (distillerie, liquoriste depuis)

1908 Montagnac (Tulle, fleuriste créateur depuis)

1908 Panathinaikos (Athènes)

1908 Sigg (Swiss Made, since)

1908 Storteboom (World Class since)

1908 S. U. Agen (depuis)

1909 Borzeix-Besse (Limoges, chocolatier depuis)

1909 B. V. B. 09 (Ballspielverein Borussia Dortmund)

1909 Daelmans (biscuits, sinds)

1909 Gordon (Finest Gold, estd)

1909 NAACP (National Association for the Advancement of Colored People, founded)

1909 P. C. Richards & Son (est.)

1910 Arthur Werner (Moving & Storage Inc., since)

1910 Boyquel Kiosko (frutas, desde)

1910 Giraudet (quenelles, à Bourg-en-Bresse depuis)

1910 Kambly (biscuits, excellence suisse depuis)

1910 Mallet-Guy (immobilier, Limoges, un professionnel à votre écoute depuis)

1910 S. C. Corinthians Paulista

1910 Tempé (Maison d’Alsace depuis)

1911 A. S. Béziers

1911 A. S. M. (Association sportive de Montferrand, since) 1911 Vilac (fabriqué dans le Jura depuis)

1911 Miror (expert depuis)

1911 Vrin (éditeur et libraire spécialisé en philosophie depuis)

1912 Astra (depuis)

1912 Au chat bleu (chocolatier au Touquet depuis)

1912 Brown & Haley (Cashew Roca, since)

1912 Colavita (dal)

1912 Gifrer (depuis)

1912 Jean de Telmont (champagne, depuis)

1912 La Confiteria ideal (Buenos Aires)

1912 Maison Sicre (meubles, literie, Toulouse, place Dupuy depuis)

1912 Monari Federzoni (Aceto balsamico di Modena)

1912 Monin (liqueurs et sirops, depuis)

1912 Taquiret (Vin du pays des côtes de Gascogne-bas Armagnac, famille Grassa depuis)

1912 Tuscan (milk, since)

1912 Union des Serbes de France (fondée en)

1912 Veiligheids Institut (Amsterdam, anno)

1913 ADL (Anti-Defamation League, since)

1913 Gran Teatro Cervantès (Tanger)

1913 Le Montebello (quai Montebello, Paris, maison fondée en)

1913 Plaisance bio (depuis)

1913 Prada (Milano, dal)

1914 John Smith Co. (since)

1915 Bolthouse Farms (juice, since)

1915 Officer (conserves de poisson, depuis)

1915 Raffles Hotel (more than 100 years of the Singapour Sling, since)

1915 Ronzoni (lasagna, since)

1915 Victoria (chaussures, since)

1916 Antolin délices (Glaces artisanales depuis)

1916 Etam (depuis)

1916 Keds (Modèle champion depuis)

1916 La Berrichonne Châteauroux

1916 La Gravelline (Boisson au tilleul, depuis)

1916 Nathan’s Famous (The World’s Best Crinkle Cut Fries !, since)

1917 Omaha steaks (since)

1918 Benedetto Cavalieri (Rinomato metodo dal)

1918 Coudard (agence immobilière, Le Mont-Dore, à votre service depuis)

1918 Pellion (Saint-Yrieix-la-Perche, la dynamique de la clôture depuis)

1919 Betjeman & Barton (Bd de Filles-du-Calvaire, marchand de de thé à Paris depuis)

1919 Busquets (Toulouse, depuis)

1919 Coiffard (Nantes, librairie indépendante depuis)

1919 Écusson grand cidre (Tradition & art de vivre depuis) 1919 Jean Caby (Charcutier depuis)

1919 La boutique Modes & Travaux (Paris)

1919 Le Briochin (droguiste depuis)

1919 Maison Queyroi (Limoges, fleuriste, fondée en)

1919 Maisons France Confort (depuis)

1919 Paraboot (depuis)

1919 Pochat et fils (fromages de Savoie, depuis)

1919 S. C. O. d’Angers

1919 Vermeiren (All natural Speculoos, since)

1919 Wasa (Baked since)

1920 Arima (chasseur depuis)

1920 Atlas (Bière de tradition hollandaise créée en)

1920 Borde (conserves de champignons, depuis)

1920 Café du métro (St Sulpice, Paris, depuis)

1920 Calisson d’Aix du roy René (Fidèle à la tradition depuis) 1920 Cantreau (biscuits, depuis)

1920 Diane-de-Poytiers (Nougat de Montélimar, depuis)

1920 Eddie Baver (est.)

1920 Emile Noël (Maître moulinier, un savoir-faire et une qualité garantie depuis)

1920 Empoli F.C.

1920 Famille Peronneau (apiculteurs depuis)

1920 Famille Michaud (apiculteur depuis)

1920 Gardeil (biscuits, Savoir-Faire depuis)

1920 Gavottes (Biscuitier, depuis)

1920 Filet bleu (petits beurres salés, fondé en)

1920 Jean Martin (créé et cuisiné en Provence, depuis)

1920 Lemaire (depuis)

1920 Maison J. Gatti (chaises de café, fabricant depuis)

1920 Mont St Michel (Parfumeur depuis)

1920 Perl’Amandes (depuis)

1920 Rannou-Métivier 1920 Saphir (crème universelle, depuis)

1920 Traou mad de Pont-Aven (Maison fondée en)

1920 Valette (Maison fondée en)

1921 Albert Ménès (Maison fondée en) 1921 Boulangerie pâtisserie du Château, Ducloux-Mignard (Felletin, maison fondée en)

