« Une ligne entraîne l’autre, toujours… je dessine quelque chose qui me donne subitement l’idée de dessiner quelque chose d’autre qui me donne aussitôt l’envie de dessiner, etc. Voyez-vous, je dessine, puis je réfléchis. Pour moi, c’est une activité littéraire, morale. »
Saul Steinberg

11.3.11

Paraphrase littéraire de cette même affaire

Jamais ses mollets n’avaient plus mal porté leur nom. Des cailloux. Les sept étages n’en étaient pas la cause. Trois avaient suffi, deux et demi pour être exact. Alain profita de ce ralentissement obligatoire — les cailloux pesaient leur poids au-delà de leur taille somme toute modeste — pour repenser à son entrée en matière.
Sur le palier du septième, une seule porte s’offrait à lui, écarlate. Il se composa un visage, répéta encore une fois son incipit « Maurice, enfin, te voilà en chair et en os devant moi, tu me fais l’effet d’un homme accompli, comment, après tant de misère, la providence m’accorde-t-elle un bonheur pareil ? ».
Ça sentait bon par-dessus le marché. Ça sentait le propre mais pas seulement. Une once de myrrhe. Alain avait du nez.
Il toqua, sur le rythme du thème des Variations Goldberg. Alain avait des lettres.
Il se composa une allure qui fasse impression, une suavité sans componction, le chapeau n’avait de sens qu’à la main bien que son crâne le réclamât à demeure depuis la fuite de ses cheveux.
La porte s’ouvrit, en tout état de cause, car il se trouva nez à nez, c’est le cas de le dire, nous le verrons, avec un petit homme au cheveux noirs et glacés à la manière des chanteurs de charme du temps jadis.
Alain perdit aussitôt sa leçon pourtant bien apprise. Comme à l’école.
— Tu me remets ? lui dit-il.
Lui-même ne le « remit » qu’après un soupir où il crut s’être trompé d’adresse. Ses mollets l’en maudirent. Le silence qui s’ensuivit n’avait rien de musical. Du plomb, rien que du plomb.
Alain se reprit, il avait suffisamment répété sa bonne figure qu’elle revint à point nommé après qu’il entendit « C’est pas ton frère ? », suivi d’un affable « Entrez Alain, je vous en prie ». Ses jambes l’entraînèrent à la rencontre de ces paroles. Il sentit se composer un sourire niais par ce même réflexe qui l’accablait chaque fois qu’il rencontrait une femme inconnue, pour peu qu’elle fût aimable. C’est comme automate qu’il se présenta, un automate dernier cri, bien élevé, mais un automate tout de même qui anticipait ses actes.
L’élan joyeux qui projetait cette femme à sa rencontre cassa cette mécanique pour rendre à Alain sa qualité d’homme.
— Léa, dit-elle en composant un sourire de madone (le miroir le confirmait).
— Alain, lui chuchota-t-il en l’embrassant comme un beau-frère l’ose rarement, derrière l’oreille.

Il ne s’était pas aperçu que pour ce faire il s’était débarrassé de son chapeau, une espèce de tour de magie où le chapeau inverse son rôle. Il ne s’était pas aperçu non plus de l’humeur d’encre de Maurice. Alain n’avait que faire de Maurice à cet instant, lui et ses états d’âme. Même comme porte-chapeau, Alain ignorait Maurice.
— Comment tu m’as reconnu ?
— Vous avez exactement la même voix, répondit Léa.
Il la tutoyait. Elle lui donna du « vous », un « vous » qui faisait pluriel avec Maurice, peut-être.
— Pas seulement la voix.
À peu près personne ne perçut le double sens, si ce n’est Alain, à moins qu’il n’en eût pas le temps.
Le nez aussi, en moins exact cependant, aurait fait l’affaire dans ce recensement familial. Alain n’avait pas eu à s'appesantir pour reconnaître chez Maurice le nez de leur grand-père Emmanuel. Le sien, il le tenait d’un ancêtre encore plus lointain, il n’en était pas peu fier depuis le jour où il dépassa celui de son aîné, sans qu’il eût à mentir (pour une fois), une satisfaction sans équivalent, jamais exprimée alors qu’il devint arrogant quand il le dépassa en taille (ce qui n’était pas difficile).

Alain s’était assis en amazone sur l’accoudoir du fauteuil d’où Léa s’était élancée pour l’accueillir comme un frère prodigue, laissant son ouvrage en plan. Il avait aussi conquis le chat de la maison, un chat noir aux socquettes blanches qui ne brillait pas d’habitude par son sens de la famille, mais plutôt par son goût de l’exotisme, voire pour les mauvaises fréquentations. Son ronron était si triomphant qu’on était en droit d’y déceler une pointe de cabotinage.

