« Une ligne entraîne l’autre, toujours… je dessine quelque chose qui me donne subitement l’idée de dessiner quelque chose d’autre qui me donne aussitôt l’envie de dessiner, etc. Voyez-vous, je dessine, puis je réfléchis. Pour moi, c’est une activité littéraire, morale. »
Saul Steinberg

11.3.11

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Paraphrase littéraire de cette même affaire

Jamais ses mollets n’avaient plus mal porté leur nom. Des cailloux. Les sept étages n’en étaient pas la cause. Trois avaient suffi, deux et demi pour être exact. Alain profita de ce ralentissement obligatoire — les cailloux pesaient leur poids au-delà de leur taille somme toute modeste — pour repenser à son entrée en matière.
Sur le palier du septième, une seule porte s’offrait à lui, écarlate. Il se composa un visage, répéta encore une fois son incipit « Maurice, enfin, te voilà en chair et en os devant moi, tu me fais l’effet d’un homme accompli, comment, après tant de misère, la providence m’accorde-t-elle un bonheur pareil ? ».
Ça sentait bon par-dessus le marché. Ça sentait le propre mais pas seulement. Une once de myrrhe. Alain avait du nez.
Il toqua, sur le rythme du thème des Variations Goldberg. Alain avait des lettres.
Il se composa une allure qui fasse impression, une suavité sans componction, le chapeau n’avait de sens qu’à la main bien que son crâne le réclamât à demeure depuis la fuite de ses cheveux.
La porte s’ouvrit, en tout état de cause, car il se trouva nez à nez, c’est le cas de le dire, nous le verrons, avec un petit homme au cheveux noirs et glacés à la manière des chanteurs de charme du temps jadis.
Alain perdit aussitôt sa leçon pourtant bien apprise. Comme à l’école.
— Tu me remets ? lui dit-il.
Lui-même ne le « remit » qu’après un soupir où il crut s’être trompé d’adresse. Ses mollets l’en maudirent. Le silence qui s’ensuivit n’avait rien de musical. Du plomb, rien que du plomb.
Alain se reprit, il avait suffisamment répété sa bonne figure qu’elle revint à point nommé après qu’il entendit « C’est pas ton frère ? », suivi d’un affable « Entrez Alain, je vous en prie ». Ses jambes l’entraînèrent à la rencontre de ces paroles. Il sentit se composer un sourire niais par ce même réflexe qui l’accablait chaque fois qu’il rencontrait une femme inconnue, pour peu qu’elle fût aimable. C’est comme automate qu’il se présenta, un automate dernier cri, bien élevé, mais un automate tout de même qui anticipait ses actes.
L’élan joyeux qui projetait cette femme à sa rencontre cassa cette mécanique pour rendre à Alain sa qualité d’homme.
— Léa, dit-elle en composant un sourire de madone (le miroir le confirmait).
— Alain, lui chuchota-t-il en l’embrassant comme un beau-frère l’ose rarement, derrière l’oreille.

Il ne s’était pas aperçu que pour ce faire il s’était débarrassé de son chapeau, une espèce de tour de magie où le chapeau inverse son rôle. Il ne s’était pas aperçu non plus de l’humeur d’encre de Maurice. Alain n’avait que faire de Maurice à cet instant, lui et ses états d’âme. Même comme porte-chapeau, Alain ignorait Maurice.
— Comment tu m’as reconnu ?
— Vous avez exactement la même voix, répondit Léa.
Il la tutoyait. Elle lui donna du « vous », un « vous » qui faisait pluriel avec Maurice, peut-être.
— Pas seulement la voix.
À peu près personne ne perçut le double sens, si ce n’est Alain, à moins qu’il n’en eût pas le temps.
Le nez aussi, en moins exact cependant, aurait fait l’affaire dans ce recensement familial. Alain n’avait pas eu à s'appesantir pour reconnaître chez Maurice le nez de leur grand-père Emmanuel. Le sien, il le tenait d’un ancêtre encore plus lointain, il n’en était pas peu fier depuis le jour où il dépassa celui de son aîné, sans qu’il eût à mentir (pour une fois), une satisfaction sans équivalent, jamais exprimée alors qu’il devint arrogant quand il le dépassa en taille (ce qui n’était pas difficile).

Alain s’était assis en amazone sur l’accoudoir du fauteuil d’où Léa s’était élancée pour l’accueillir comme un frère prodigue, laissant son ouvrage en plan. Il avait aussi conquis le chat de la maison, un chat noir aux socquettes blanches qui ne brillait pas d’habitude par son sens de la famille, mais plutôt par son goût de l’exotisme, voire pour les mauvaises fréquentations. Son ronron était si triomphant qu’on était en droit d’y déceler une pointe de cabotinage.

— Tu prendras bien un petit quelque chose, Alain ? proposa Léa, rompant un silence intraduisible.
— Comme Maurice.
Alain n’avait pas attendu qu’on l’invitât pour se couler dans le fauteuil. Ses mollets se détendirent tout à fait, et avec eux l’ensemble de sa structure — et de son esprit qui n’en avait pourtant guère besoin. Le chat ne le contredit pas non plus, il ne se trompait jamais sur ses intérêts.
Il feuilletait le livre que Léa, emportée par son élan, avait abandonné à l’apparition d’Alain.
— C’est toi qui lis ça ?
Il s’adressait à son frère. Son frère. Son frère. Son frère.
— Du chocolat alors ? demanda Léa, tout à son affaire.
— Hein ? comme Maurice, oui !
Maurice restait sourd. Il aurait aimé n’être qu’une ombre, la sienne ou n’importe quelle autre à l’exception de celle de son frère qui emportait tout sur son passage.
— Bon, deux chocolats chauds, deux ! conclut Léa, soucieuse de complaire au frère de son Maurice.
Alain feuilletait toujours le livre, l’air pénétré, ménageant çà et là des stations figurant un temps de lecture.
— Je prends au hasard, c’est ma marotte.
Le chat lisait par-dessus son épaule — on dirait.
— Ça marche à tous les coups pour briller en société :
« Si je savais seulement quelqu’un à qui emprunter, pensait-il. Mon frère Klaus ? Ce serait manquer à l’honneur ; j’aurais l’argent, mais aussi la tristesse et les réprimandes à voix douce. Il y a des gens qui pensent d’une façon trop belle pour qu’on puisse leur demander de l’argent? Si je connaissais quelqu’un dont l’estime me serait un peu égale. Non, personne. »
Qu’il se mît à rire pétrifia Léa. Maurice, nous le savons, n’en pouvait davantage depuis un trop long moment. Non pas un rire de bon cœur, non, un rire gigantesque de conquérant comme ceux d’Attila ou d’Hannibal, comme l’atteste la chronique.
Le chat s’en émut aussi. Mais pas longtemps. Il préférait roucouler sous les caresses.
— Qui c’est ce dingue-là ?
Alain rit toujours, ne cesse de rire, même pour lire Robert Walser sur la couverture des Enfants Tanner.
Que Léa apporte le plateau aux chocolats fumants n’y changea rien. Il rit. Le chat ne ronronne plus, ou bien ne l’entendions-nous plus tant Alain riait. S’il était humain, il serait consterné, mais il est chat, il est tout au plus vaguement dérangé par les secousses de rire.
— Mais c’est du chocolat ! rit-il sans changer de rythme.
— C’est pour les gosses ça ! ajouta-t-il pour charger la barque.
Il ne rit plus. Alors le chat ronronna aussitôt, ou bien l’entendions-nous à nouveau.
— Ne me dites pas que vous me gratifiez de cet accueil munificent dans le seul but de me taper.
Rire et ronron emplirent le silence. Léa rejoignit Maurice dans la pétrification.
— Je suis raide.
Et ça le faisait rire comme s’il n’avait pas encore ri.
— Pas un liard.
Combien de temps tout cela ? Le poêle en tout cas n’en put plus d’attendre la prochaine bûche.
— Vous êtes charmants tous les deux, c’est que je n’ai pas que ça à faire, moi !
Alain s’en allait sans que Maurice et Alain ne s’échappassent de leur mur aveugle. Le chat accompagna le mouvement, le précéda comme si Alain l’avait subordonné. Ou suborné. Ce serait encore mal connaître les chats.
Son crâne retrouva son indivisible chapeau ; sa poche intérieure quelque chose de mince mais consistant ; les escaliers ses pas tellement plus mollets qu’à l’aller ; « À plus… » ; la rue son désir de conquête en dépit d’une indifférence coutumière.
Un taxi fut témoin de son envie de faire le mariolle. Ça fait partie du métier.
— Allez c’est parti pour la tournée des grands ducs !
Alain se vautra tel un pacha sur son divan.
— Où tu veux.
Il goûta tout le suc de cette attitude aristocratique.
Le taxi n’en fut pas ému. Ça fait partie du métier.
— Bien chef, vous ne serez pas déçu !

Le chat. Où est passé le chat ?

— Maurice, comment t’es-tu laissé faire comme ça ?
— C’est peut-être un escroc mais…

Le chat. Où est donc passé le chat ?
Et l’argent du loyer ?

— C’est mon frère.

Portrait de Maurice par un artiste de passage

Portrait de Léa probablement par le même artiste

L’opinion d’Alain sur cette même affaire

Toutes ces années à l’étranger n’ont rien changé à la donne. Je me suis imaginé avoir passé dix ans en Tasmanie, de préférence dix années les plus ennuyeuses qui soient afin de ne jamais les regretter et d’éprouver le temps qui passe. Vieille affaire. Éternelle, me dites-vous ? Soit.
Il me faudra, la prochaine fois, aller plus loin encore pour donner le temps au monde de faire sa révolution.
Je me décidai d’aller voir mon frère. Je serai curieux de savoir s’il est casé, Maurice, comme le répétaient nos parents à part eux, à l’envi, aux amis autour d’un apéritif, aux voisins par-dessus la palissade, aux inconnus dans le tramway, inquiétude qui nous revenait aux oreilles, d’abord aux miennes car celles de Maurice, bien que florissantes, ne s’occupaient alors que de musique.