1921 Corsini (Dolce biscotti, dal)

1921 Famille Mary (Apiculteur en Anjou depuis)

1921 La Bovida (Tradition de service depuis)

1921 La Vache qui rit (fabriquée dans le Jura depuis)

1921 Mc Gregor (New York, since)

1921 La Mortuacienne (La reine des limonades fondée en)

1921 Le Pélican (brasserie)

1921 MCA (Mouloudia Club d’Alger)

1921 Romanzoni (escargots, maison fondée en)

1922 Branston (Spaghetti Loops, since)

1922 Bellet (distillerie fondée en)

1922 Grace (noix de coco, la qualité depuis)

1922 KKS Lech Poznan (football)

1922 Patyka (parfums bio)

1922 Waltons (Irish Whistles, established)

1923 A. Chamvermeil (Le spécialiste de la Vente de Vins à Distance, depuis)

1923 Calligaris (Italian design, dal)

1923 Duchesnay (haches, depuis)

1923 Ets Chenel (Saint-Léonard-de-Noblat, boissons, intredépositaire depuis)

1923 GH (Chambre syndicale du groupement de l’hôtellerie, depuis)

1923 Gramophone (The world’s authority on classical music since)

1923 Jean Perzel (Paris, Luminaires d’art, créateur et fabricant depuis)

1923 Le Gall (Maître beurrier depuis)

1923 Lifeguard (Tel Aviv-Jaffa, since)

1923 Lloyd industriel (Importateur depuis)

1923 Loewe (made in Germany since)

1923 Loïc Raison (Cidrier depuis)

1923 Maimeri (couleurs de restauration, dal)

1923 Nogent (maître coutelier depuis)

1923 Steinhausen (since)

1924 Adolfo collección (Vinoteca, tapas, tienda, Tolède)

1924 Café des musées (rue de Turenne, Paris, maison fondée en)

1924 Ferme de Fontenay (depuis)

1924 La cave Magali (Vaucluse)

1924 La maison des bibliothèques et du dressing (Limoges, fondée en)

1924 Madrange (Maison de qualité depuis)

1924 Malduig (Essonne, depuis)

1925 Abatilles Sainte Anne (Arcachon depuis)

1925 Alhambra (Cerveza Granada)

1925 Casanis (Pastis de Marseille, Bastia Marseille)

1925 Christian Duret (boucherie charcuterie, Pierre-Buffière, maître artisan, la tradition du service depuis)

1925 Colombier (Saint-Junien, cuirs, depuis)

1925 Fauquet (Maroilles, depuis)

1925 Ibarra (Authentic Mexican Chocolate, since)

1925 La Révolution prolétarienne (fondée par Pierre Monatte en)

1925 Librairie ancienne Denis (Paris, maison fondée en)

1925 Maroilles Fauquet (depuis)

1925 Monsavon

1925 Olympiakos

1925 Steimatzky (Means Books, since)

1925 Streit’s (Matzos, since)

1925 Trumpf (Dettwiller, maison fondée en)

1926 A. Delightful Nougat Journey (since)

1926 Beyrand (imprimerie, Saint-Just-le-Martel)

1926 Chez Georges (boulevard Pereyre, Paris, restaurateur depuis)

1926 Ch’ti (bière de garde, Brasserie Castelain)

1926 Fontignac (cocottes, depuis)

1926 Gli spaghetti dei Martelli (Famiglia di pastai dal)

1926 Godiva (chocolatier, belgian chocolates, depuis)

1926 Greiner (Rodinger Bierspezialitaten)

1926 Lanaspèze (meubles à Saint-Sulpice-sur-Lèze)

1926 Llugar (agrumes, depuis)

1926 Malguid (location de camions, Linas, Esssone)

1926 Pampryl (depuis)

1926 La Gerbe d’or (Brive, Patrick Boudrie, maison fondée en)

1926 Vital (Belgian Top Nougat, since)

1927 Alex Olivier (maître chocolatier depuis)

1927 Dietaroma (expert depuis)

1927 Faucher (Limoges, poissonneries depuis)

1927 Hôtel Bristol (Knokke-Heist, anno)

1927 Langnese (Honey, since)

1927 LICRA (Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme depuis)

1927 Roma (AS)

1927 Strand (New York City, est.)

1927 Super Bock (Sabor Autentica, produto de Portugal, since)

1928 Boucherie Gouguet (Sauviat, maison fondée en)

1928 Brival (Tulle, cycles, depuis)

1928 Crémerie Husson (Châlons-en-Champagne, depuis)

1928 Ehoga (Beyrouth, montres, since)

1928 FCSM (Football Club Sochaux-Montbéliard)

1928 JP pétanque (Le spécialiste de la boule de pétanque depuis)

1928 Méo (café, Excellence et qualité, depuis)

1928 Rica Lewis

1928 Rotring (Germany)

1928 Swiss Delice (Premium Biscuits since)

1928 Tripoux d’Auvergne (Fabricant depuis)

1928 Walt Disney (since)

1929 Aalderink (Amsterdam, Nieuwe Spiegelstraat, Oriental art ethnografica, since)

1929 À la fabrique (Belgique, depuis)

