« Une ligne entraîne l’autre, toujours… je dessine quelque chose qui me donne subitement l’idée de dessiner quelque chose d’autre qui me donne aussitôt l’envie de dessiner, etc. Voyez-vous, je dessine, puis je réfléchis. Pour moi, c’est une activité littéraire, morale. »
Saul Steinberg

11.3.11

Quand il suffit d’y mettre les manières

Le syndic d’immeuble est un garçon charmant. Grand, svelte, des cheveux de chef d’orchestre, portant des lunettes d’écaille comme avant lui plusieurs générations de professeurs de khâgne, il grimpe les escaliers du 87 boulevard de la Fraternité sans se départir de l’élégance que lui donnent à la fois sa grandeur d’âme et son écharpe de cashmere (il la porte en version originale), et, quand il cogne à la porte du septième, c’est avec le tact qui sied à un garçon charmant car c’est un garçon charmant depuis le jardin d’enfant où il apprit à se comporter en société.
Le terme est échu depuis seulement trois jours qu’il se dérange en personne pour rendre une petite visite à Maurice et Léa — et Ristourne malgré son allergie aux chats — afin de parler littérature. Il préfère toujours commencer par la littérature, des œuvres de l’esprit qui proposent une idée de l’immortalité, avant d’aborder les questions économiques qui, décidément, sont passablement chi-ântes. Sa manière de prononcer ce dernier mot qui, a priori, dénote dans un portrait jusque-là immaculé, écœure Léa au plus haut point, cependant moins que sa posture de garçon charmant épris de belles lettres. Sa manière de faire le tour de la bibliothèque, un doigt courant tout le long sur les reliures inégales comme sur les cordes d’une harpe, est celle d’un prédateur qui mesure combien il pourrait en obtenir : une misère.
Afin de rompre l’encerclement au plus court, Léa lui signe un chèque qu’il endosse aussitôt de deux coups de griffe. Il lui propose naturellement un délai d’encaissement, celui qu’elle voudra du moment que ce soit avant le prochain terme, dit-il sur un ton complice qui fait une partie de son charme.
Il repart aussi charmant qu’il était venu, non sans avoir emprunté un livre* — « Tiens ! je ne l’ai pas encore lu celui-là ! Les amis de mes amis ne sont-ils pas mes amis ? » — afin d’être obligé de revenir pour ne parler cette fois-là que de littérature, et seulement de littérature.

En effet, n’est-il pas lui même un personnage de roman de deux sous ?

* Mes amis d’Emmanuel Bove : « Le propriétaire m’a donné congé.
Il paraît que les locataires se sont plaints de ce que je ne travaillais pas. Pourtant, je vivais bien sagement. »