Maurice n’habite plus boulevard de la Liberté. Je parie pour celui de l’Égalité. Je connais Maurice. Là, on m’indique qu’ils avaient déménagé (pluriel) boulevard de la Fraternité. Cette invite est de bon augure.
J’ai fait tous les numéros, dans le désordre, je ne suis pas si pressé qu’il faille se soumettre à la dictature arithmétique. Je suis repassé plusieurs fois par les mêmes, car ma mémoire est pour partie restée en Tasmanie, à l’aéroport international d’Hobart, quand il s’est agi de payer un supplément de bagages.
Le boulevard n’était bordé que d’immeubles de faible hauteur, excepté un. Maurice avait choisi d’être original. J’aurais dû m’en douter. La piété familiale se mesure au nombre d’étages sans ascenseur. J’aurais pu les maudire, je les bénis en fin de compte. J’apprécie le sentiment de s’élever. Mon mal de jambe, une espèce de poignard dans les mollets qui me transperça entre les deuxième et troisième étage, me fortifia dans ma démarche. Ces dix ans de Tasmanie m’avaient profité.
La longueur de l’ascension aurait dû me permettre d’échafauder un plan, comme une marche qui succède à une autre pour former un escalier. J’ai compté ces mêmes marches, cent quarante-quatre, et me trouve pris au dépourvu au moment de frapper à la porte, jusqu’à ce que je me souvienne de notre code surgi des profondeurs des âges malgré dix ans de Tasmanie. Je toque donc sur le rythme du thème de la 5e symphonie de Beethoven, bienheureux que ce soit précisément celui-là, n’en sachant d’autres.
Ces retrouvailles se présentent bien. Je n’ai pas le temps de m’interroger si je faisais chou blanc que la porte s’ouvre, une porte bien graissée qui permet à Maurice d’apparaître devant moi, irréel. Il en fit une drôle de tête en dévisageant son cher frangin qu’il croyait perdu dans une constellation disparue, voire pas encore annoncée.
Avant que Maurice sorte de sa sidération, une voix m’invite à entrer, une voix bien timbrée qui prononce Alain en appuyant sur le A. Elle se présente, Léa, en appuyant sur le a et en me bisant la joue. Je me félicite d’avoir soigné mon rasage mieux qu’à l'accoutumer.
La pièce est claire, sous les combles, un intérieur d’artiste, un nid d’amour. Léa est toute réjouie. Un léger incarnat marque ses pommettes. La taille fine, les seins petits, de longs cheveux de geai s’évadant en cascade d’un bandeau étoilé, un long nez bosselé par un orfèvre, et bien que j’aie lu quelque part que ce genre de description était de la sous-littérature, je suis incapable de me rapprocher davantage d’un bon portrait. Une autre façon serait de dire que Maurice a de la chance. Peut-on dire pour autant qu’il est casé ?

Léa me propose son fauteuil. Je l’accepte sans manières. Un chat, tout noir à l’exception de ses extrémités comme s’il avait trempé ses pattes et son museau dans du lait à sa naissance, l’avait investi entre-temps. Il m’accepte sans manières. Maurice est ailleurs, je l’avais oublié, j’avais oublié l’objet de ma visite. Il n’a jamais été causant, soit-disant pour faire la balance avec moi. Mon chapeau, soumis dans ses mains à un mouvement circulaire, en est la victime, à en perdre la tête. S’il savait que je ne suis plus aussi causant après dix ans de Tasmanie.
Le chat comble ce vide de tout un assortiment de ronrons. Léa, délicieux amphitryon, me propose de prendre quelque chose, sous-entendu à boire, je présume. Je lui réponds que je prendrais comme Maurice, ayant toujours répondu en petit frère que je faisais comme mon grand frère. C’est comme ça que je me suis retrouvé à boire du chocolat chaud, comme un gamin. J’ai juste trempé les lèvres. Nous avons bien ri.
Léa m’apporta bientôt quelque chose de plus corsé. Faute de pouvoir décoincer Maurice — je penche pour une querelle de couple auquel cas ma visite leur proposerait une trêve providentielle — je m’étais plongé dans la lecture du roman que Léa, de toute évidence, était en train de lire.
« Si je savais seulement quelqu’un à qui emprunter, pensait-il. Mon frère Klaus ? Ce serait manquer à l’honneur ; j’aurais l’argent, mais aussi la tristesse et les réprimandes à voix douce. Il y a des gens qui pensent d’une façon trop belle pour qu’on puisse leur demander de l’argent ? Si je connaissais quelqu’un dont l’estime me serait un peu égale. Non, personne. »
J’ai lu à haute voix. C’est un vieux truc qui marche à tous les coups, leur ai-je dit, pour briller en société, de prendre au hasard un passage d’un livre, la Bible, Bibi Fricotin ou les recettes de la mère Poulard, qui, comme par hasard décrirait la situation présente.
L’auteur se nomme Walser. Léa me reprend car j’ai prononcé Oualsère et non Valsère, en appuyant sur le a. Il me fait l’effet d’être un peu dingue dans son genre, un doux dingue comme on dit. Elle me le confirma. Je n’en ai jamais rencontré de pareils en Tasmanie. Là-bas, dis-je à Léa, et à Maurice toujours sur son rocher, les dingues de cette espèce se font dézinguer en cinq sec. Maurice aussi ne résisterait pas longtemps non plus. Je préfère garder cette réflexion pour moi. Je ris pour la masquer, tout en félicitant Léa pour ses lumières.
Le chat loue mes épaules et mes genoux en me payant de ronrons toujours plus passionnés. Cette atmosphère aurait tendance à me faire oublier que je venais vérifier l’existence de mon frère et, à travers lui, de la mienne propre. À moins qu’il ne soit cette pierre noyée dans l’ombre, je ne suis pas convaincu. S’il est cette pierre, que suis-je moi-même, aujourd’hui, au retour de dix ans de Tasmanie ?
Tout en les remerciant de leur accueil munificent, pas moins, je prétexte d’un agenda chargé pour prendre congé.

Je n’ai pas compris comment je me suis retrouvé à la tête d’un semblant de fortune en billets de cent balles sans passer par le casino. C’est au moment de régler le taxi, à l’aéroport, que j’en saisis la portée. Buenos Aires est annoncé. Une correspondance pour San Carlos de Bariloche ne fait aucun doute.

Alain a eu droit aussi à son portrait

Lettre de Léa à sa sœur toujours à propos de cette même affaire

boulevard de la Fraternité, le 10-02-2010


Ma chère grande sœur,
comme je te l’avais promis je t’écris pour te décrire un peu les choses après cent jours de vie commune avec Maurice. Nous avons emménagé boulevard de la Fraternité, au 87 (note bien cette adresse), sous les toits, dans un quartier commerçant pas trop bruyant cependant, après quelques semaines boulevard de l’Égalité, chez des amis partis à la recherche de spiritualité sur le chemin de Saint-Jacques. Avant tout, je voudrais te raconter la dernière qui ne laisse pas de m’inquiéter, une histoire qui t’en dira plus long que toutes les descriptions que je pourrais te faire. Maurice a un frère. Cela n’a rien d’extraordinaire, me diras-tu, sauf qu’il ne m’en avait jamais parlé. Tu sais qu’il n’est déjà pas bavard, je le savais, je l’accepte, j’aime son mystère, sa mélancolie compte beaucoup dans l’amour que je lui porte. Tu m’avais prévenue, j’assume. Bref, venons-en à son frère, pendant que le souvenir, justement, est encore tout frais.
Il s’appelle Alain. Il a débarqué de nulle part hier en fin d’après-midi. Il ne ressemble pas vraiment à Maurice si ce n’est le nez, qu’il a encore plus fort, ou plus exactement plus conquérant, comme une épée est plus conquérante qu’un morceau de fromage, si j’ose dire (tu ne le répéteras pas à Maurice !). D’emblée, il a installé une gêne, pour ne pas dire un malaise (à part pour Ristourne, le chat, je ne t’avais pas dit que nous avions recueilli un chat tout noir, avec seulement le museau et les pattes blancs, comme s’il les avait trempés dans de la peinture fraîche en trébuchant à sa naissance). Maurice s’est recroquevillé, non pas, pétrifié, non plus, cristallisé plutôt tant il m’a donné le sentiment de pouvoir se volatiliser au moindre choc.
J’en viens à la meilleure, quand, après s’être assis dans mon fauteuil sans que je l’y invite (j’allais le faire), il feuilleta avec dédain Les Enfants Tanner (je ne te remercierai jamais assez de m’avoir fait entrer dans le domaine de Robert Walser, à un point tel que tu le regretteras peut-être un jour !). Il prend une page au hasard, tu sais, comme notre prof de français quand il voulait nous bluffer, lit le passage où Simon se demande à quelle personne il pourrait emprunter de l’argent, une personne dont l’estime lui serait égale, dit-il, c’est-à-dire, tu le sais mieux que moi, surtout pas son frère Klaus. Ça l’a fait rire, que dis-je, ça lui a provoqué une espèce de fou rire malhonnête, non pas un ricanement mais, comment pourrais-je m’en rapprocher par les mots… un rire de tortionnaire. Entre-temps je lui avais offert le chocolat chaud qu’il avait demandé après que je lui avais proposé de prendre un petit quelque-chose, enfin je l’avais compris comme ça, ce qui avait déclenché ses premiers hoquets de rire comme si un type comme lui (lis « un type viril », Sara, pas comme son frère) pouvait se satisfaire d’une boisson pour gosses. Le supplice était interminable, et, ne sachant comment me comporter, c’est le frère de Maurice tout de même, j’exécutais mon rôle de parfaite hôtesse qui donne le change. Tu vois le tableau ?
Il a fini par décamper car il n’avait pas que ça à faire, lui, car il était un homme surbooké, tu comprends, en sous-entendant que l’esprit de famille avait des limites. Il a repris son chapeau (je ne t’ai pas parlé de son chapeau qu’il avait balancé dans la pièce, en entrant, tout à son triomphe annoncé, comme au music-hall quand le magicien expédie son haut-de-forme — à sa pulpeuse assistante de s’en débrouiller !), nous gratifia d’un « à plus » arrogant et dégringola les escaliers précédé de Ristourne qui n’en manque pas une pour nous montrer son ingratitude. Ouf ! J’ose espérer que cette fâcheuse impression première sera bientôt contredite (que mon cher Walser ait fait les frais de ses sarcasmes fausse sans doute mon jugement), que le sombre tableau que je brosse ici encore sous le choc s’éclaircira bientôt.
Mais, écoute bien, il y a une chute à cette histoire. Je n’avais pas remarqué un détail : Maurice avait fait un geste subreptice avant que son frère ne s’en aille. Je ne l’avais pas vu sur le coup, seulement en y repensant j’ai compris qu’il lui avait donné l’enveloppe avec l’argent du loyer que nous avions posée sur une étagère à l’entrée. « C’est mon frère » me dit-il seulement.
Cette histoire est un merveilleux exemple pour que tu voies comment est Maurice et pourquoi, s’il y a besoin d’un pourquoi, je l’aime.…