1929 Almondina Brands (Cookies, Family Recipe since)

1929 Chievo Vérone

1929 CSP (cercle Saint-Pierre de Limoges)

1929 J. Barthouil (épicerie fine, rue Charlot, Paris, fabricant depuis)

1929 Rennes auto-école (rue de Rennes, Paris, depuis)

1929 Società Ciclistica Alfredo Binda (Varese)

1929 Vandame (Maison fondée en)

1929 Victoria (Peppermine, since)

1930 Argentina Senesa (Corned beef exeter)

1930 Brûlerie corrézienne (Tulle, maison fondée en)

1930 Café Bogota (depuis)

1930 Cléopâtre (premier de la classe depuis)

1930 Fargeot (pantoufles, depuis)

1930 G. Gova & C. (Pandoro Milano)

1930 Institute for Advancde Studies (since)

1930 Librairie orientale H. Samuelian (Paris, rue Monsieur-le-Prince, fondée en)

1930 Nat Sherman (Tobacco, since)

1930 Vigean (maître huilier, depuis)

1931 Serveau (Jarnac, entreprise générale du bâtiment, depuis)

1931 Stade de Reims (depuis)

1932 CA Batna

1932 Chez Jenny (Paris, brasserie alsacienne depuis)

1932 Gold’s Prepared Horseradish (Brooklyn original, est.)

1932 La Belle-îloise (Son savoir-faire préservé depuis)

1932 Le Versailles (Brasserie à Limoges depuis)

1932 MAE (Mutuelle assurance de l’éducation, depuis)

1932 Merba (Patisserie Edition, cookies, since)

1932 Ricard (depuis)

1932 Voyages Lavalade (Bellac, depuis)

1933 Almaza (Liban, bière)

1933 American Tourister (since)

1933 ASMO (Oran)

1933 Barris Laurent (Saint-Yrieix-la-Perche, boucherie charcuterie, depuis)

1933 Biardeau déménagements (Vœuil-et-Giget, La mobilité c’est notre métier depuis)

1933 Blatt Billiards (809 Broadway, NYC, since)

1933 Goldentips (World’s first Teas, estd.)

1933 Itinéraires nationaux (Service international de tourisme créé en)

1933 Lacoste (since)

1933 Milaneza (pâtes, desde)

1933 Siemens (L’innovation depuis )

1933 Singha (bière, since)

1933 Timberland (since)

1934 Au bon coin (Paris, rue Montcalm + rue des Cloys, depuis)

1934 CFK (Country For Kids, est.)

1934 Frigécrème (rafraîchit les gourmands grands et petits depuis)

1934 Heschung (Chaussure française de qualité fabriquée en Alsace depuis)

1934 ! Librairie Doucet (l’esprit du livre depuis)

1934 Maison Delvert (confitures, fondée en)

1934 Monbana (Chocolatier depuis)

1934 S.A.S. Schnerb (Courtage - importation - exportation toutes matières premières pour les industries, depuis)

1935 ABT (Pleasing People since)

1935 Agence immobilière Pelé et Pinot (Angoulême, depuis)

1935 Café Younès (Beyrouth, since)

1935 Lycée français de New York

1935 Saint-Jean (pastier français depuis)

1935 Sorbet d’amour (maison fondée en)

1936 Bice Restaurant (7 East 54th St. NYC)

1936 Café Errel (depuis)

1936 Éditions Spartacus (depuis)

