« Une ligne entraîne l’autre, toujours… je dessine quelque chose qui me donne subitement l’idée de dessiner quelque chose d’autre qui me donne aussitôt l’envie de dessiner, etc. Voyez-vous, je dessine, puis je réfléchis. Pour moi, c’est une activité littéraire, morale. »
Saul Steinberg

11.3.11

Au cas où, emportons un livre et une serviette


Sara départagea son beau-frère Maurice et sa sœur Léa, comme elle les départagea à savoir qui de Thomas Bernhard ou de Marcel Proust elle avait lu, en empruntant le troisième chemin que le grand écrivain, qu’il soit l’un ou qu’il soit l’autre, ne connaissait pas, celui qui longe les marronniers, passe derrière la citerne, s’engage à travers la friche de l’ancienne cimenterie en bricolant tant bien que mal une direction parmi de multiples hypothèses avant de plonger sans hésiter vers un chaos de rochers que les pieds de Maurice n’apprécièrent pas alors que Léa en fit gaiement son affaire en quelques bonds calqués sur ceux de Sara, comme elle calquait déjà ses pas sur les siens quand sa grande sœur était déjà une jeune fille et elle une toute petite bonne femme avec, déjà, un livre au cas où comme Sara, puisque Sara n’allait jamais nulle part sans un bouquin, pour le lire au cas où, au cas où un garçon pas trop bête et pas trop laid se questionnerait sur cette fille qui lit, qu’il sait jolie, qu’il devine intelligente, peut-être bêcheuse mais cela valait la peine d’être tenté.
Ce chemin dessiné par le hasard, selon la formule de Sara, avait un but caché. Sara, Maurice et Léa à ses basques, après s’être débarrassé du chaos de pierres si peu engageant, alors que la vue s’ouvrait désormais sur un authentique paysage de campagne, franchit lestement une rigole pour se retrouver dans un de ces chemins creux célébrés par les peintres paysagistes d’un autre temps, où ombre et lumière se disputent selon le rythme des talus, des haies vives et des bosquets — et des nuages qui ont toujours le dernier mot. Sara observa deux traces de peinture jaunes et bleues sur le tronc d’un bouleau, pareilles à celles sur les joues et le front des Indiens, pour baliser le sentier de la guerre, propose Léa sans que Maurice ne sourie.
— Attendez-moi là, je reviens tout de suite.
Et Sara disparut.
Léa ne se laissait pas abuser par sa sœur, elle invita Maurice à la suivre. Maurice aurait préféré attendre Sara plutôt que de prendre par le raccourci pour rejoindre la petite route au-delà du pré dont les vaches étaient couchées à l’ombre de l’arbre de service. Il aurait ainsi sauvé ses chaussures qu’il dut abandonner au marécage.
Depuis l’abord d’un bâtiment de taille modeste à la fonction indéterminée, une ancienne bergerie par exemple, Sara leur faisait des signes qui avaient pour vocation de les guider, mais leur universalité ne sauta pas aux yeux de Maurice.
— Voilà où je voulais en venir.
Léa reconnut ce bâtiment.
— Ici vous trouverez des livres que personne n’a jamais lus.
La photo de ce bâtiment orne la bibliothèque de Sara.
— Car personne ne les a encore écrits.
Maurice, pataugeant dans la boue jusqu’aux genoux, resta indifférent au prodige. Le souvenir de ses chaussures englouties et l’état de ses pieds ne lui laissaient pas le loisir d’en apprécier la portée. Il aurait espéré des bains publics.