Je t’embrasse, ma belle Sara, à mon tour j’attends de tes nouvelles, de tes chats, de tes amours…

Ta petite Léa

Où Maurice, soudain prolixe, rapporte à Léa un nouvel épisode de cette affligeante affaire

Léa est assise dans son fauteuil, Ristourne sur ses genoux, Léa lit Petite prose de Robert Walser, Ristourne dort en ronflant plus qu’en ronronnant, bon, c’est un peu ennuyeux mais c’est alors que Maurice revient d’une course tout essoufflé. Dans l’élan acquis, il parle d’un seul trait :
— Léa, tu me pardonneras mais au lieu de mettre ta lettre à la poste comme je me suis aperçu que j’avais raté la dernière levée d’un chouïa et que je l’avais déjà ratée d’un même chouïa à la boîte du quartier au coin là-bas je suis allé jusque chez ta sœur en tram et en bus et à pied la lui glisser sous sa porte car elle n’ira pas relever sa boîte avant demain matin ou à midi et elle sera contente de te lire dès ce soir elle n’habite pas si loin en fin de compte Sara on pourrait se voir plus souvent je ne l’ai jamais vue qu’à l’enterrement de ton père en fin de compte mais ce n’est pas ce que je voulais te dire pas du tout du tout du tout enfin bon cela dit sans cette longue course que j’en suis tout essoufflé… … … je n’aurais rien eu rien qui vaille la peine d’être raconté tu ne devineras jamais Léa qui j’ai vu là-bas… … …
Maurice se tait.

— Alain.
— … … …
— Je le croyais reparti je ne sais pas trop où aux antipodes.
— … … … En … … … Tas … manie !

Léa se replonge dans sa lecture.
Maurice dans ses ruminations.
Léa s’exclame :
— Tiens !
Maurice ne cille pas.
— Écoute bien, Maurice.
Maurice cille d’un œil. On peut imaginer que ses oreilles en ont fait à peu près autant.
— « D’une manière générale, dans quel genre de logement logent messieurs les écrivains ?
À cela, on peut et doit répondre ce qui suit : ils préfèrent, si les circonstances le permettent, habiter des mansardes situées en hauteur, avec vue, car de là, les poètes dramatiques, tout comme les épiques et les lyriques, jouissent du regard le plus libre et le plus riche sur le monde. Quant au loyer exigible, ils s’en acquittent, espérons-le, de temps de temps, avec toute la ponctualité possible… »

Maurice sent-il le fer fourgonner cruellement dans la plaie ?
Léa se sent-elle faire un impair ?

« Maurice sent-il le fer fourgonner cruellement dans la plaie ? »

Il manquait une scène d’action à cette affaire, toujours la même

Léa remarque un détail qui cloche chez Maurice.
— Maurice, tu ne me caches rien ?

Maurice lui offre alors son autre profil.
Léa n’a aucun goût pour l’inquisition.
Maurice ne peut vivre dans le mensonge. Il préfère se taire. Ici son mutisme ne cache rien, au contraire.
Léa soupçonne une histoire que lui dévoilerait ce même profil.
— Maurice, tu t’es battu. Tu t’es battu avec Alain. Tu as vu Alain à un arrêt de bus alors que tu le croyais reparti en Tasmanie, et tu t’es battu avec lui comme un chiffonnier. Tu as voulu récupérer l’enveloppe du loyer et tu as affronté ton frère comme les frères s’affrontent depuis Caïn et Abel. Tu lui as dit : « Rends-moi l’enveloppe que je t’ai donnée tout à l’heure, s’il te plaît, c’était l’argent du loyer. » Si tu ne lui as pas dit ça, si aucun mot n’est sorti de ta gorge, si ton regard était suffisamment éloquent qu’il l’a compris comme ça et qu’il t’a nargué, qu’il a ri de ce misérabilisme d’une autre époque, et tu n’as pu contrôler tes nerfs et tu l’as frappé, en réponse à la dérouillée qu’il t’avait filée il y a trente ans, confondant soudain deux époques.

Léa a de l’imagination. Pardi ! Elle lit trop de livres !
Maurice sourit, d’un côté seulement mais il sourit.
— Maurice, j’espère seulement que tu ne t’es pas battu pour moi.
Léa reprend sa lecture. Elle ne tourne pas une seule page avant longtemps, et quand elle finit par en tourner une, c’est à rebours.
— Dis-moi, Maurice, et si tu ne lui as pas dit comme ça, sans aucun mot, ni avec la seule force de ton regard mais avec des paroles infiniment plus violentes que toutes celles que je pourrais imaginer, et qu’il ait refusé le combat, et qu’il ait fui pour échapper à cet ouragan, et que tu l’aies poursuivi, et que tu l’aies acculé dans un impasse et laissé de lui que ruines et désolation.

Chaque lundi à midi et quart Maurice voit son psy en cachette de Léa

Un « anodin petit bobo de rien » sur le nez suffit-il pour se référer au premier homicide

Il manquait aussi une scène de lit

Léa ne lit pas au lit. Sans doute Léa, si soucieuse de poésie, prend-elle en grippe les allitérations faciles même si, signées de Boby Lapointe ou de Charles Trenet, amusée, elle se laisse entraîner étourdie sur la pointe des pieds. Au lit Léa dort, elle dort aux côtés de Maurice qui ne dort pas. Maurice lit.
Ce soir, Léa ne dort pas, elle imagine Maurice corrigeant Alain. Ce soir, Maurice dort, épuisé par cette histoire biblique, ou peu s’en faut.
Léa regarde Maurice. À première vue le sommeil de Maurice lui apparaît serein mais Léa ne connaît pas le sommeil de Maurice, puisque en temps ordinaire Maurice lit alors que Léa dort. Cependant son absence l’inquiète. Léa s’inquiète de savoir si Maurice n’a pas quitté le temps présent, elle ne se risque pas à le toucher de peur qu’il ne soit ailleurs, peut-être même propulsé jusqu’aux temps bibliques, ou peu s’en faut.
Maurice est parcouru de soubresauts. Léa est rassuré, Maurice est bien là, avec elle, même heure, même adresse.
Maurice saisit le livre posé près du réveille-matin, autrement dit son livre de chevet. Léa s’endort sur-le-champ.
Le livre que Maurice lit est le même depuis longtemps, depuis toujours pour Léa en tout cas, aussi n’a-t-il pas besoin de trop ouvrir les yeux pour le lire, ainsi ne gêne-t-il pas le sommeil de Léa.

Même dans ce genre d’histoire, il faut travailler pour payer son loyer

Le lendemain matin est un lundi. Tous les événements évoqués jusqu’ici se sont déroulés entre le vendredi soir et le dimanche.
Léa se lève tôt pour aller bosser. « J’y vais, Maurice, je vais bosser », Maurice l’entend, et il répond « moi aussi, je vais bientôt m’y mettre ».
La différence est que Maurice reste à la maison pour bosser. Avant de s’y mettre, il dort toute la matinée puisqu’il a lu toute la nuit. Maurice bosse toute la journée sans penser au lendemain.
Pour prendre son boulot à 7 h 15, Léa prend le bus à 6 h 12. Le réveille-matin sonne à 5 h 30. Maurice prépare le café.
Léa s’appelle Lucinda au Pridami de la zone d’activités commerciales René-Monory. On l’y appelle Lulu. À 13 h 55, Léa prend son service chez Multi-Tissus où elle se nomme Léa. Tâter, palper, estimer, brasser, mesurer et couper du tissu, et en débattre, lui équilibre sa journée bien que le déficit matinal lui semble encore insurmontable à 13 h 55. Et ainsi chaque jour de la semaine.
Maurice, de toutes ces mêmes journées, les mêmes en tout cas sur tous les calendriers, avance d’un pas et recule de deux sur son scénario qui revient sur les traces de Richard Cœur de lion en Limousin. Le vendredi Maurice lance le sprint pour récupérer son retard avant le coucher du soleil. Vendredi dernier Alain lui a fait perdre sa semaine. Tant pis, c’était très mauvais. Merci Alain. Ça valait bien une belle enveloppe.

Au départ était un simple croquis sans lequel la vie de Maurice n’aurait pas été affichée sur la place publique

L’affaire en question aura de fâcheuses conséquences sur l’histoire du cinéma

De retour le soir boulevard de la Fraternité, au septième étage sous les combles, Léa trouve porte close. Or la porte n’est jamais verrouillée. Quel voleur se farcirait cent quarante-quatre marches, même distribuées sur sept étages et autant de paliers, pour un profit ridicule ? Si ce même voleur (en l'occurrence un autre car les voleurs sont ou terriens ou aériens) s’aventure par les toits, se faufile par une fenêtre entrouverte (Maurice et Léa ne survivent pas une seconde dans une atmosphère confinée), il n’aura pas besoin de la porte car un monte-en-l’air ne se renie jamais. De surcroît Maurice et Léa ont une confiance absolue envers les voisins des six étages inférieurs ou, pour être plus exact, ils n’ont jamais imaginé que le danger puisse venir de là.
Léa colle son oreille à la porte. Si Maurice avait été à l’intérieur, elle aurait entendu son imperceptible respiration. Quant à Ristourne, dont la fugue dans le sillage d’Alain s’acheva à l’heure des croquettes, il serait venu gratter.
Léa pense au syndic de l’immeuble et à ses sbires, au loyer, à Alain, à la rixe qui aurait opposé les frères ennemis, à toute l’affaire, à toutes les variantes du récit.
La porte s’ouvre. Maurice apparaît, chiffonné. Ristourne se frotte contre les jambes de Léa, puis de Maurice, puis de Léa, puis de Maurice, en dessinant des huit…
La pièce est jonchée de papiers. Léa accepte le mensonge de Maurice qui reste muet comme la pierre pour dire qu’il avait tout bouclé pour éviter les courants d’air. Celui de Ristourne, plus audible, est à peine plus crédible : il se promenait sur les toits, soit disant.

Le retour de Richard Cœur de lion n’est pas pour demain.
Le retour d’Alain est inévitable, il faut prendre sans retard les mesures appropriées.
Préparer l’huile bouillante.
— L’histoire de l’huile bouillante est un mythe, c’était techniquement impossible, dit Maurice qui a étudié le sujet pour ses recherches autour de Richard Cœur de lion.