1936 G. L. A. C (Charentes-Poitou, depuis)

1936 La Galette Goulebenèze (depuis)

1936 La Martina (La tradicion argentina del polo, desde)

1936 La mère Angot (Fécampoise depuis)

1936 Lazzaretti (pâtes bio, depuis)

1936 Le Continental (restaurant au Québec, depuis)

1936 Magdeleine (depuis)

1936 Pierre Champion (À Périgueux depuis)

1936 Sant Ambrœus Ristorante (NYC, dal)

1936 Semelflex (depuis)

1936 Sultan el Assala (thé, de père en fils depuis)

1937 Fleur de pays (High Quality depuis)

1937 Henri Raffin (charcuterie, depuis)

1937 Maison Lemaitre (Nantes, épicerie fine, confiserie, cave, depuis)

1937 Ray-Ban (since)

1937 Ursus Trotter (Chili, Tecnologia y diseño desde)

1938 Ambiance Bois en Limousin (De l’arbre à la maison, depuis)

1938 Broussaud (Les Cars, textiles, bas et chaussettes, depuis)

1938 Columbia (Outdoor Authentic, est.)

1938 Le pavé du Larzac (la passion du pain depuis)

1938 Le père Jean (terrines Bleu d’Auvergne)

1938 Ribena (Blackcurrant, since)

1938 Sant Eustachio il caffé (dal)

1938 Sauret père et fils (transport routier, depuis)

1938 The Studley Press (fine art and commercial printers, established)

1938 Tripoux du Père Jean (produit d’Auvergne, Maison fondée en)

1939 Armor-Lux (depuis)

1939 Elliston Place (Nashville, Sodashop good food since)

1939 Toll House (Nestlé, since)

1940 Giovanni Panzani (Tradizione italiane dal)

1940 Sahadi (Honey, since)

1941 Blo. Roke (The Original Brass, Handcrafted New England since)

1942 Laiterie Les Fayes (La laiterie des Limousins depuis)

1942 L’Oulibo (huile d’olive vierge extra, depuis)

1942 Manny’s (cafeteria & delicatessen, Chicago since)

1943 FC Nantes (depuis)

1943 John Mendson (shoes, since)

1944 Patsy’s Italian Restaurant (236 West 56th St. NYC, Serving Authentic Neapolitan Cuisine since)

1945 De Steltenlopers van Merchtem

1945 Duralex (depuis)

1945 Roger (Petit grillé aixois, depuis)

1945 Maison Taillefer (café, chocolat, depuis)

1946 Delmonaco (sardines, depuis)

1946 Edhasa (editorial fundada en)

1946 Frendo (dynamos, depuis)

1946 Hanil Kindergarten (since)

1946 JSK (Arach Tegzirt)

1946 La Maison d’Armorine (Caramel bretons, en Bretagne depuis)

1946 Le Palais de l’automobile (La Rochefoucault, Maison fondée en)

1946 Magne (La Tremblade, Entreprise générale de bâtiment fondée en)

1946 Marandat constructions (Dignac, depuis)

1946 Mondon (boulangerie à Roumazières)

1946 Nation Literie (bd du Montparnasse, Paris, fabricant depuis)

1946 Sacha Finkelsztajn (Paris, rue des Rosiers, anct. Haarscher fondée en 1851,

de père en fils depuis)

1946 Simon & Cie (rue Saint-Bruno, Paris, depuis)

1946 Solidur (gants de bûcheron, depuis)

1946 Starwax (depuis)

1946 Tazza d’oro (La casa del caffè dal)

1947 Bonnet sports (Limoges, depuis)

1947 C. F. P. E. (Centre français de protection de l’enfance, association humanitaire créée en)

1947 Chambord (maroquinerie, depuis)

1947 Collégien (chausson bébé, depuis)

1947 Couzon (référence française des arts de la table, marque française depuis)

1947 France Football (depuis)

1947 Gérentes (fromage au lait de Haute-Loire, depuis)

1947 Meubles Burguet (Saint-Yrieix-la-Perche, fabricant depuis)

1947 Palladium (depuis)

1947 Raimo (Glaces & Sorbets d’exception, Paris)

1947 Rendez Vous (pastilles menthe, depuis)

1947 Solgar (antirides, since)

1947 Sorrento (Authentic Italian Taste, since)

1948 Colo-Colo de futebol e regatas (Santiago du Chili, Fundado em)

1948 Glacier Zizi (Bruxelles, since)

1948 Guy Degrenne (Le cancre est inoxydable depuis)

1948 Pisan Ambon (The Original Banana Drink, since)

1948 Théâtre de la Huchette (créé en)

1948 Track & Fields News (The Bible of the Sport since)

1949 Adidas (est.)

1949 Caffè Gioia (dal)

1949 Castel (Châteaux et domaines, Estates and Vineyards depuis)

1949 Constellation Night (Reg Patent)

1949 Director’s Cut (Douglas Laing & Co., estd.)

1949 Gant U. S. A. (Sweats, University Gant State New Haven)

1949 Le Mathuséen (charcuterie, Maison fondée en)

1949 Les Délectables (sardines, depuis)

1949 Marabout (Maison d’édition depuis)

1949 R. Junca (L’atelier du foie gras à Dax depuis)

1949 Roka (Cheese Crispies, since)

1949 Von Dutch

1950 Bluewhale (fruticulteurs depuis)

1950 Chameau (Thé vert de chine, since)

1950 Clarks Originals (since)

1950 Dragées Régence (manufacture de dragées depuis)

1950 Dr. Klaus Karg KG (Bäckerei seit)

1950 La Croisée DS (Champagne-Mouton, depuis)

1950 Pataugas (Véritable … depuis)

1951 Cauvin (Des huiles de connaisseur, depuis)

1951 Domani (Tournefeuille, Haute-Garonne, chaussures maroquinerie, depuis)

1951 Mars (legendary since)

1951 Marabotto (dal)

1951 Parquets Synteko (depuis)

1951 F. Suzuki & Co (est)

1951 Toughjeansmith (bagages, space live tough)

1952 L’art de la fromagerie (Goûts de France et d’ailleurs, depuis)

1952 Les cafés Océ (Charleville-Mézières, Maison de qualité depuis)

1952 52FP (Fred Perry Original since)

1952 Niagara Wasp R. F. C. (established)

1952 René Pierre (Maître billardier depuis)

1952 Robert (Charleroi, La Frite depuis)

1952 Speedy Lock & Door Co. (First Avenue NYC, est.)

1953 Didier Métégnier (artisan peintre, depuis)

1953 Duret (Argent-sur-Sauldre, cycles, fabricant depuis) 1953 Ricoré (créé par Nestlé en)

1954 Biscuits Mistral (depuis)

1954 Chocolats Roland Réauté (depuis)

1954 Fnac (Agitateur culturel depuis)

1954 Immobilière du Panthéon (Agence conseil depuis)

1954 Inha University (Corée)

1954 Louvat (meringues pâtissières, depuis)

1954 M.O.B (Mouloudia Olympique Béjaia)

1954 Rouquié (Construire est notre métier, depuis)

1954 Saint-Paul Optique (Paris, de père en fille depuis)

1954 Sazerat (Limoges, reproduction de photos sur porcelaine, depuis)

1954 Veselka (42th Avenue NYC, est.)

1955 Cesare Nori (Toulouse, le cuir, la peau depuis)

1955 Chaminade University of Honolulu (Vita in verbo)

1955 Fermedoux (depuis)

1955 Golo (Style Authentic since)

1955 Jacquemmoz (transport international depuis)

1955 La Pedriza (huile d’olive, La calidad desde el origen)

1955 La Royale (brasserie, bd des Filles du Calvaire)

maison fondée en)

