« Une ligne entraîne l’autre, toujours… je dessine quelque chose qui me donne subitement l’idée de dessiner quelque chose d’autre qui me donne aussitôt l’envie de dessiner, etc. Voyez-vous, je dessine, puis je réfléchis. Pour moi, c’est une activité littéraire, morale. »
Saul Steinberg

11.3.11

Le sens de la fuite

— « Cependant il y avait en elle quelque chose qui me rappelait ma mère si frêle et si svelte. Plus je la regardais, plus je retrouvais dans son visage les traits fins et légers dont je n’avais plus, depuis la mort de ma mère, pu me souvenir bien nettement ; à présent seulement, depuis que je voyais quotidiennement Mathilde Brahe, je savais quel avait été le visage de la morte ; peut-être même le savais-je pour la première fois. À présent seulement se composait en moi de cent et cent détails une image de la morte, cette image qui depuis longtemps m’accompagne partout. »

Léa s’est sauvée. Maurice n’a pas réagi. Il a laissé Léa se sauver sans réagir tout de suite. Il finit par se précipiter à la fenêtre et repère Léa qui court en remontant le boulevard de la Fraternité, échevelée. Qu’elle n’ait pas pris le boulevard dans le sens de la descente le rassure. Il ne saurait dire pourquoi, peut-être parce que quelqu’un qui se sauve préfère se sauver dans le sens de la descente. Maurice sort à son tour, en laissant la porte grande ouverte ce qui indiquerait qu’il pense à autre chose qu’à fermer la porte derrière lui (de toute façon, ils ne la verrouillent jamais) ; une fois au quatrième, il se ravise, remonte quatre à quatre pour prendre son chapeau. Qu’il prenne son chapeau ne laisse pas d’intriguer car il est déjà rare que Maurice prenne son chapeau pour sortir. La plupart du temps il oublie qu’il possède un chapeau, et Léa s’abstient d’ordinaire de le lui faire remarquer comme s’il était épuisant de veiller à toutes les étourderies de Maurice. Seulement, nous savons que Léa aime Maurice bien davantage encore quand il porte un chapeau, son chapeau, le chapeau qu’elle lui offert, le chapeau de Robert Walser qu’il porte à la manière de Carlos Gardel.
Une fois dans la rue, Maurice se dirigea tranquillement dans le sens de la descente. Il y avait beaucoup trop de monde pour montrer son émotion. Quand la pluie se mêla de le contrarier, Maurice pensa qu’il aurait dû prendre son parapluie.

— « Et avec ce qui revient s’élève tout un tissu confus de souvenirs égarés qui s’y accrochent, comme des algues mouillées à un objet englouti par les eaux. Des vies dont on n’aurait jamais rien appris viennent à la surface, et se mêlent à ce qui a été réellement été, et repoussent un passé que l’on croyait connaître : car ce qui remonte ainsi est plein d’une force reposée et neuve, mais ce qui toujours était là, est fatigué d’avoir été trop souvent évoqué. »

Quand Maurice revint, Léa lisait sans son fauteuil. Elle ne donna aucune explication. Maurice en demanda encore moins. Sara, sans doute, en sait davantage.