On aura toujours bien le temps de mettre de l’ordre dans ses affaires

Avant d’effacer les traces de cette bourrasque, avant même d’en avoir eu l’idée, Maurice et Léa se roulèrent sur toute l’étendue du scénario qui évoque Richard Cœur de lion* troubadour prisonnier dans sa tour limousine de la même manière que l’été dernier ils se roulèrent dans le pré qui borde la rivière où miroite la tour en question « qui n’a rien perdu de sa superbe malgré l’usure du temps » (dépliant publié par le musée Richard Cœur de lion à Châlus, 87230).
Maurice et Léa ne font jamais l’amour dans leur lit. Maurice y lit. Léa y dort. Maurice et Léa ne ratent jamais une occasion de se rouler là où l’imprévu les y invite, que ce soit cahoteux, épineux ou velouté.
L’idée qu’Alain puisse surgir à tout moment les abandonna.


* Pour information, voici le contenu de la page du scénario la plus concernée par le remue-ménage :

Scène 5 : Musée Richard Cœur de lion à Châlus.
Au pied du donjon, quelques touristes, dont au moins un enfant, écoutent la guide (Aude) raconter l’histoire de Richard :
— « Que mon corps soit enterré à Frontevault,
mon cœur dans la cathédrale de Rouen,
quant à mes entrailles qu’elle restent à Châlus. »
Ainsi Richard composa sa propre épitaphe qui illustre bien l’extraordinaire destinée du fils d’Aliénor d’Aquitaine, roi d’Angleterre par devoir et troubadour par essence, qui succomba ici-même d’une mauvaise blessure lors d’un siège visant à mettre un terme à la félonie d’un vassal…
Il semble ne pas écouter, se tient à l’écart au coin devant la vitrine de « Il & Elle ». (travelling remontant la rue d’un endroit à l’autre)
Il note quelque chose sur son carnet.
Aude :
— Des questions avant que je poursuive ?
— C’est le même Richard Cœur de lion que dans Robin des Bois ?

Un récit de voyage ne déparerait pas dans le paysage

Alain ne serait pas allé bien loin avec l’argent du loyer.
Alain prit un taxi pour l’aéroport mais il ne s’envola pas pour autant vers les antipodes.
Il profita du surprenant mutisme du chauffeur pour s’adresser à lui-même en marmottant.
« Eh bien quoi d’abord je ne lui ai rien demandé. »
« De toute façon je ne m’attendais à rien de bien mirobolant. »
« Il y a longtemps que je ne me fais plus aucune illusion sur la générosité de mon frère. »
« La mesquinerie de sa vie n’a d’égale que le charme de sa femme. »
« Je me demande bien comment il a pu se dégoter une jolie petite femme comme ça. »
« Comment cet éternel nigaud pourrait-il bien comprendre un type comme moi qui voit les choses en grand. »
Il lui suffit de se mêler à un groupe en provenance de Sydney ou de Buenos Aires pour croire qu’il revient de Sydney ou de Buenos Aires, et même d’Hobart ou de San Carlos de Bariloche. Il se met au diapason. Il est épuisé dès qu’il voit les premières poches sous les yeux du premier voyageur hirsute traînant sa valise à roulettes qui lui fracasse les oreilles, suivi d’un chœur dont le vacarme du canon épouvanterait une armée de sourds.
Alain ne parvient jamais à dormir en avion car il aime éprouver la longueur d’un voyage, sans quoi autant rester chez soi et aller chaque matin chercher sa baguette fantaisie (la seule fantaisie qu’il se permettrait) chez son boulanger où la boulangère est gentille et moche.
Il était coincé entre un Australien XXXL et une jeune Canaque aux cheveux ébouriffés qui aurait dû lui valoir, comme pour l’Australien chaussant du 53, de payer double place. Ainsi Alain, en négociant malin, aurait voyagé gratuitement. Ainsi l’argent du loyer aurait suffi. Ainsi Alain aurait pu profiter du duty free. Ainsi Alain aurait offert un parfum Hermès à sa voisine canaque pour la remercier de son hébergement et ainsi l’affaire eût été dans le sac.
Alain est un seigneur quand il parcourt les sémillantes galeries duty free. Son nez indique son expertise à toutes les vendeuses qui n’osent pas rire de ses blagues de peur que ne s’effondre leur visage trade mark.
Alain a choisi un parfum Hermès. Alain sait être reconnaissant envers son haut protecteur.
Le chauffeur de taxi lui dit qu’il a bien de la chance d’avoir une petite femme qui a la classe pour mériter un parfum de chez Hermès.
Alain, oubliant un instant sa posture aristocratique, se fait déposer à un arrêt de bus.
À cet arrêt de bus attendait Maurice.

Une girafe bien anecdotique dans le paysage

Alain descend à l’hôtel de la Girafe pour le plaisir de dire qu’il descend à l’hôtel de la Girafe. C’est l’humour d’Alain. L’hôtel de la Girafe est bien tenu, de bas en haut et de haut en bas, sans ascenseur, une girafe ne prend pas l’ascenseur. C’est l’humour d’Alain qui ajoute qu’il est même bien peigné, l’hôtel bien sûr, car, quant à lui… (il passe sa main sur son crâne). Il est bien tenu par Mr Roups, Irénée, gérant de l’hôtel de la Girafe depuis 1828. Monsieur Roups ne fait pas son âge. C’est l’humour d’Alain qui reprend une blague de monsieur Roups à propos de son âge qu’il ne fait pas et cela depuis son plus jeune âge. Quel âge me prêtez-vous avait demandé monsieur Roups à Alain quand il descendit pour la première fois à l’hôtel de la Girafe ? En tout cas il avait dix ans de moins qu’aujourd’hui, faites le calcul. L’humour d’Alain consiste à endosser l’humour des autres, un humour de coucou en quelque sorte, comme la girafe qui ne prend pas l’ascenseur ou que l’hôtel de la Girafe est bien peigné. En fait, ce n’est ni monsieur Roups le gérant de l’hôtel de la Girafe, ni l’hôtel de la Girafe qui datent de 1828, mais la girafe elle-même quand elle fut offerte par le sultan d’Égypte au roi de France comme l’expliqua monsieur Roups à Alain avant qu’il lui pose la question car bien évidemment tout le monde lui pose la question.
Ce soir-là Alain n’était pas d’humeur à rire suite à la rencontre avec son frère Maurice à l’arrêt de bus le plus proche de l’hôtel de la Girafe, si proche que cet arrêt se nomme La Girafe, comme la place où nulle œuvre d’art ne rappelle le passage de la girafe en 1828, question qui revient comme un yoyo à chaque enquête de voisinage depuis cent quatre-vingt deux ans. Non, Alain n’était pas tout à fait passé sous un éléphant mais monsieur Roups lui posa la question avant d’enfiler les perles d’humour autour du cou de la girafe, une fois rassuré par son cher client qui précisa qu’il en avait vu d’autres (des éléphants ? des girafes ? ), qu’il préférait en rire.
Il rit*.
Le restaurant de l’hôtel de la Girafe se situe au dernier étage. Quant au bar, il est au rez-de-chaussée. Question de logique estime monsieur Roups en se haussant du col. Alain s’installa au bar, car l’appétit lui manquait et il avait soif. Il lui manquait aussi le courage de se hisser au dernier étage par ses propres moyens car bien que l’appétit lui manquât, il était affamé.

* cf. page 6 de la bande dessinée

Quelques anecdotes en passant pour affiner le portrait de Maucice

Maurice n’est pas toujours un type triste. S’il ne rit guère, il lui arrive de faire rire.
Si vous croisez un adulte marchant à cloche-pied dans une rue semi-piétonne, vous pouvez vous présenter ainsi devant lui :
« C’est bien vous Maurice, le Maurice de Maurice & Léa (avec une éperluette) herody.blogspot.com ? Ravi de vous connaître en chair et en os. » (Vous avez toute latitude de l’exprimer selon votre style.)
Faites attention cependant. Si vous êtes trop brusque, en riant trop fort par exemple, vous risquez de le tuer, comme le somnambule tombant du toit au premier miaulement d’un chat.


Le dimanche, Maurice et Léa vont flâner dans les jardineries situées à chaque terminus de tramway. Faute d’avoir le loisir de se promener dans la vraie campagne comme ce cher Walser, ils en oublient l’artifice pour ne retenir que les aspects plastiques et encyclopédiques. Dimanche dernier, une semaine après la visite d’Alain (une bande dessinée a relaté cette histoire, on s’en souvient), dans une allée bordée de pivoines et de pensées en tous genres, une des jardinières du lieu téléphonait tout en poussant un chariot.
Maurice entendit ceci :
— J’ai besoin de penser.
— (inaudible)
— Les plus claires.
Le dimanche suivant, loin des yeux de Léa qui s’écartait avec tact toutes les fois où Maurice affichait une attitude burlesque — elle détaillait le tronc d’un cognassier — Maurice offrit à cette jardinière les Pensées de Pascal. Les aura-t-elle trouvées claires ?
Entre-temps il avait ajouté cette scène à son scénario sur Richard Cœur de Lion qui, selon l’impression de Léa qui n’en sait pas grand-chose tant Maurice reste secret, doit être un sacré bazar, une accumulation de choses vues interprétée à sa sauce.


Le logis de Maurice est Léa est situé sous les combles. Maurice, voyant Léa lire dans son fauteuil un plaid sur les genoux, et Ristourne sur le plaid, se dit un jour qu’il manquait quelque chose au tableau. En rentrant du travail un vendredi soir, Léa se trouva en présence d’un agencement de cylindres, un gros horizontal et de fins verticaux, qui se révélèrent être un poêle. Un poêle à bois. Quand Léa l’interrogea sur le bois, Maurice lui répondit que ça s’arrangera facilement. Heureusement, ce premier hiver fut doux.