1955 Lebanon Taxi (since)

1956 Beeps (Van Nuys, Californie, All Beef Burger, since)

1956 Maison Collignon (fondée en)

1956 Mourelato (épicerie à Montréal, depuis)

1956 Sibell (chips, depuis)

1957 Carrés de sucre (maison fondée en)

1957 Chaumont Football Club (since)

1957 Cours Legendre (Soutien scolaire depuis)

1957 Lafond (Poitiers, boutique Carnot, pâtissier traiteur depuis)

1957 Philibon (melons, depuis)

1957 Pescaderia de “Tata Jacinto” (Patzcuaro, Mexique, desde)

1957 San Miguel (desde)

1957 Vuarnet (pure protection depuis)

1958 Alsto (Real Values for Real Life since)

1958 ESS (Entente sportive de Sétif)

1958 Greg Bennett (Samick USA, established)

1958 Harmonia Mundi (since)

1958 Kaki Muscat (de père en fils depuis)

1959 Dallmann’s Salbei-Bonbons (seit)

1959 Pélardon (délice des Cévennes, depuis)

1960 El Navarrico (conservas desde)

1960 Guido Mimoni (rue du Temple, Paris, diamantaire depuis)

1960 La Gourmandise (86 Ouzilly, producteur depuis)

1960 Le Géant des beaux-arts (tout pour l’artiste depuis)

1961 Cooper Electric Supply & Co (since)

1961 Courtepaille (gril, depuis)

1962 Bessac Sport (Le Mont-Dore, spécialiste du ski depuis)

1962 Carrelage Lafarge (à votre service depuis)

1962 Cotillons Al Arz (Beyrouth, Est. Abou Chacra, since)

1962 Deus é Amor (Pelo missionario David Martins Miranda, fundado em 3 junho de)

1962 Lafontaine immobilier (Estate agent since)

1962 Nani (boulevard de Belleville, maison fondée en)

1962 Savéol (fruits, coopérative, depuis)

1963 CLCF (École de cinéma depuis)

1963 Elec’Services Fauconnet (Boisseuil, à votre service depuis)

1963 Le Lamparo (Royan, depuis)

1963 Melons Soldive (tradition)

1963 Michel Huvelin (Royan, chocolaterie confiserie, maison fondée en)

1963 Pitois (Orléans, la cuisine depuis)

1963 St Sever (volailler passionné depuis)

1963 The Coffee Bean & Tea Leaf (Beyrouth, est.)

1964 Ent. Amp Besson (Rochefort, Le spécialiste de la couverture, depuis)

1964 Maison Bruyère (Biscuiterie artisanale depuis)

1964 Richon (Ruelle-sur-Touvre, horloger bijoutier, depuis) 1964 Sapa (Cognac, traitement des bois, depuis)

1965 Body Sculture (since)

1965 De Schildercamer (Amsterdam, Nieuwe Spiegelstraat, Fine Art Dealer since)

1965 Garage Gros (Limoges, la passion automobile depuis) 1965 Laboratoire Sublimm (Le Gond-Pontouvre, fondé en) 1965 Marc (auto-école, Angoulême, depuis)

