« Une ligne entraîne l’autre, toujours… je dessine quelque chose qui me donne subitement l’idée de dessiner quelque chose d’autre qui me donne aussitôt l’envie de dessiner, etc. Voyez-vous, je dessine, puis je réfléchis. Pour moi, c’est une activité littéraire, morale. »
Saul Steinberg

11.3.11

La mémoire de l’automate n’est pas automatique

— « Kien poursuivit en souriant sa route vers la maison. Il ne souriait pas souvent. Il est rare que le vœu suprême d’un être soit de posséder une bibliothèque. Quand il avait neuf ans, il rêvait d’une librairie. Et lorsqu’il s’imaginait sous les traits du propriétaire allant et venant à l’intérieur, cela lui semblait alors une chose outrecuidante. Un libraire est roi, mais un roi n’est pas un libraire. Il se jugeait trop petit pour faire un employé. Quant au garçon de courses, il était toujours en route. Comment pouvait-il jouir des livres s’il se contentait de les porter, empaquetés sous le bras ? Il chercha longtemps une solution. Un jour, après la classe, il ne rentra pas à la maison. Il se rendit au plus grand magasin de la ville — six devantures pleines de livres — et se mit à pleurer très fort : “Il faut que je sorte, vite, j’ai peur !” piaillait-il. »

— Souviens-toi, Maurice, de Simon.
Maurice est impassible. Il feint, nous le savons, Léa le sait. Une posture.
— Simon ? Quel Simon ?
Maurice ne connaît pas des millions de Simon vu qu’il ne connaît pas grand monde.
Léa voulut lui rafraîchir la mémoire.
La sienne le lui permettait.
— « Un beau matin, un jeune homme ayant plutôt l’air d’un adolescent entra chez un libraire et demanda qu’on voulût bien le présenter au patron. Ce que l’on fit. Le libraire, un vieil homme très digne, dévisagea avec attention ce garçon qui se tenait devant lui un peu gêné, et l’invita à parler. »

Maurice s’anime soudain, avec la brusquerie d’un automate de Vaucanson (et la même délicatesse, et la même vérité).
Une épiphanie.
D’une autre voix que la sienne d’ordinaire, plus limpide, il répondit :
— « Je veux être libraire, dit le jeune homme, c’est une envie que j’ai et je ne vois pas ce qui pourrait m’empêcher de la suivre jusqu’au bout. Je me suis toujours imaginé le commerce des livres comme quelque chose de merveilleux, un bonheur, et il n’y a aucune raison pour que j’en sois privé plus longtemps. Regardez, monsieur, comme je suis là devant vous, je me sens une extraordinaire aptitude à vendre des livres dans votre magasin, en vendre autant que vous pouvez en souhaiter. Je suis un vendeur-né : affable, vif, poli, rapide, parlant peu décidant vite, comptant bien, attentif, honnête, mais pas non plus aussi bêtement honnête que j’en ai l’air. »