Une histoire aux couleurs défraîchies


Léa ne lit pas que les proses de Robert Walser, elle lit aussi celles, serpentines, de W. G. Sebald qui lui-même a écrit à propos de son grand aîné, son compère par leur goût immodéré pour les vagabondages, dont les photos de promeneur lui évoque irrésistiblement son grand-père qu’il croit avoir sous les yeux (l’étoffe dont est fait le costume trois-pièces de Walser, le col mou de la chemise, le nœud de cravate, les taches de vieillesse sur le dos des mains, la moustache poivre et sel bien taillée, la sérénité du regard), elle lit le samedi Léa, tout le samedi, car le dimanche elle et Maurice flânent dans les jardineries aux confins de la ville et la semaine elle travaille dans le discount et le tissu. Parfois, elle sort du silence sans que rien ne l’annonce et Maurice est captivé par ce qu’il entend.
— « La déception avait été extrême, écrit Beyle, quand quelques années auparavant, en rangeant de vieux papiers, il était tombé sur une gravure légendée Prospetto d’Ivrea et avait été contraint de s’avouer que l’image gardée dans sa mémoire d’une ville baignée dans la lueur du couchant n’était effectivement rien d’autre qu’une copie de cette gravure. Car une gravure a tôt fait d’occuper tout le champ du souvenir et l’on peut dire, ajoute-t-il, qu’elle finit par la détruire. » Maintenant Maurice a compris pourquoi Léa lui a lu ce passage de Stendhal cité par Sebald. Il s’agissait d’Alain et du souvenir gravé d’Alain pendant son exil en Tasmanie avant son retour tonitruant. Léa l’avait lu sans malice. Maurice se figea comme il devenait pierre à la première contrariété et Léa ne put rien pour l’entamer alors qu’elle faisait juste allusion à son séjour à Florence qui l’avait proprement estomaqué au point de se plaindre que ses souvenirs sur le vif fussent déjà oblitérés par les reproductions qu’il se reprochait de lui avoir rapportées pour se faire pardonner de l’avoir laissée seule. Il ne trouva rien de mieux que d’aller vérifier la thèse de Stendhal rapportées par Sebald comme si Maurice ne jurait que par lui-même. Il choisit Amsterdam. Il choisit Amsterdam pour La Ruelle de Vermeer. Il connaissait la reproduction depuis l’enfance. Elle ornait leur chambre depuis qu’Alain l’avait affichée sans lui demander son avis à la place du poster de Robin des bois. Elle était devenue toute bleue, comme était devenu bleue la tunique en technicolor d’Errol Flynn.

Les lointains voyages d’un explorateur en chambre

Alain ne s’est pas contenté d’un flacon d’Hermès au duty free de l’aéroport — sans trop s’inquiéter de savoir à qui l’offrir — mais il acheta aussi de la bière australienne au nom évocateur, xxxx (il hésita avec la Swan), à l’intention de monsieur Roups, « prononcez Four x et buvez-la glacée et sans mousse », toujours heureux de recevoir un petit cadeau de la part d’Alain au retour de ses voyages. Que ces voyages se limitent à des allers-retours à l’aéroport ne gâchent rien pour monsieur Roups. Alain lui laisse le temps de faire le ménage dans sa chambre. Pour ceux qui doutent encore que le temps ne se mesure pas, Alain, en échangeant le ménage de sa chambre contre un voyage aux antipodes, satisfait monsieur Roups deux fois, une fois pour sa vertu, une fois pour son vice.

En effet, aucun indice ne révèle chez Alain un goût échevelé pour l’aventure

Le prodigieux retour de la Tasmanie

— « Mais le lendemain matin, lorsque le premier coude de la rivière eut caché derrière moi les maisons de Patusan, toute la réalité de ces faits, avec leur couleur, leur dessin et leur signification, me sortit des yeux, comme on sort d’un tableau que l’imagination jeta sur une toile, et auquel on tourne une dernière fois le dos, après une longue contemplation. Il reste imprimé dans la mémoire, avec toute sa fraîcheur, avec sa vie figée sous une lumière immuable. Ce petit coin de terre nourrissait des ambitions, des terreurs, de la haine, des espoirs, et le souvenir de tout cela demeure intact dans mon esprit, avec une égale intensité, avec une sorte d’expression fixée pour retourner vers le monde, où les choses se meuvent, où les hommes changent, où la lumière palpite, où le flot clair de la vie coule indifféremment sur de la vase ou des cailloux. »

Maurice, comme souvent quand Léa lit, la regarde lire.
— Je ne sais pas pourquoi, Maurice, mais ça me fait penser à ton frère Alain, murmura Léa.
Quand Léa lit à haute voix, à l’intention de Maurice et de son entendement, croit-elle, il écoute la musique de la voix avant d’en entendre le texte.
Là, il se trouve en terrain familier.
— Ça me fait penser à mon frère Alain, dit Maurice, et je sais pourquoi.
— Dis-moi…
Lord Jim je parie ? Il a lu et relu Conrad qu’il m’en a dégoûté.
— Tu crois vraiment qu’il est allé en Tasmanie ?
— Conrad ?
— Ne sois pas bête, Maurice.
— Pas plus que ça.
— Alors ?
— Il invente ces histoires pour me faire enrager.

Léa est chiffonnée.
En distinguant ce passage de Lord Jim à l’usage de Maurice, Léa pensait surtout à le comparer avec celui de Sebald, mais, par quelque espièglerie, son raisonnement a tourné court en convoquant Alain sans délai.
— En quoi la Tasmanie t’indispose ?
— Tu ne sais pas ?
— Je ne suis pas très calée en géographie, tu sais bien, je ne distingue pas la Tasmanie de la Patagonie.
— Eh bien Léa…
— Eh bien ?
— Eh bien, saurais-tu par hasard où est né Errol Flynn ?
— En effet, ce serait bien par hasard, Maurice… je ne sais même pas où tu es né, toi !
— Eh bien Léa…
— Eh bien ?
— Il est né à Hobart, capitale…
— De la Tasmanie, pardi !

Toujours les lectures de Léa et leurs orientations qui prêtent à interprétations

« Le propriétaire m’a donné congé.
Il paraît que les locataires se sont plaints de ce que je ne travaillais pas. Pourtant, je vivais bien sagement. Je descendais doucement l’escalier. Mon amabilité était très grande. Quand la vieille dame du troisième portait un filet trop lourd, je l’aidais à le monter. Je frottais mes pieds sur les trois tapis qui se succèdent avant l’escalier. J’observais le règlement de la maison affiché près de la loge. Je ne crachais pas sur les marches comme le faisait M. Lecoin. Le soir, quand je rentrais, je ne jetais pas les allumettes avec lesquelles je l’étais éclairé. Et je payais mon loyer, oui je le payais. Il est vrai que je n’avais jamais donné le denier à Dieu à la concierge, mais, tout de même, je ne la dérangeais pas beaucoup. Seulement une ou deux fois par semaine, je rentrais après dix heures. Ce n’est rien pour une concierge de tirer le cordon. Cela se fait machinalement, en dormant.
J’habitais au sixième, loin des appartements. Je ne chantais pas, je ne riais pas, par délicatesse, parce que je ne travaillais pas. »
Léa garde cette lecture pour elle. Léa lit Mes amis d’Emmanuel Bove. Elle ne voudrait pas que Maurice croie qu’elle revient encore sur cette affaire de loyer, qu’elle enfonce le clou par une sorte de malignité comme si ses lectures n’avaient d’autre dessein que d’étayer un acte d’accusation. Néanmoins il lui semble que Maurice l’a entendue.
Maurice ne s’inquiète pourtant pas. Il ne ressemble pas au personnage d’Emmanuel Bove ; il travaille — et puis il y a Léa.

Maurice, intrigué, observe Léa lisant « Mes amis d’Emmanuel Bove »

Impedimenta

Quand Maurice et Léa se sont installés au 87 boulevard de la Fraternité, au septième étage sans ascenseur, la légèreté de leur équipage, c’est-à-dire, en gros, de quoi se changer trois fois avant de retourner au lavomatic, de quoi se coucher, une couette, deux oreillers à petits carreaux bleu de Prusse et un plaid à grands carreaux jaune de Naples que Léa avait coupés elle-même à partir de chutes chez Multi-Tissus. Et chacun dans sa poche son livre de chevet.
Le chat s’installa le lendemain quand il découvrit le plaid. Léa le nomma Ristourne alors que Maurice aurait secrètement préféré Sherwood.
Les cartons de livres sont la plaie des déménagements. Outre leur poids qui double à chaque étage comme dans l’histoire du grain de riz chinois, le déballage, le rangement et le classement des livres découragent les militants les plus convaincus de la cause littéraire.
Les livres les attendaient sur tous les murs disponibles. Leurs prédécesseurs seraient-ils partis à la cloche de bois ? Le propriétaire leur avait-t-il donné congé avec cette somme de livres pour solde de tout compte ? Ni Maurice, ni Léa ne se posa cette question. Léa les lit. Maurice l’écoute les lire.
Léa tiqua devant le classement alphabétique qui lui paraît toujours vouloir donner des ordres.
Un marque-page signale le passage de Mes Amis où Bove écrit : « Le propriétaire m’a donné congé. Il paraît que les locataires se sont plaints de ce que je ne travaillais pas. Pourtant, je vivais bien sagement. Je descendais doucement l’escalier (…) »

Sara n’habite pas si loin en fin de compte

En effet Sara n’habite pas si loin en fin de compte. Si Sara est bien la sœur de Léa, Léa lui rend quinze ans. Léa ne sait jamais bien qui tiendra compagnie à Sara, qui sera à ses pieds, quel sera le chevalier servant se multipliant pour anticiper tous ses désirs sans se douter qu’un jour pas si lointain il devra les considérer comme des caprices. Léa ne tient pas les comptes, d’autant moins qu’elle est loin de posséder l’ensemble des informations. Le dernier, à sa connaissance, ressemblait à Henry viii — elle ne se fit pas de soucis pour autant — et le précédent à Bertold Brecht avec ses lunettes rondes et sa frange. Elle se rappelle aussi un tout jeune homme aux faux airs de Zinedine Zidane, et une autre fois où elle crut être opposée à George Clooney — Sara ne se distinguait pas toujours par l’originalité de ses goûts —, à croire que ses conquêtes allaient tous azimuts, comme si elle voulait épuiser tous les possibles de la gent masculine. En revanche ses goûts littéraires sont beaucoup plus arrêtés.
La veille Léa a rêvé que Sara sortait avec Alain. Pendant tout le trajet, en tram, en bus et à pied, elle demeura dans ses songes alors que Maurice la regardait furtivement comme un prétendant incapable de franchir le pas. La reconstitution de son rêve se limitait à voir Alain se recommandant de l’empereur de Patagonie auprès de Sara à qui il offrait un flacon d’Hermès qu’elle débouchait d’une pichenette avant de se l’enfiler cul sec.
Sara est seule avec ses chats. Elle toise Maurice à croire qu’elle n’en a jamais vu de cette espèce, non sans aménité cependant. Elle s’y entend en grands numéros. Entraînant Léa à la cuisine prétextant son expertise à propos du croustillant des cookies, elle la félicite pour son choix qu’elle ne connaissait jusque-là que par sa littérature qui, parfois, a tendance à enjoliver. Léa ne parvient pas à se détendre. Elle sait qu’elle ne donne pas le change, elle ne peut rien cacher à Sara qui l’a toujours percée de part en part. N’était-elle pas la fée au-dessus de son berceau ?
C’était la première fois qu’elle trouvait Sara sans un amant à ses pieds (littéralement). L’hypothèse entrevue cette nuit ne se démentait pas formellement. L’hypothèse de repartir sans Maurice l’effleura aussi.