1965 Tina Cleaners (2668 Broadway, NYC, Where Quality Speaks for Itself, Pleasing you since)

1965 West Side Market NYC (2840 Broadway, NYC, est.) 1966 Brandy véranda (Aixe-sur-Vienne, créé en)

1966 Ets J. Collin (Saint-Jory, vérandas, menuiserie métallique, depuis)

1966 Ets Maguier (boulangerie à Marennes, À votre service depuis)

1966 Raffier (auto-école, Limoges, depuis)

1966 Souvenirs Tobacco (Amsterdam, anno)

1967 Agence Dellîle (Saint-Pierre-d’Oléron, depuis)

1967 Baban (Beyrouth, since)

1967 Chipie international (chaussures, since)

1967 Don Satur (biscuits, fundado en)

1967 Ent. Adam (49 Champagné, couverture zinguerie, maison fondée depuis)

1967 Lapierre-Ody (marché Victor-Hugo, Angoulême, Maison fondée en)

1967 MTNG Originals (since)

1967 Ralph Lauren (established)

1967 Touquet Savour (légumes, La passion des variétés depuis)

1968 Cattier (Laboratoires, depuis)

1968 Esprit

1968 Galerie Lieve Hemel (Amsterdam, Nieuwe Spiegelstraat, sinds)

1968 La Fe (corn, Quality since)

1968 Maison Toublanc (Rochefort-sur-Mer, maître artisan boulager-pâtissier, depuis)

1968 Or Brun (fertilisants, depuis)

1968 Sarl Gérard Tastet (Cherves, isolation thermique, depuis)

1968 T-Traxx (Original Brand)

1969 Bertrand Lavier (depuis)

1969 Ikebanafleurs (Limoges, atelier fondé en)

1969 J. Lacam (Couzeix, Artisan créateur de cuisines depuis)

1969 Monty’s Norwegian Blue (pale ale, Pining for the Fjords, since)

1969 Plat Carr Plein (plâtrier carrossier peintre, fondé en)

1969 Premium Casuar (since)

1969 Rip Curl (Search since)

1969 Summer Field (Spices, since)

1969 Zodiac (Performance Products for Harley Davidson, since)

1970 Eva Doria (esthétique capillaire depuis)

1970 Hurtaud immobilier (île de Ré, depuis)

1970 Intertrans (Location de bennes, depuis)

1970 Maison Spanghero (depuis)

1970 Monsieur U (Photographiste, since)

1970 Moulin des moines (pionnier du bio depuis)

1970 Oliger (poêles de faïence depuis)

1970 Paic citron (depuis)

1970 Paris Saint-Germain

1970 Pionier Sportive (since)

1970 Quicksilver (Company, est.)

1970 R Sobral (rue du Temple, Paris, créateur fabricant d’objets en résine, depuis)

1970 Stroppa (pastificio, gnocchi e pasta fresca dal)

1970 Vins Guy Jeunemaître (La signature du vin depuis)

1971 Chasselas de Moissac (A. O. C. depuis)

1971 Maison du bifteck (Angoulême, sous les halles depuis) 1971 Nike (Down since Seventy One)

1971 Smiley (Original Trade Mark since)

1972 Catimini (vêtements pour enfants, since)

1972 Eckö (untld)

1972 Eparcyl (la garantie d’une fosse tranquille depuis)

1972 Groupe ESRA (École supérieure de réalisation audiovisuelle, depuis)

1972 Les Maisons S.I.C. (La valeur sûre depuis)

1972 Pavillons cognaçais (Présents à Cognac depuis)

1972 SA (Saujon automoble)

1973 Boula Matari (blog d’Aurélien Ducoudray, mauvaise humeur depuis)

1973 Billabong (since Nineteen Seventy-Three)

1973 Biscuiterie Augereau (maison fondée en)

1973 La Cour d’Orgères (confitures)

1973 Le Pirée (boulevard Saint-Germain, Paris, produits grecs, maison fondée en)

1973 Lotto Unltd (sweat)

1973 Mr Larignon Nicolas (Éleveur de porcs charentais de père en fils depuis)

1973 Pepejeans (London, est)

1974 Artisans du monde (depuis)

1974 Commission des citoyens pour les droits de l’homme (fondée en)

1974 Creeks (since)

1974 Ferme de Sainte Marthe (grainetier bio depuis)

1974 Goldmine (2901 Broadway, NYC, Full Service Jewelers, est.)

1974 Henri Willig (since)

1974 Les Volcans (Clermont-Ferrand, librairie depuis)

1974 Minkoff Reprint (Genève)

1974 Montpellier Hérault sport club

1974 Novoviande (depuis)

1974 Voitures européennes d’autrefois/Vintage European Automobiles (depuis/since)

1975 Champagne Vranken (maison fondée en)

1975 Ets Zgolli frères (sauce tomate, since)

1975 Fluide Glacial (le journal d’umour et de bandessinées depuis)

1975 International Gemological Institute (since)

1975 L’Écritoire (rue Saint-Martin, Paris, depuis)

1975 Tante Hélène (lait bio collecté localement depuis)

1976 E. Childs (Nys Licensed Therapist since)

1976 Empire (2642 Broadway, NYC, Five Asian Cuisine & Sushi Bar, Quality since)

1976 Fantagraphics Books (Publisher of the World's Greatest Cartoonists since)

1976 Gudrun Sjödén (design, Stockholm, est.)

1976 Marion Crêpes (Tokyo, Patisserie from Harajuku, since)

1976 National (Squatch Challenge)

1976 Polo Club C (Celio)

1976 Présence audio conseil (Spécialistes en instruments de reproduction sonore depuis)

1977 Dormesnil (votre installateur depuis)

1977 Lopez (Royan, Confiseur Glacier, depuis)

1977 Pam’s Wagon Wheel (in Jimmy Corrigan de Chris Ware, restaurant, since)

1978 Chez Ghassan (Beyrouth, since)

1978 Chiquet (Limoges, atelier de bijouterie, depuis)

1978 Fedou (depuis)

1978 Kiabi Casual (depuis)

1978 Librairie Le Grenier (depuis)

1978 Maisons limousines (votre constructeur depuis)

1978 Sameschool (since)

1979 Le Marrakech (Limoges, Spécialités marocaines depuis)

1979 Lidis (transporteur, depuis)

1979 Maison Egler (galettes de St. Malo, depuis)

