« Une ligne entraîne l’autre, toujours… je dessine quelque chose qui me donne subitement l’idée de dessiner quelque chose d’autre qui me donne aussitôt l’envie de dessiner, etc. Voyez-vous, je dessine, puis je réfléchis. Pour moi, c’est une activité littéraire, morale. »
Saul Steinberg

11.3.11

Tant de nostalgies accumulées

Alain n’a pas donné signe de vie depuis des semaines et des mois. Comparée aux années de silence qui avaient précédé son retour tonitruant, cette absence est insignifiante, encore faut-il ajouter qu’il découche depuis autant de temps de l’hôtel de la Girafe. Monsieur Roups lui garde sa chambre, il la lui réserve d’autant plus facilement que l’hôtel de la Girafe ne fait jamais le plein même pendant la période des congrès, d’orthodontie et consorts, ou alors il faudrait qu’il engage des travaux pharaoniques pour gagner en standing. « La Girafe se monterait du cou si elle voulait gagner quelques étoiles », dit sans se démonter monsieur Roups à qui l’interroge sur la question, « elle se romprait le cou aussi ».
Quand Alain réapparaît, monsieur Roups se garde de tout commentaire sentencieux ou malicieux. Il lui dit seulement avoir regretté ses lumières sur les matchs de snooker. Qu’Alain soit dépenaillé ne le regarde pas. Il sait que sa modeste garde-robe est à l’abri des mites dans sa chambre.
À nouveau propre sur lui, après un ou deux verres offerts par la maison, Alain se dirige d’un pas se voulant vaillant vers le boulevard de la Fraternité. Les sept étages du 87 lui imposent plusieurs stations à partir du troisième. Ristourne l’attend en multipliant les allées et venues.
Alain devine la voix de Léa à travers la porte.
— « Au cours des semaines et des mois précédents, Jason Gebert n’avait toujours pas trouvé le repos au milieu de tous ses livres, il lui avait fallu toujours se précipiter dehors, que la soirée fût tiède ou fraîche, pour après quelques heures — dégoûté de la gaieté bruyante qui l’étouffait chez Louis Drucker, et le vin qu’il avait bu, loin de l’étourdir, n’ayant fait que rendre son esprit plus clair et plus amer —, pour après quelques heures, donc, chercher refuge de nouveau en ces lieux où nous imaginons que, sur terre, notre nostalgie pourrait connaître un terme. »
Au mot nostalgie, Alain tapote timidement la porte entrebâillée et, s’abritant derrière le chat, pénètre chez Maurice et Léa.
Il regarde fixement le mur (le mur vide). Joséphine n’y est plus (là non plus).
Elle a été enlevée.