De surcroît Sara a l’embarras du choix question promenades

Sara propose à Léa d’aller se promener. Maurice était déjà descendu dans le jardin qui court le long de la maison en miroir de celui des voisins dont la maison est identique à celle de Sara.
Sara et Léa découvrent Maurice en contemplation devant un figuier rebelle à toute idée de frontière dont les bourgeons offrent sur la même branche plusieurs étapes de leur développement. Maurice exprime la même stupeur que s’il voyait un nouveau-né pour la première fois.
Léa prolonge vers Maurice la proposition de Sara, en ajoutant que ça les changera des jardineries.
Maurice sursauta, comme surpris l’œil dans le trou de la serrure.
Sara les rejoignit aussitôt. Elle leur annonce qu’il y a deux côtés pour les promenades et ajoute, après avoir sorti de son sac un livre de poche, « car il y avait du côté de Krönberg deux côtés pour les promenades, et si opposés qu’on ne sortait pas en effet de chez nous par la même porte quand on voulait aller d’un côté ou de l’autre : le côté de Meinkirchen, qu’on appelait aussi le côté de chez Wink parce qu’on passait devant la propriété de monsieur Wink pour aller par là, et le côté de Kampfminze. De Meinkirchen, à vrai dire, je n’ai jamais connu que le côté et des gens étrangers qui venaient le dimanche se promener à Krönberg, des gens que, cette fois, ma tante elle-même et nous tous ne connaissions point et qu’à ce signe on tenait pour des gens qui seront venus de Meinkirchen. Quant à Kampfminze, je devais un jour en connaître davantage mais plus tard seulement ; et pendant toute mon adolescence, si Meinkirchen était pour moi quelque chose d’inaccessible comme l’horizon, dérobé à la vue, si loin qu’on allât, par les plis d’un terrain qui ne ressemblait déjà plus à celui de Krönberg, Kampfminze lui ne m’est apparu que comme le terme plutôt idéal que réel de son propre côté, une sorte d’expression géographique abstraite comme la ligne de l’équateur, comme le pôle, comme l’orient. Alors, prendre par Kampfminze pour aller à Meinkirchen, ou le contraire, m’eût semblé une expression aussi dénuée de sens que prendre par l’est pour aller à l’ouest. Comme mon père parlait toujours du côté de Meinkirchen comme de la plus belle vue de la plaine qu’il connût et du côté de Kampfminze comme du type de paysage de rivière, je leur donnais, en les concevant ainsi comme deux entités, cette cohésion, cette unité qui n’appartiennent qu’aux créations de notre esprit (…) »
Sara regarda tour à tour Léa et Maurice.
— Descendons vers la rivière, dit Léa.
— Ou bien allons vers la plaine, répondit Maurice.

Au cas où, emportons un livre et une serviette


Sara départagea son beau-frère Maurice et sa sœur Léa, comme elle les départagea à savoir qui de Thomas Bernhard ou de Marcel Proust elle avait lu, en empruntant le troisième chemin que le grand écrivain, qu’il soit l’un ou qu’il soit l’autre, ne connaissait pas, celui qui longe les marronniers, passe derrière la citerne, s’engage à travers la friche de l’ancienne cimenterie en bricolant tant bien que mal une direction parmi de multiples hypothèses avant de plonger sans hésiter vers un chaos de rochers que les pieds de Maurice n’apprécièrent pas alors que Léa en fit gaiement son affaire en quelques bonds calqués sur ceux de Sara, comme elle calquait déjà ses pas sur les siens quand sa grande sœur était déjà une jeune fille et elle une toute petite bonne femme avec, déjà, un livre au cas où comme Sara, puisque Sara n’allait jamais nulle part sans un bouquin, pour le lire au cas où, au cas où un garçon pas trop bête et pas trop laid se questionnerait sur cette fille qui lit, qu’il sait jolie, qu’il devine intelligente, peut-être bêcheuse mais cela valait la peine d’être tenté.
Ce chemin dessiné par le hasard, selon la formule de Sara, avait un but caché. Sara, Maurice et Léa à ses basques, après s’être débarrassé du chaos de pierres si peu engageant, alors que la vue s’ouvrait désormais sur un authentique paysage de campagne, franchit lestement une rigole pour se retrouver dans un de ces chemins creux célébrés par les peintres paysagistes d’un autre temps, où ombre et lumière se disputent selon le rythme des talus, des haies vives et des bosquets — et des nuages qui ont toujours le dernier mot. Sara observa deux traces de peinture jaunes et bleues sur le tronc d’un bouleau, pareilles à celles sur les joues et le front des Indiens, pour baliser le sentier de la guerre, propose Léa sans que Maurice ne sourie.
— Attendez-moi là, je reviens tout de suite.
Et Sara disparut.
Léa ne se laissait pas abuser par sa sœur, elle invita Maurice à la suivre. Maurice aurait préféré attendre Sara plutôt que de prendre par le raccourci pour rejoindre la petite route au-delà du pré dont les vaches étaient couchées à l’ombre de l’arbre de service. Il aurait ainsi sauvé ses chaussures qu’il dut abandonner au marécage.
Depuis l’abord d’un bâtiment de taille modeste à la fonction indéterminée, une ancienne bergerie par exemple, Sara leur faisait des signes qui avaient pour vocation de les guider, mais leur universalité ne sauta pas aux yeux de Maurice.
— Voilà où je voulais en venir.
Léa reconnut ce bâtiment.
— Ici vous trouverez des livres que personne n’a jamais lus.
La photo de ce bâtiment orne la bibliothèque de Sara.
— Car personne ne les a encore écrits.
Maurice, pataugeant dans la boue jusqu’aux genoux, resta indifférent au prodige. Le souvenir de ses chaussures englouties et l’état de ses pieds ne lui laissaient pas le loisir d’en apprécier la portée. Il aurait espéré des bains publics.

Quand Natacha rend visite à Maurice et Léa, elle en rapporte un dessin

Un rôle vedette inattendu pour Alain

Alain est dans tous les esprits, à commencer par celui de Maurice.
Il parasite l’écriture de son scénario.
Un pré à vaches limousines. Très vert.
Un pré en pente avec un arbre solitaire au milieu.
Au printemps (avril-mai).
Divers moments de la journée. Ombres et lumières. Déplacement des animaux.
Dans le dernier plan un homme surgit et traverse le pré en longeant soigneusement les clôtures, se jette dans le fossé après avoir franchi la dernière clôture car un tracteur passe au premier plan sur la petite route (toute crottée).
Il attend dans les hautes herbes parsemées de fleurs de toutes les couleurs.
Description de l’homme : bien mis, entre 30 et 60 ans, les oreilles écartées.
C’est Alain que Maurice voit surgir et traverser le pré en longeant soigneusement les clôtures, se jeter dans le fossé après avoir franchi la dernière clôture car un tracteur passe au premier plan sur la petite route (toute crottée). À la description, il ajouterait : un grand nez comme celui du grand-père Emmanuel.
L’aurait-il vraiment vu alors que ses bottes allaient par le fond dans les marécages ?

Selon la légende familiale, grand-père Emmanuel avait aussi de grandes jambes et était un fameux marcheur

L’entremise de Jean-Pierre Léaud

La bibliothèque du 87 boulevard de la Fraternité était riche de romans russes. Léa avait lu d’abondance cette littérature entre ses treize et dix-sept ans après que Sara lui mit Premier amour de Tourgueniev entre les mains. Ça la faisait rire, Sara, car elle n’en était plus à son premier, largement, celui qui ressemblait à Petit ours brun, selon Léa, à Jean-Pierre Léaud, selon elle (ils avaient l’âge d’Antoine et de Colette dans Antoine et Colette). Dans ses souvenirs, elle l’appelle Antoine et il ressemble trait pour trait à Jean-Pierre Léaud, celui des Deux Anglaises et le continent, romantisme oblige. Pour autant elle ne l’appelle pas Alphonse.
« L’abondance des pensées empêchait Roudine de parler avec précision et netteté. Les images chevauchaient les unes et les autres ; les comparaisons, imprévues, audacieuses, étonnamment vraies, naissaient les unes des autres. Et cette improvisation impatiente ne sentait pas l’effort d’un rhéteur expérimenté, elle était inspirée. Roudine ne cherchait point ses mots : ils venaient librement, soumis, et chacun d’eux semblait jaillir de l’âme elle-même, brûlant de ce secret suprême : la musique de l’éloquence. Il savait, en frappant uniquement sur les fibres du cœur, faire vibrer confusément toutes les autres. On comprenait peut-être mal ce qu’il disait, mais la poitrine se dilatait, des voiles se soulevaient devant les yeux, et des lumières resplendissaient devant soi. »
Léa oubliait la description de Tourgueniev — Un homme entra, âgé de trente-cinq ans environ : de haute taille, un peu voûté, les cheveux crépus, le visage basané, il avait les traits irréguliers, mais expressifs et intelligents, avec un pâle éclat dans ses yeux vifs et bleus, un nez large et droit et des lèvres rouges bien dessinées. Il portait un vêtement usagé et étroit, comme devenu trop petit pour lui. — pour se représenter Roudine en Jean-Pierre Léaud. Maurice, qui ne la connaissait pas, y voyait Alain. Pas exactement celui que nous avons rencontré qui voyage entre l’hôtel de la Girafe et l’hôtel de la Girafe, bien sûr. Pas celui avec qui il se serait battu. Pas celui qui rit de Robert Walser.
Après lui avoir offert le rôle vedette dans son film, cette idée finirait-elle de le réconcilier avec son frère ?