1979 Maisons Euro-France (une construction qui a de l’avance depuis)

1979 Pizza Momo (rue de Rivoli, Paris, Pizza au feu de bois depuis)

1979 Prim’Albret (l’esprit coopératif depuis)

1979 Réalités (Tunisie, hebdomadaire indépendant, depuis)

1980 Autoretro (Le n°1 de l’automobile depuis)

1980 Bourse de l’immobilier (Égletons, depuis)

1980 Farroux (Corrèze, cuisines, depuis)

1980 La Marée bleue (Ronce-les-Bains, restaurant créé en) 1980 La Trésorière (imprimeur depuis)

1980 Maui and Sons (vêtements, since)

1980 La Paryse (Québec, Snack Bar, depuis)

1980 Taschen (Publishers of Art, Anthropology and Aphrodesia since)

1981 A. C. W. Jeans (since)

1981 Armani Jeans (Milan, established)

1981 Bio Soleil

1981 Guess J.

1981 Konyaspor

1981 Le Paradis du fruit (restaurant, quai des Grands Augustins, Paris, maison fondée en)

1981 Osprey (Paris, Experts en bijoux et monnaie depuis) 1981 Wenbury Nav. Co. Replay Band

1982 Art sonique (Spécialiste de la haute fidélité depuis)

1982 Cafe Rakka (St. Mark’s Pl. NYC, kebab, falafel)

1982 Cogra (granulés de bois, fabricant depuis)

1982 Constructions Manent (depuis)

1982 Copy Central Mission (San Francisco, since)

1982 Du lérot (Éditeur fondé en … à Tusson)

1982 FRAC Aquitaine (une collection d’art contemporain depuis)

1982 Freeskull (Original since)

1982 Le livre des inventions (Valérie-Anne Giscard d’Estaing, auteur depuis)

1982 Maltrans (transport routier, since)

1982 Milon (First Avenue NYC, Bengladeshi & Indian Restaurant, since)

1982 The Jazz Butcher (est.)

1982 Urban Style (since)

1983 Atlantica (éditeur à Biarritz depuis)

1983 Bob’s (Steak and Chop House, established)

1983 Camps Wear (founded)

1983 Cocorette (depuis)

1983 Comptoir d’achat or & argent (Nantes, maison fondée en)

1983 Julien de Savignac (propriétaire récoltant-marchand de vins & spiritueux, maison familiale fondée en)

1983 Lyrique (Votre conseil en haute-fidélité, son et image depuis)

1983 Nofx Coaster (since)

1983 Or achat vente (Présent à Angoulême depuis)

1984 Caparro (Sandia sin Pepitas, desde)

1984 César (Saujon, marchand de meubles depuis)

1984 Emigre Fonts (Puzzler, est.)

1984 Eight Four (est.)

1984 FRAC Aquitaine (une collection d’art contemporain depuis)

1984 Huilerie Moog (fondée en)

1984 Lamen Higuma (restaurant japonais)

1984 Maison Covelli (Beauvais, Boulangerie, depuis)

1984 Redskins (Vintage Clothing, est.)

1984 Tout à loisirs (rue du Temple, Paris, maison de perles et de fanfreluches, des perles et des idées… depuis)

1985 Affirmatif (Votre magasin conseil depuis)

1985 Claude Bour (Salles d’Angles, rénovation immobilière, créé depuis)

1985 Grabados Engraving (Ronda Andalousia, taller de grabados-someria)

1985 Hilfiger Denim (Authentic Apparel, New York City, established)

1985 Le Lotus de Nissane (rue Amelot, Paris, restaurant asiatique cacher depuis)

1985 Meubles Andrieux (Bellac, ameublement depuis)

1985 Thé Cool (rue de Médicis, Paris, depuis)

1985 Visitor Guide Publishing, Inc. (since)

1985 Vitamont (jus biologique depuis)

1986 Chazot (La Bourboule, Boucherie depuis)

1986 Hervé joaillerie Balle (Limoges, joaillier créateur depuis)

1986 La Lune noire (Limoges, magasin de jeux depuis)

1986 Mise au green (depuis)

1986 Signals (Supporting Public Television since)

1986 TTBR (Angoulême, traitement termites et capricornes, depuis)

1987 Bad Gones (club de supporters de l’Olympique lyonnais, depuis)

1987 Buffet Dost (rue d’Avron, Paris, fast food depuis)

1987 Cristal optique (Marennes-d’Oléron, maître artisan à votre service depuis)

1987 Eden Park

1987 Jules (since)

1987 Le Berloquin (Charleville-Mézières, antiquaire, maison fondée en)

1987 Rainforest Alliance (vérifié depuis)

1987 Steiner (Sport Memorabilia, established)

1987 Tasti d. Lite (Ice cream on Broadway, est.)

1988 Brasserie Michard (Limoges, fondée en)

1988 Chez René et Gabin (boulevard de Belleville, depuis)

1988 Les caves du Château (Murol, fromagerie, maison fondée en)

1988 VO45 (Votre occasion, depuis)

1989 Au bureau (since)

1989 Bébea accessoires (Kids Welcome, depuis)

1989 Cacadou (Norvège, Caffe)

1989 Dual Speciality Store Inc. (First Avenue NYC, India & World Imports, since)

1989 Eurécole (Épanouissement, équilibre, excellence, crée en)

1989 Europa Formation (depuis)

1989 Magellan’s (Making yours Travels more Comfortable, Safe and Rewarding since)

1989 Restaurant Sabraj (Paris, Spécialités indiennes, maison fondée en)

1990 Aqua-Techniques (depuis)

1990 Destination (textile, established)

1990 Island Surplus Co (MBB Original since)

1990 Jack & Jones (since)

1990 Sup de luxe (Institut supérieur de marketing du luxe, depuis)

1990 The Californian Wine Club (since)

1990 The Organic Cow (since)

1991 Cabinet M. Mouyal (rue du Temple, Paris, spécialiste du Marais depuis)

1991 Lise Robert (fabricant de Patisserie Charcuterie, maison fondée, à Limoges en)

1991 Maisons Privilèges (depuis)

1991 Les Requins Marteaux (Maison fondée en)

1991 Zulma (Éditeur de littérature depuis)

1992 15 (Quinze)

