« Une ligne entraîne l’autre, toujours… je dessine quelque chose qui me donne subitement l’idée de dessiner quelque chose d’autre qui me donne aussitôt l’envie de dessiner, etc. Voyez-vous, je dessine, puis je réfléchis. Pour moi, c’est une activité littéraire, morale. »
Saul Steinberg

11.3.11

Talking & Shopping

Maurice est parti à Londres voir l’un des deux portraits de Carl Friedrich Abel que Thomas Gainsborough peignit en échange de leçons de viole de gambe.
À Léa, il a seulement écrit sur un ticket de caisse : je rentrerai dès que j’aurai vu Abel à Londres (il a rayé : que j’aurai parlé avec).
Léa ne s’étonne plus des énigmes de Maurice ou plutôt, à chaque nouvelle énigme, elle s’en étonne d’avantage, libre au lecteur d’être moins attentif, voire de s’en lasser.
Par exemple : Maurice économise-t-il sur l’argent du pain ou puise-t-il dans une fortune personnelle qu’il n’aurait pas avouée à Léa pour ne pas fausser leur relation ?

Léa n’eut pas le loisir (sic) de lire le lapidaire petit mot sur le ticket de caisse. Maurice était rentré de Londres avant qu’elle fût revenue de la zone d’activité économique René-Monory où, après avoir débauché de chez Muti-Tissus, elle fit les courses de la semaine chez le concurrent de Pridami. Elle dut courir pour attraper le dernier tram.
Maurice aurait pu profiter de son voyage à Londres pour voir le portrait de Laurence Sterne par Josuah Reynolds, pensa Léa, comme si Maurice avait oublié quelque chose de vital sur la liste des commissions.

Maurice déteste les musées qu’il compare à des supermarchés qui mettraient les œuvres de l’esprit en concurrence. Il les fréquente par obligation comme celle d’avoir ce tête-à-tête avec Carl Friedrich Abel. Il aurait préféré de loin l’autre portrait, plus avenant, où le compositeur tient la plume, avec son chien sous la table et la viole posée sur la cuisse, mais il n’avait pas le temps d’aller en Amérique avant le retour de Léa.
Il ne rapporta pas de souvenirs à Léa qui est la première à savoir que la reproduction du Gainsborough en carte postale, et d’avantage encore en poster, risque de se substituer dans le souvenir de Maurice à l’authentique face à face qu’il eut avec Abel — auquel s’est joint Johann Christian Bach, autre familier des lieux, saisi lui aussi par Gainsborough —, à telle enseigne qu’il aurait pu transcrire mot à mot leur conversation.
Quant à la tournée des tavernes de Tottenham qui n’eût pas manqué d’être proposée par les deux compères, Maurice, prétextant un train à prendre impérativement, ne put vérifier leur pérennité après deux siècles tourmentés — si toutefois il était avéré que cet honorable quartier les accueillît jamais.