Prodiges domestiques

Léa n’est pas une militante de l’ordre domestique. Loin d’elle de pallier le déficit chronique de Maurice en la matière. Outre la poussière sur les livres qui se fait oublier — Léa souffle sur la tranche de celui à qui le tour d’être lu —, les miettes sur le tapis — Maurice sans Léa mange sur ses genoux — et les croquettes éparses dédaignées par Ristourne, le ménage ne requiert pas une mobilisation de tous les instants…
Mais que vient faire ce parfum Hermès, bien rangé, bien en évidence sur l’étagère au-dessus du lavabo de la salle d’eau, cheval glorieux parmi des fantassins en déroute ?
Léa se dit qu’elle l’a déjà vu quelque part. Un rêve sans doute. Léa est déçue d’avoir des rêves de marques.
Pour Maurice, la solution est simple tout en tenant du prodige : il serait venu par ses propres ailes.
Pour Léa, la solution est encore plus simple et en rien prodigieuse : elle se pince le nez et direct à la poubelle !

La psychorigidité d’une vieille fille

Léa ne lit jamais dans les transports en commun puisqu’elle lit seulement le samedi (sans compter les vacances) où elle ne prend jamais les transports en commun. Elle y invente des romans éphémères ou se récite des romans éternels.
Léa fit une exception avec Dimitri Roudine car, dit-elle à Maurice qui la regardait d’un air de hibou, elle n’entendait pas si jeune se complaire dans la psychorigidité d’une vieille fille.
Elle l’oublia sur le banc d’un abribus.


« Natalia devait chaque matin lire avec elle des livres d’histoire, de voyages et d’autres œuvres instructives. Daria Mikhaïlova les choisissait, paraissant suivre une ligne de conduite. En réalité, elle ne faisait que donner à sa fille tout ce que lui envoyait un libraire français de Pétersbourg, sauf, naturellement, les romans de Dumas fils et Cie. Daria Mikhaïlova lisait elle-même ces romans. Mademoiselle Boncourt jetait des regards sévères et navrés derrière ses lunettes, quand Natalia lisait ces ouvrages d’histoire : d’après les conceptions de la vieille fille française, toute l’histoire était remplie de faits licencieux. Il est vrai que tous les grands héros de l’antiquité, seul le nom de Cambyse était resté dans sa mémoire, on ne sait pourquoi, et quant aux époques modernes… elle se souvenait uniquement de Louis XIV et de Napoléon qu’elle exécrait. Mais Natalia lisait aussi des livres dont mademoiselle Boncourt ne soupçonnait même pas l’existence : elle connaissait par cœur Pouchkine.
La jeune fille rougit légèrement en rencontrant Roudine.
— Vous allez vous promenez ? lui demanda-t-il.
— Oui… nous allons au jardin.
— Puis-je vous accompagner ?
Natalia regarda mademoiselle Boncourt.
— Mais certainement, monsieur, avec plaisir, se hâta de répondre la vieille fille.
Roudine mit son chapeau et sortit avec Natalia. »

Le samedi précédent, Léa avait lu ce passage à Maurice.
— Tu viens Maurice, je vais t’acheter un chapeau.

Sachant que jamais ni Maurice ni Léa ne sortaient faire une course le samedi.

Épisode révolutionnaire flanqué d’un épisode pluvieux

Sur le banc de l’abribus Alain trouve Dimitri Roudine et, comme à son habitude, commence à jeter un coup d’œil à la dernière page. Il rit. Il ne rit pas comme on le connaît rire jusqu’ici *, prétexte une saleté de drache, lui qui d’ordinaire adore la pluie qui rend morose des peuples entiers, pour rentrer fissa à l’hôtel de la Girafe, où monsieur Roups s’étonne de voir son client préféré ainsi pris de panique par une ondée anodine, tout au plus une giboulée lui accorde-t-il pour se rendre aimable, lui dont, dit-il dans le même élan, le nom rime rien moins qu’avec mousson et typhon.
— Mon cher Roups, la révolution est en marche.
Il rit. Ils rirent. Monsieur Roups ne connaît pas l’épisode avec Dimitri Roudine — quand bien même l’aurait-il lu, il ne va jamais jusqu’à la dernière page — mais rit comme il rit chaque fois que rit son client préféré.
Et Alain gagna sa chambre où il fut happé par la grisaille du jour.

Maurice et Léa n’attendirent pas que la pluie cessât. C’était un principe (s’ils devaient tenir compte des humeurs du ciel, ils gâcheraient les plaisirs du dimanche ; de toute façon, les jardineries ordonnent le temps qu’il fait). L’urgence d’un chapeau se justifiait d’autant mieux. Il serait paradoxal de prétexter l’absence d’un chapeau pour remettre à des jours meilleurs l’achat d’un chapeau.
Maurice et Léa firent le dos rond et trottinèrent en ignorant le monde tout aussi courbé, surtout Maurice, abandonnant leur coiffure au mauvais sort, sans regretter les sept étages à grimper, surtout Maurice, pour chercher un parapluie qui, à n’en pas douter, n’aurait pas résisté à l’assaut des bourrasques, se retournant aussitôt avant de s’envoler, Maurice — à cloche-pied — et Léa à sa suite. Alors que le chapeau, tant qu’il était au magasin, ne risquait rien…
— Léa, tu ne crois pas que ce chapeau pourra attendre ?

Léa aurait pu mettre en cause ce régime de giboulée qui tourneboulerait les raisonnements de Maurice qui, déjà, ont tendance à n’obéir qu’aux humeurs de passage.
Léa ignore toujours que chaque lundi à midi et quart, malgré (ou grâce à) son mutisme (ses silences), ce tohu-bohu fait le miel de son psychanalyste.
Aux Mille & Un Chapeaux, ils ne trouvèrent pas de chapeau au goût de Maurice, ou, quand d’aucun parmi les mille & un aurait pu convenir, il n’était jamais sa taille.
Maurice et Léa rentrèrent trempés et se plurent à s’entresécher.

Hôtel du livre-échange

Monsieur Roups a le goût des livres, à condition que figure sur leur couverture le mot hôtel, exceptés, monsieur Roups a vraiment le goût de livres, les guides et les beaux livres. Ainsi Alain, qui a des lettres comme personne ne l’ignore plus, examina une offre qu’il n’avait jamais considérée jusqu’ici
Splendid Hôtel
Le Grand Elyseum Hôtel
La Petite fille de l’hôtel Métropole
Grand Hôtel du Pacifique
L’Hôtel du Grand Veneur
Bagdad Hôtel
Hôtel de l’Amitié
L’Hôtel des Sacrilèges
Hôtel Univers
L’Hôtel du libre-échange
Hôtel Bosphorus
L’Hôtel Stancliffe
Hôtel de l’insomnie
Hôtel Lutetia
Hôtel Rwanda
Hôtel de Dream
Hôtel Problemski
Hôtel des Adieux
L’Hôtel du New Hampshire
L’Hôtel du Nord
Hôtel Iris
Chelsea Hotel
Hôtel de l’Image
Chambre d’hôtel
Hôtel Gagarine
Love Hotel
Hôtel Styx
Hôtel Savoy
pour s’arrêter sur ce dernier :
« Ce matin, lorsque je suis arrivé, il avait légèrement plu ; comme le ciel s’était dégagé entre-temps, il me semblait que je n’avais pas dormi une journée, mais trois. Ma fatigue s’était évanouie ; mon cœur était en fête. J’étais curieux de connaître la ville, une nouvelle vie. Ma chambre me semblait familière, comme si je l’avais habitée depuis longtemps, la sonnette m’était connue ainsi que le bouton, l’interrupteur, l’abat-jour vert, l’armoire à vêtements, la cuvette. Tout m’était familier, comme dans une pièce où l’on a passé son enfance, apaisant, et me versait sa chaleur comme après de douces retrouvailles.
Il n’y avait de nouveau que la note affichée à la porte, sur laquelle on pouvait lire :
Après dix heures du soir, on est prié de ne pas faire de bruit. Les bijoux égarés n’engagent pas notre responsabilité. La maison possède un coffre.
Respectueusement,
KALEGOUROPOULOS, Propriétaire »

« Légèrement plu », hum… Alain était rentré trempé, une soupe, et son chapeau, une loque ; il le jeta par la fenêtre.
Il le portait depuis qu’il l’avait trouvé dans la rue, un jour venté, orphelin à la recherche d’une tête à sa dimension. Là, il aura rétréci. Il sera informe, interdit à toute tête à chapeau. Il pourrait poursuivre sa carrière à récolter de la monnaie au coin de la boulangerie.

« Des jeunes filles »

« Un matin, l’envie me prenant de faire une promenade, je mis le chapeau sur la tête et, en courant, quittai le cabinet de travail ou de fantasmagorie pour dévaler l’escalier et me précipiter dans la rue. Dans l’escalier, je fus croisé par une femme qui avait l’air d’une Espagnole, d’une Péruvienne ou d’une créole, et qui affichait quelque majesté pâle et fanée. »

Léa ne se lasse pas de lire La promenade de Robert Walser.
Maurice ne se lasse pas d’entendre Léa le lire.
La promenade de Robert Walser les lient.
Léa lisait La promenade de Robert Walser quand elle rencontra Maurice.
La promenade de Robert Walser est leur bréviaire, en quelque sorte, même quand ils se promènent le dimanche dans les jardineries aux confins de la ville.
Cette Espagnole, ou cette Péruvienne, ou cette créole, évoque Fermina Marquez dans l’esprit de Léa, qu’elle avait lu à l’âge de Fermina Marquez. Sara lui mit dans les mains un vieux livre de poche, et dit :
« Le reflet de la porte vitrée du parloir passa brusquement sur le sable de la cour, à nos pieds. Santos leva la tête, et dit :
“Des jeunes filles.” »

Alain et Maurice, pour l’essentiel

Olson, à l’époque

Maurice pensa à l’époque où Alain se faisait appeler Olson, comme Archibald Olson Barnabooth, quand Léa enchaîna de Walser en Larbaud, de Larbaud en Larbaud — pour Maurice, tout ce que lui lisait Léa était un seul et même livre, celui de Léa. Alain troquait ainsi sa propre mélancolie de pauvre contre une mélancolie de riche. Encore Maurice ne sait-il pas qu’aujourd’hui Alain vit à l’hôtel de la Girafe en lieu et place du Carlton de Florence.
« Lecture pénible, et pendant laquelle j’ai rougi souvent. Que de phrases que — déjà ! — je n’écrirais plus aujourd’hui… Exagérations, naïvetés, petits mensonges inutiles, petites malices cousues de fil blanc ! J’avais pourtant bien essayé de n’être pas dupe de moi-même ; de voir ma vie directement et non plus à travers mes lectures ; et de laisser quelque point inexpliqué plutôt que d’admettre une explication tirée de mes souvenirs littéraires. Souvent j’ai été bien près de barrer une phrase qui sonnait faux, une expression toute faite qui ne correspond pas à ma vraie pensée d’alors. Il m’a fallu du courage pour ne rien changer, et laisser intact le document, avec ses puérilités, ses confidences trop intimes, ses aveux de faiblesse. »