1992 Astre (transport routier, since)

1992 Dark Side Tatoo (Limoges, since)

1992 Éditions Chandeigne (depuis)

1992 Gaia (germinations créatives depuis)

1992 La Terrasse (Premier média arts vivants en France, existe depuis)

1992 L’Attente (éditions de, depuis)

1992 Yarrah (bio-organic since)

1993 Atelier Patrick Font (jus d’orange blonde, depuis)

1993 La mère agitée (Paris, Cuisine authentique et laïque, restaurant depuis)

1994 Asinerie de Feillet (Producteur de lait d'ânesse depuis)

1994 Atelier Festina Lente (Fontevraud, Richard Leray, Enlumineur-coloriste-peintre en calligraphie, fondé en)

1994 Les Jardins de Gaïa (depuis)

1994 Positively 99 (Broadway at 99th St. NYC, coffee bar & deli, since)

1994 The Firkin Brewery (established)

1995 Computer & Learning Service (Dominican Sunday Community Service, West 107 St. NYC, since)

1995 Consortiumnews.com (Independent Investigative Journalism Since)

1995 Cuverville (Maison toulonnaise fondée en)

1995 Délices d’Orient (Brive, depuis mai)

1995 Joseph Poirier automobiles (Truyes, Indre-et-Loire, à votre service depuis)

1995 Museo del Bandolero (Ronda Andalousia, fundado en)

1995 Pain d’épice du Quercy (Maison Darnis, depuis)

1995 River Woods (est.)

1996 François Mouly (restaurant à Limoges, Maison créée par)

1996 Graphic Vague 56104 (since)

1996 Nego-taux% (à Limoges depuis)

1996 Serieteket (Stockholm, Library for Comics & Graphic Literature since)

1996 Sud-Oléron gardiennage (depuis)

1996 Trans Shirt (« made in Limoges » depuis)

1996 Unity bar (rue St Martin, Paris, depuis)

1997 Atlantique demeures (Constructeur de maisons depuis)

1997 ATR Limousin (atelier technique régional, depuis)

1997 Au bureau (Angoulême, since)

1997 Field Roast Grain Meat Co. (est. Seattle)

1997 Havana café Limoges (depuis le 5 décembre 97)

1997 Les Arènes (éditeur indépendant depuis)

1997 Le tiers livre (par François Bon, depuis)

1997 Mont Blanc Valley (est.)

1997 Sabon (New-York Amsterdam Rome, since)

1998 Elite Naturel (jus de fruits bio, producteur transformateur depuis)

1999 Airness (Genuine Sport Equipment since)

1999 Coconino World (since)

1999 Jérôme Largeau (Saint-Angel, Corrèze, spécialiste dans la construction de maison en bois rond depuis)

1999 Kokopelli (pour la libération de la semence et de l’humus, Semeur de vie depuis)

1999 La Serrurerie (Poitiers, maison fondée en)

1999 Le Manège d’Andrea (Nantes)

1999 Rullwear (est.)

1999 Silicium organique G5 (l’original depuis)

2000 Eet Cafe Kop van Jut (Leidsekruis Straat, Amsterdam, anno)

2001 Eva Buz’ Art (rue St André-des-Arts, Paris, Maison fondée en)

2001 Le 3ème Chinon (rue des Archives + rue Rambuteau, Paris, bar restaurant, original depuis)

2003 Aliotta (institut de formation à la sophrologie, depuis)

2003 Sarbacane (éditeur, depuis)

2004 Imprimerie Trace (depuis)

2004 Jarjille (éditeur depuis)

2004 Kirschenberger (seit)

2004 O’Connel’s Pub (2794 Broadway, NYC, est.)

2004 Warum (Maison d’édition depuis)

2006 Kicking (Records, Skateboards, Radio, Books, Indie Label est.)

2007 Alphabet City Wine Co. (est.)

2007 Les hameçons ciblés (Chaumont, créateurs d’images depuis)

2007 Philippe le libraire (maison fondée en)

2007 TSA (Tout sur l’Algérie, depuis juin)

2009 Fabulous Toilettes (qui mieux que nous pour satisfaire vos besoins, depuis)

2009 La Cidrerie du Marais (rue de Sévigné, Paris, Maison de qualité fondée en)

2009 La Compagnie des singuliers (Limoges, compagnie depuis)

2009 Vital Nutrition (depuis)

2010 Rue89 Football club (since)

2011 Elomax Agency (Nantes, since)

2012 Brasserie des Montagnes (depuis)

2012 Le feu sacré éditions (artisan-éditeur depuis)

2013 CineCars (Passionate Automobile Films, established)

2014 La boutique du barbier (rue de la Paix, Nantes)

2015 John Burger (Jean Burgé, The French Burger depuis)

2015 Petit plateau (Limoges since)

2017 Bistrot Le Maréchal (Limoges, depuis)

11.3.11

Chaque lundi à midi et quart Maurice voit son psy en cachette de Léa