— Tu prendras bien un petit quelque chose, Alain ? proposa Léa, rompant un silence intraduisible.
— Comme Maurice.
Alain n’avait pas attendu qu’on l’invitât pour se couler dans le fauteuil. Ses mollets se détendirent tout à fait, et avec eux l’ensemble de sa structure — et de son esprit qui n’en avait pourtant guère besoin. Le chat ne le contredit pas non plus, il ne se trompait jamais sur ses intérêts.
Il feuilletait le livre que Léa, emportée par son élan, avait abandonné à l’apparition d’Alain.
— C’est toi qui lis ça ?
Il s’adressait à son frère. Son frère. Son frère. Son frère.
— Du chocolat alors ? demanda Léa, tout à son affaire.
— Hein ? comme Maurice, oui !
Maurice restait sourd. Il aurait aimé n’être qu’une ombre, la sienne ou n’importe quelle autre à l’exception de celle de son frère qui emportait tout sur son passage.
— Bon, deux chocolats chauds, deux ! conclut Léa, soucieuse de complaire au frère de son Maurice.
Alain feuilletait toujours le livre, l’air pénétré, ménageant çà et là des stations figurant un temps de lecture.
— Je prends au hasard, c’est ma marotte.
Le chat lisait par-dessus son épaule — on dirait.
— Ça marche à tous les coups pour briller en société :
« Si je savais seulement quelqu’un à qui emprunter, pensait-il. Mon frère Klaus ? Ce serait manquer à l’honneur ; j’aurais l’argent, mais aussi la tristesse et les réprimandes à voix douce. Il y a des gens qui pensent d’une façon trop belle pour qu’on puisse leur demander de l’argent? Si je connaissais quelqu’un dont l’estime me serait un peu égale. Non, personne. »
Qu’il se mît à rire pétrifia Léa. Maurice, nous le savons, n’en pouvait davantage depuis un trop long moment. Non pas un rire de bon cœur, non, un rire gigantesque de conquérant comme ceux d’Attila ou d’Hannibal, comme l’atteste la chronique.
Le chat s’en émut aussi. Mais pas longtemps. Il préférait roucouler sous les caresses.
— Qui c’est ce dingue-là ?
Alain rit toujours, ne cesse de rire, même pour lire Robert Walser sur la couverture des Enfants Tanner.
Que Léa apporte le plateau aux chocolats fumants n’y changea rien. Il rit. Le chat ne ronronne plus, ou bien ne l’entendions-nous plus tant Alain riait. S’il était humain, il serait consterné, mais il est chat, il est tout au plus vaguement dérangé par les secousses de rire.
— Mais c’est du chocolat ! rit-il sans changer de rythme.
— C’est pour les gosses ça ! ajouta-t-il pour charger la barque.
Il ne rit plus. Alors le chat ronronna aussitôt, ou bien l’entendions-nous à nouveau.
— Ne me dites pas que vous me gratifiez de cet accueil munificent dans le seul but de me taper.
Rire et ronron emplirent le silence. Léa rejoignit Maurice dans la pétrification.
— Je suis raide.
Et ça le faisait rire comme s’il n’avait pas encore ri.
— Pas un liard.
Combien de temps tout cela ? Le poêle en tout cas n’en put plus d’attendre la prochaine bûche.
— Vous êtes charmants tous les deux, c’est que je n’ai pas que ça à faire, moi !
Alain s’en allait sans que Maurice et Alain ne s’échappassent de leur mur aveugle. Le chat accompagna le mouvement, le précéda comme si Alain l’avait subordonné. Ou suborné. Ce serait encore mal connaître les chats.
Son crâne retrouva son indivisible chapeau ; sa poche intérieure quelque chose de mince mais consistant ; les escaliers ses pas tellement plus mollets qu’à l’aller ; « À plus… » ; la rue son désir de conquête en dépit d’une indifférence coutumière.
Un taxi fut témoin de son envie de faire le mariolle. Ça fait partie du métier.
— Allez c’est parti pour la tournée des grands ducs !
Alain se vautra tel un pacha sur son divan.
— Où tu veux.
Il goûta tout le suc de cette attitude aristocratique.
Le taxi n’en fut pas ému. Ça fait partie du métier.
— Bien chef, vous ne serez pas déçu !

Le chat. Où est passé le chat ?

— Maurice, comment t’es-tu laissé faire comme ça ?
— C’est peut-être un escroc mais…

Le chat. Où est donc passé le chat ?
Et l’argent du loyer ?

— C’est mon frère.