Alain pensa à l’époque où il se faisait appeler Olson en chassant toute mélancolie comme la poussière sur les étagères. Aujourd’hui, l’hôtel de la Girafe se confond avec le Carlton de Florence. Il suffit de le bien peigner.
« Eh bien, je vais commencer tout de suite. Thé, fumée qui laisse une odeur qui est comme un goût de miel et de poivre ; jour de dix heures un instant sur la gare qu’on traverse d’un seul coup et qui gémit blessée ; hymnes qui remplissez mon esprit d’une harmonie familière et un peu triste ; sage petite prière malgré moi de mon cœur ; vitesse ; paysages ; argent gaspillé ; amour offert dont personne ne veut ; vagabondage ; petites émotions de la kleptomanie ; longs bains trop chauds ; parfums et souvenirs ; à vous cette âme perdue. Ma main sent bon ; la chair propre et chaude, et un souvenir de tabac clair… »

Maurice en hibou et Léa pas très chouette


Suite au passage de l’artiste


Quand l’artiste de passage les avait dessinés, Maurice et Léa, une fois, deux fois, trois fois, plus ou moins à leur avantage, surtout Maurice, surtout son nez, son bec, il sut les convaincre d’afficher Joséphine où Léa reconnut une Péruvienne, une créole — mais point une Espagnole — et Maurice le personnage de son film qu’il n’avait pu, jusque-là, distribuer, tant la figure de Léa domine ses jours et ses nuits.

Le temps qu’il fait en Patagonie

— « Il savait madame Moritz assez curieuse pour avoir lu le télégramme : ce qu’il annonçait l’avait à ce point émue qu’elle était revenue frapper à sa porte dont elle ne peut qu’effleurer le bois au bout de tant de drame. Ce geste en traduisait la douleur. “Allons bon, tout cela ne laisse présager que désagrément, je ferais mieux de continuer d’ignorer le chagrin de ma logeuse”, s’encouragea-t-il. Il noua les lacets de ses chaussures humides (elles n’avaient pas eu assez de la nuit pour sécher de la pluie de la veille), il attrapa son pardessus et s’approcha de la fenêtre. Il l’ouvrit. Il en enjamba l’appui et sauta dans la rue en se félicitant d’avoir choisi cette chambre au rez-de-chaussée. Il se souvint qu’il avait visité une plus grande sous les toits d’un bel hôtel particulier, plus confortable, moins chère et mieux orientée, mais il avait préféré prendre celle-ci en se promettant de tirer parti, un jour, de son rez-de-chaussée pour fuir par sa fenêtre qui donnait sur la rue. »

On frappa à la porte. On n’avait pas frappé à la porte depuis la visite d’Alain. Le jour était à la pluie, de celles qui correspondent aux précipitations annoncées par le bulletin météo que ni Maurice ni Léa n’entendaient jamais, mais dont Léa (Lucinda) apprenait de seconde main à la machine à café de Pridami — où le café n’est pas terrible.
C’était bien Alain (peut-être faudrait-il condamner cette porte).
Il commença par regretter que son frérot et sa belle n’habitassent point au rez-de-chaussée sans que cela n’affectât un sourire radieux que Léa recopia à son avantage — en dépit d’un certain contentieux. Il n’apportait pas le beau temps, il s’en excusa — il aurait pu s’excuser de proférer cette évidence. Les gouttières de son chapeau menaçaient de déborder. Ses chaussures mouillaient chacune dans leur petite flaque. Ristourne écourta la fête promise — il n’aime pas l’humidité.

— Je ne m’habituerai jamais à votre escalier du septième diable, si vous n’avez envie de voir personne c’est très réussi mais vous pouvez compter sur moi, je ne vous abandonnerai pas pour quelques menues douleurs dans les mollets.
Il reprit son souffle.
Léa lui prit son manteau dont le poids n’était pas pour rien dans la pénibilité de l’ascension.
Alain ne débarquait pas les mains vides. Ne revenait-il pas de San Carlos de Bariloche où d’ailleurs il faisait bien meilleur ?
— Bien meilleur. L’air y est léger, tout à fait ravigotant le temps qu’il fait là-bas. Si vous voulez savoir, ça vaut plusieurs années dans un sanatorium en Suisse.
Il reprit son souffle. Il éternua, toussa, se moucha. Ristourne prit l’escampette pour de bon.
— Je vous ai apporté ça pour vous remercier, ce n’est pas grand-chose, une broutille.
Où Maurice repensa au loyer.
Alain sortit de sa poche une enveloppe.
Où Léa repensa au loyer.
— Non non Alain, c’était de bon cœur, je vous assure, n’est-ce pas Maurice ?, racontez-nous plutôt la Tasmanie.
— La Patagonie.
— Si vous voulez, en échange nous vous raconterons nos promenades.

Alain se disant que c’était peut-être la dernière fois

Une enveloppe doit être ouverte ou fermée

Maurice et Léa sont restés pantois suite à la visite d’Alain caractérisée par une bonne humeur contagieuse, jusques et y compris celle de Maurice — malgré les apparences dont ni Léa ni Alain (chacun à sa façon) ne sont dupes.
Une heure plus tard, Maurice avait toujours l’enveloppe à la main.
— Tu n’ouvres pas cette enveloppe, Maurice ?
— Si tu veux l’ouvrir, ouvre-la……… Léa.
— C’est ton frère…
— … après tout.
On gratte à la porte. Léa y va. Ristourne rentre nonchalamment sans s’occuper de ses nourriciers.
— Que gagnerions-nous à l’ouvrir ?
— L’argent du loyer…
— … tout au plus.

Le lendemain, Léa joua au loto.
Léa ne s’informe jamais des résultats.

L’ombre de Richard à la lumière de Tristram

Léa n’a pas l’habitude de se mêler de l’œuvre en cours de Maurice, celle entrevue ici ou là qui convoque l’ombre de Richard Cœur de lion en Limousin, huit siècles après qu’il écrivit de la poésie dans la plus subtile des langues limousines comme le troubadour qu’il était (avant tout ?), et qu’il finit sa vie d'aventure à se ronger les sangs comme otage dans une tour limousine qui n’avait rien à envier à la citadelle de Namur de l’oncle Tobie, le frère sinistré du père de Tristram Shandy (on verra pourquoi) — sinon que dans la seconde on n’y entre pas, en principe, et dans la première on n’en peut sortir, en vérité.
Léa ne va jamais au-delà d’une question comme : « Ça marche comme tu veux ? », assortie d’un baiser sur la bouche quand elle rentre du boulot et Maurice ne lui répond jamais autrement que par un regard où se devine la réponse, en tout cas pour Léa qui a de bons yeux (ceux de l’amour). Parfois, nous l’avons vu, Léa est témoin de scènes qu’elle devine être de celles qui apportent de l’eau au moulin de Maurice (moulin au sens quichottesque pour tout esprit raisonnable). D’autres fois, elle participe de l’affaire en distillant quelques perles distraites au fil des pages.
Quant à La vie et les opinions de Tristram Shandy qui occupe Léa ces samedis-ci, elle serait tentée de le lire à haute voix de bout en bout — et combien de bouts * ! Seule l’en empêche la difficulté de rendre justice à haute voix, même chuchotée, aux longs tirets et autres facéties typographiques de Laurence Sterne ———, si l’on écarte l’hypothèse de fous rires qui, bien qu’ils soient les bienvenus, gâcheraient quand même cette prosodie diablement balancée, coulissante ou pizzicatante, que Carl Friedrich Abel s’entendait à imiter sur sa basse de viole avec force spiccati et picchettati le soir dans les tavernes de Tottenham…
« ——— Ce qui montre à l’évidence qu’au moment où un gendelettre se met à sa table pour commencer d’écrire une histoire, ——— fût-ce l’histoire de Jeannot Grande-Bête ou de Tom Pouce, il ne sait pas plus que ça quels embarras de circulation et autres maudites pierres d’achoppement il risque de rencontrer sur sa route, ——— ni quelles danses sans violon on pourra bien lui réserver au gré des petites promenades d’agrément où conduiront ses pas ; non ! il ne saura rien de tout cela tant que la pièce n’aura pas été jouée en entier. Si l’historiographe pouvait faire avancer son histoire ——— comme un muletier poussant sa mule, ——— tout droit devant soi, ——— disons… de Rome à Loretto sans la moindre halte, sans même jeter un regard à droite ou à gauche, ——— peut-être pourrait-il se risquer à vous annoncer, à une heure près, combien de temps il lui faudra pour arriver au terme de son voyage ; ——— mais la chose est moralement impossible : car, pour peu qu’il y soit moindrement porté, il trouvera en route cinquante occasions de gauchir, et fera chaque fois le détour, en compagnie de ceux-ci ou ceux-là sans songer un instant à se dérober. À peine est-il revenu à ses affaires que mille perspectives se présentent à lui ; sans cesse lui viennent des idées nouvelles, tel point de vue inédit le tente : il faudra qu’il s’arrête à tout, qu’il examine et pèse tout sans faillir ! Et par-dessus le marché, il aura toutes sortes de
Récits à raccommoder,
d’ Anecdotes à recueillir,
d’ Inscriptions à déchiffrer,
d’ Histoires à faufiler dans la trame de son histoire,
de Traditions à passer au crible de la critique,
de Personnages à visiter,
de Panégyriques à placarder sur ce portail-ci,
de Pasquinades sur celui-là : ——— autant de tâches dont le muletier et sa mule son absolument exempts. »

Un fou rire chez Maurice ? : une hypothèse à étudier.

* N.d.A. : y précédant Léa, je renvoie aussitôt le lecteur au quatrième paragraphe du chapitre XXII du volume I, p. 113 de l’édition parue chez Tristram (of course !), traduite par Guy Jouvet, qui concerne l’art de la digression : « Prenez par exemple cette longue digression […] », et au premier paragraphe du chapitre XI du volume II, p. 168 : « Écrire un livre […] », avant de n’en plus savoir de tous les bouts à citer, plus judicieux les uns que les autres.